Transformer son mur en archipel
"L'Archipel est un passage et non pas un mur", écrivait Édouard Glissant. Depuis que je réside à la Villa Kujoyama, je tente de faire de mon mur un atlas, un archipel, un passage. Ou plutôt des passages, au pluriel, pour reprendre un titre de Michaux, ce grand connaisseur de l'Asie. Passages que j'arpente à vélo, sur les traces d'Ino Tadataka, le premier géographe moderne du Japon, l'homme aux 2 vies, qui marcha 40 millions de pas et donna à son pays le visage qu'il conserve aujourd'hui, celui d'un dragon la tête en bas, alors que jusque-là, sur les cartes, le Japon ressemblait plutôt à une sorte de tubercule, un de ces daikon aux contours improbables. Depuis que j'ai atterri ici, je suis sous extase - une extase géographique, la forme que prend chez moi cet étoilemenent dont parlait Barthes, mais je crois que Foucault, évoquant quant à lui sa découverte du Japon, employait bien le terme d'extase. Alors qu'improviser est ici hautement périlleux, j'improvise presque tous les jours, ne sachant pas où mon vélo aura le caprice de me mener le lendemain, dessinant sur l'Atlas du Japon des tracés tout à fait erratiques, me dispersant, m'éparpillant, me dissolvant. À mon seul désir : tel pourrait être ma devise du moment - oui, mon vélo se change parfois en licorne. Une seule contrainte tout à fait oulipienne dans cette dérive et cette débauche de luxe : écrire chaque jour 2200 signes à partir de 10 photos, le format Instagram. Cela donne des instantanés du Japon, ascétiques et archipelagiques, où il y a sans doute des erreurs, des clichés, des bêtises, mais cela m'oblige à écrire chaque soir mes impressions non pas au fil du pinceau mais au fil du pouce puisque je pianote ces 2200 signes directement sur l'écran de mon smartphone en revenant de mes virées, porté par l'adrénaline, sans passer par la case du carnet (que je réserve aux réflexions plus élaborées). Au final, cela fera 264 000 signes et qui sait, peut-être un livre. Demain c'est portes ouvertes à la Villa, le béton respirera, le mur sera un passage, mon studio vous accueille à partir de 14h, et nous discuterons avec Michaël Ferrier du concept d'archipel en littérature.