Malville - la tournée de l'automne
« Mon père ne parlait jamais de son boulot. Il disait la centrale, comme s’il n’y en avait qu’une seule au monde, comme si c’était le nombril du monde. Et de fait c’était le nombril de notre monde. »
En 2036, dans une France gouvernée par l’extrême-droite, Samuel Vidouble est confiné dans sa cave à la suite d’un accident nucléaire sur le site de la centrale de Malville à l’ombre de laquelle il vivait enfant. Fascinante et monstrueuse, la centrale cristallise les disputes familiales et les luttes politiques des années 80. Sur les bords du Rhône, le jeune Samuel grandit dans l’aura de Thomas, le garçon sauvage, et d’Astrid, une adolescente révoltée, tandis que plane la double menace du Front national et du feu nucléaire.
Alternant roman d’apprentissage et d’anticipation, Malville explore cette France périurbaine, ainsi que les conséquences sanitaires et environnementales de nos « choix » énergétiques qui bouleversent irrémédiablement notre rapport au monde, à la terre et au vivant.
Avec ce livre inspiré des lieux de sa jeunesse et tissé de réminiscences littéraires – de Tom Sawyer à Rimbaud – Emmanuel Ruben affirme sa passion pour la géographie. Une ode vibrante au fleuve et à l’enfance.
On croit qu'un voyage se termine mais on se rend compte bientôt que le voyage ne fait que commencer. Quittant le Japon alors que le printemps vient enfin d'arriver, j'ai un peu l'impression d'être un héros d'un roman de Julien Gracq qui se retire de la scène au moment où l'intrigue commence tout juste à se nouer. J'aurais attendu en vain un printemps qui n'est arrivé qu'aujourd'hui et vécu 4 mois d'un voyage d'hiver à travers un Japon rouge puis blanc puis rose. Les derniers jours ont été intenses, j'aurais rencontré Nicolas, le dernier forgeron de Sakai, vu une pièce de kabuki - de loin mon théâtre japonais préféré devant le nô et le bunraku, où j'avoue que j'ai un peu dormi - dans la salle mythique du Minamiza, où Mortimer se fait enlever par des yakuzas au début des 12 formules du professeur Sato, je me serais perdu dans les allées moussues des cimetières de Kyoto, cette ville qui est un grand cimetière, j'aurais visité une brasserie de saké, bu quelques litres du même breuvage dans ces bars qui concurrencent les temples par leur nombre (plus de 2000) et par leur art de vénérer une seule icône (pop, punk ou jazz), j'aurais caressé la lame d'un sabre, pédalé vers une allée de sakuras précoces (kawazu) pour sentir un aperçu de printemps, et j'aurais enfin passé 90 minutes assis en lotus pour la séance de zazen du Kennin-ji. Merci à toutes celles et tous ceux qui ont rendu possible ce voyage et qui m'ont aiguillé lors de mon séjour à Kyoto - il paraît qu'on ne quitte jamais vraiment le Japon et je sais, oui, que le voyage ne fait que commencer @if_officiel @fondationbettencourtschueller @villa_kujoyama @alyssashimura @roocoli et tous les autres, l'avion décolle !
Le compte à rebours a commencé. Plus que 6 jours, 6 petits jours avant de rentrer en France et je commence à me demander comment je vais faire pour vivre sans le Japon et sans les Japonais alors qu'eux continueront à vivre sans moi comme si de rien n'était. Alors je me penche sur ces 4 mois passés à l'autre bout du monde en faisant la liste - vertigineuse - de tout ce qui me reste à faire avant de partir et je pense à cette fillette à Arashiyama penchée sur la Katsura, qui regarde une jonque miniature - télécommandée par un vieil homme facétieux - voguer sur les flots. Je pense aussi à ce singe qui me regarde et se demande quel animal je suis. Je suis venu à Kyoto avant tout pour découvrir cette ville que Nicolas Bouvier disait être une des 10 villes au monde dans lesquelles il faut avoir vécu. Kyoto a un inconvénient majeur : elle n'est pas au bord de la mer. J'aurais donc pédalé sur de longues distances pour retrouver l'espace de quelques heures, de quelques jours parfois, un peu d'horizon maritime. Mais à Arashiyama, où l'horizon se déchire dans l'air très pur d'un matin d'hiver, il y a une grande sensation de nature, de souffle, de vent. La rivière qui surgit des gorges est soudain très vaste et secouée de soleil et d'écume. Les touristes sont nombreux mais qu'importe. Car Kyoto n'a pas la mer mais elle a des rivières, des dizaines de rivières, rivières dans le ciel, rivières dans les airs, rivières dans les montagnes, rivières dans la ville, rivières entre les temples, rivières entre les arbres, rivières dans les rires et les sourires et l'on peut y vivre heureux pendant quelques mois, heureux et insouciant.
Je voulais rouler jusqu'à l'Océan, le vrai, pas la mer du Japon, la mer de Chine orientale, la mer intérieure ou l'une de ces multiples baies qui se glissent entre les îles. Et comme je suis en train de lire "La péninsule aux 24 saisons" de Mayumi Inaba, très beau "nature novel" à la japonaise, histoire d'une femme qui décide de quitter Tokyo pour renaître sur la péninsule de Shima, j'ai sauté à 7h du mat' dans un train pour Ise avec l'idée de suivre la côte au pixel près jusqu'au cap Daio, où un grand phare blanc se dresse à l'aplomb des falaises. En chemin, petit détour par les sanctuaires d'Ise où pèlerins et touristes viennent admirer un temple tout neuf (on le reconstruit tous les 21 ans) entouré de palissades qu'il est interdit de photographier - s'y trouverait depuis 2600 ans le fameux miroir de la déesse Amaterasu, ce qui en fait le sanctuaire shintô le plus vénéré. Passage obligé aussi aux rochers mariés que relie une corde shirakawa, où les couples viennent en nombre se faire tirer le portrait. Le vrai voyage peut alors commencer, loin des must-see des guides touristiques. Toute la presqu'île sentait l'huître grillée car c'est pour se gaver de fruits de mer que la plupart s'engagent sur la route de la perle, laquelle s'entortille le long de la côte, ponctuée de gargotes en plein air où les sacs de coquilles vides s'entassent pour former des murets. J'ai donc avalé moi aussi ma demi-douzaine avant de repartir vers le sud sur l'ancienne route que plus personne ne prend tant elle zigzague à flanc de falaises sous les fougères, les camphriers et les camélias. J'espérais croiser une de ces fameuses ama, sirènes du Pacifique qui plongent en apnée depuis des siècles en quête d'oursins, d'ormeaux et de perles et qui ont nourri tant de fantasmes, des élucubrations graveleuses de Hokusaï (la femme du pêcheur broutée par le poulpe) aux photos seins nus de Fosco Maraini. J'ai fini par les trouver, les sirènes, elles avaient juste un peu vieilli sous leurs bobs et leur visage cuivré, ridé, tavelé, ressemblait à celui de ces rascasses que l'on achète sur le Vieux-Port pour faire la bouillabaisse. Il paraît qu'elles plongent jusqu'à 90 ans.
Je ne me lasserai jamais du bleu qui est à la fois la couleur la plus chaude et la plus froide de l'arc-en-ciel. Avec un seul bleu - bleu turquoise d'un feutre de calligraphie Pentel - je peux dire mille nuances de l'air, de la chaleur quasi tropicale d'un îlot de la mer intérieure au froid quasi polaire d'un volcan enneigé de Hokkaido. J'ai longtemps peint en indigo mais l'indigo est trop sombre pour saisir la lumière intense de l'archipel. Ce que j'aime le plus dans les paysages japonais, c'est cette sensation d'un horizon infini quand bien même il est toujours clos : je suis fasciné par ces multiples strates de bleu qui s'enchevêtrent à l'horizon car il n'y a jamais une seule île ou une seule montagne à l'horizon mais toujours un arrière-plan derrière l'arrière-plan, car une île en cache toujours une autre, une montagne en cache toujours une autre, et bien que le pays ne soit pas très grand cela confère une sensation - illusoire certes - d'immensité, de fuite permanente, alimentant le désir d'aller toujours plus loin. Lisant les notes de voyages de Nikos Kazantzakis au Japon (1935), ce qui me frappe, c'est la justesse de son regard, comme s'il fallait venir d'un autre monde bleu, d'un autre archipel - et même de l'Archipel par excellence, Aegeon Pelagos, matrice de tous les archipels - pour comprendre un peu le Japon, cette "Grèce lointaine toute bleue". Qu'il décrive la traversée de la mer intérieure jusqu'à Kobe, les sanctuaires de Nara, les jardins zen, le théâtre nô ou l'art pictural des Kano, il parvient toujours, avec son style naïf et exalté, à la Henry Miller, à toucher en plein dans le mille. C'est peut-être cela que sont venu chercher tant de voyageurs au Japon : une Grèce lointaine, plus orientale et plus complexe que la Grèce, mais qui comme la Grèce a des îles, des mythes, des dieux, des rites, des héros, des masques et des mystères, une autre source possible de l'histoire et de la civilisation, "un monde d'une essence plus profonde", comme il l'écrit à propos du kabuki. On se prend alors à rêver d'une autre histoire de l'humanité, qui n'aurait pas commencé au bord de la mer Égée, mais au bord de la mer intérieure.
Quel souvenir garder de Nagasaki sous la pluie ? Vous pouvez chercher longtemps un parking à vélo ici, vous n'en trouverez pas. Les pentes vertigineuses, les dalles de pierres glissantes, la mousse qui s'épanouit partout et transforme les rues en pistes de bobsleigh à la première averse ont fait renoncer le plus assisté des cyclistes. J'ai compris aujourd'hui pourquoi Toshihito, mon hôte, s'inquiétait de me voir arriver à vélo et insistait tant pour me promener en voiture. J'ai fait le malin bien sûr : un grimpeur c'est fait pour grimper donc pas de problème pour arriver sur les hauteurs de la ville à condition de forcer sur les mollets dans les raidards à 20%. Le plus dur c'est d'en redescendre. On a donc inventé ici des skyroads : escalators et ascenseurs urbains qui vous font passer du rdc du port aux jardins suspendus où les Occidentaux faisaient ériger leurs cottages en bois avec veranda. Nagasaki, premier port ouvert au reste du monde et qui fonctionna pendant 300 ans comme le seul sas reliant le Japon à l'Europe, via l'île artificielle de Dejima, est avec Hakodate une des villes où l'on peut imaginer ce que serait devenu le Japon s'il avait été colonisé. L'ironie du sort étant que ce fut cette ville, justement, symbole d'ouverture et de métissage, qui fut choisie par les Américains pour expérimenter leur bombe et montrer aux Russes de quel bois ils se chauffaient au prix de 60 à 80 000 morts. Le musée de la bombe atomique est d'ailleurs très instructif. Renonçant au pathos du mémorial d'Hiroshima, moins couru par les touristes en mal de sensations, il renseigne très bien sur le déroulé des faits et sur les conséquences des radiations, si bien qu'on parvient un peu moins mal à imaginer ce qui s'est passé le 9 août 45. Et l'on repart avec quelques images et quelques témoignages : le visage noirci de la Vierge d'Urakami, la silhouette de cette femme se tenant debout à côté d'un corps carbonisé, le regard de cet enfant portant sur son dos le cadavre de sa petite sœur avant qu'elle soit incinérée, une photo que m'avaient offert des militants antinucléaires à Kyoto et dont je réalise à présent qu'elle a inspiré le Tombeau des lucioles.
N'étant pas venu à la bonne saison pour gravir Fuji San (la route est fermée depuis octobre), je rêvais de faire l'ascension d'un volcan, dans un pays qui en compte des centaines dont 110 actifs. J'ai choisi le mont Unzen sans rien savoir de son histoire, juste parce que c'était le plus proche de Nagasaki. Je n'ai pas été déçu : les enfers d'Unzen, où la roche jaunâtre à verdâtre est sans cesse détruite par les émanations du stratovolcan et réduite à de la boue blanche, dans un délire de vapeur et d'odeur de soufre, valent bien ceux de Hokkaido, la neige en moins. Aujourd'hui, une dame aux ongles de sorcière vous y sert des œufs bouillis dans le geyser mais il y a 4 siècles, c'étaient les Chrétiens non repentis qu'on y faisait bouillir vivants, comme en témoignent les gravures conservées au château de Shimabara. Toute la péninsule de Shimabara (plus vieux parc naturel du Japon) est ainsi ponctuée de tragédies liées au volcan le plus actif et le plus menaçant du pays. En 1792, une éruption entraîne un glissement de terrain qui percute l'océan et entraîne à son tour un tsunami : 15000 morts, la pire catastrophe d'origine volcanique du Japon. 20 ans plus tard, en 1812, Ino Tadataka (alors âgé de 68 ans) parvient au pied du volcan, fait le tour de la péninsule à pied avec son équipe et cartographie les conséquences de l'éruption. En novembre 1990, le volcan se réveille de nouveau. Pendant 2000 jours il va bombarder la presqu'île de nuées ardentes digne du Vésuve et faire bondir son cône éruptif de plus de 150 m. Maurice et Katia Krafft, éminents vulcanologues français, y seront tués, leurs corps rendus méconnaissables sous l'épaisse couche de cendres. On peut encore voir les maisons ensevelies par les coulées de lave. Aujourd'hui ce sont des nuées de serres où l'on cultive de tout qui dévalent du volcan, lequel envoie toujours dans le ciel ses signaux de fumée. Mais les hommes voudront toujours tirer parti d'un volcan - il faut dire que sans les volcans le Japon ne serait tout simplement jamais sorti des eaux. De mon côté, il m'aura abrité d'un vent du nord-est pire que le mistral et m'aura réchauffé les pieds une fois arrivé sous le sommet.
C'était assez magique de découvrir au petit matin Miyajima avant que les touristes ne se réveillent. Le sanctuaire d'Itsukujima venait d'ouvrir, la marée basse laissait voir les algues et les coquillages, les prêtres se recueillaient en frappant dans leurs mains et pour un peu on aurait pu se croire revenu à l'époque du Heike monogatori. Le hall du trésor était vide, le musée folklorique aussi, on pouvait admirer toutes les représentations du paysage le plus célèbre du Japon à travers les âges et même s'agenouiller sous le kotatsu, face au jardin japonais pour apprendre la technique des origamis. Et puis le soleil s'est levé, l'air s'est réchauffé, le vent du nord a dissipé les nuées, et avec la marée haute ont débarqué des flots de touristes, venus caresser les daims domestiqués comme des chèvres et prendre la même photo devant le même torii. Alors j'ai retraversé le sanctuaire transformé en petite Venise par les vagues de la mer et les perches à selfies, j'ai grimpé sur mon vélo et cherché une échappatoire. Mais on ne peut pas faire le tour de Miyajima en vélo de course, la route ne mène pas très loin, l'île sacrée est trop escarpée, le bitume et le béton ont renoncé à circonscrire la côte est qui est restée un peu sauvage, où les daims sont encore un peu farouches. Alors j'ai pris le bateau, retour à Honshu, Shinkansen pour Kyushu. En arrivant sur la grande île du sud, je me demandais ce qui changerait et ce fut d'abord le bleu du ciel très dense passé les brumes de la côte septentrionale puis le vert printanier des rizières qui sont ici déjà en herbe. Dès l'arrivée à Nagasaki j'ai senti à son atmosphère que cette ville me plairait. Le port s'ouvrait sous les montagnes dans une lumière d'ambre, les ferries allaient et venaient, l'ancienne île de Dejima, rattrapée par la polderisation retrouve peu à peu sa configuration du 19e s, chaque ancien entrepôt est un musée où l'art japonais de la mise en scène vous ferait presque entendre les cris des marchands hollandais, et pendant quelques instants j'ai pu imaginer le Japon d'Edo, le Japon d'Ino, avant d'aller dîner à Chinatown, où l'on sert de bonnes nouilles au porc et aux fruits de mer (champon).
Une journée parfaite au Japon, ça commence par un réveil sur un futon et des tatamis alors que le soleil se lève sur la mer intérieure qui aura clapoté toute la nuit. Petit déjeuner de thé vert et de ramen aux fruits de mer, à genoux sous le kotatsu face à la mer qui emplit tout l'espace de la véranda. Le vélo harnaché, c'est parti pour le Tobishima kaido, chemin à travers le chapelet d'îles qui s'égrainent entre Honshu et Shikoku, direction Mitarai où Hamaguchi a tourné Drive my car et où un musée célébrerait le passage d'Ino Tadataka lors de son enquête sur la mer intérieure en 1806. Édouard Glissant disait que les archipels sont incontournables : Ino l'a appris à ses dépends puisqu'il n'a pas pu finir le tour du Japon ; ses disciples poursuivront son oeuvre. Le musée conserve le chapeau noir dont l'arpenteur se coiffait pour ses relevés topographiques sous le soleil méditerranéen de Seto Naikai. On y trouve aussi un kakémono qui décrit l'enquête ardue de Mitarai. Au restaurant face à la mer, Ame, petite femme énergique qui a concocté un merveilleux plat d'anguilles, m'apprend que je me trouve devant le paysage de l'affiche du film alors je fais la photo avec mon vélo rouge et noir à la place de la Saab rouge. Puis Ame m'emmène dans un ryokan où Ino aurait passé 3 nuits. Le proprio, Steve, attend les touristes mais je suis le seul de la journée. Je ne me lasse pas de ces virées à vélo sur la mer intérieure et je commence à comprendre l'ivresse des navigateurs : on ne s'ennuie jamais car le panorama change à chaque virage, il y a toujours une nouvelle île qui surgit à l'horizon, un nouveau pont, un nouveau sommet - soudain c'est Shikoku, majestueux sous les nuages. Là on dirait que les îles flottent car un pan de ciel s'est glissé sous l'horizon, magie des fata morgana. Puis c'est une bourrasque glaciale qui vous rappelle le mistral, un tourbillon blanc, des sakuras en fleurs qui rosissent le ciel tels des anges de Rubens, une brève ondée qui vous arrose au sortir d'un tunnel, et la journée se termine sur les quais d'une gare où vous croyez sentir la vibration du Shinkansen : non ce n'est que le poisson-chat qui se réveille. Magnitude 5.
Pour faire le vide après quelques heures passées à Hiroshima, rien de mieux que d'aller rouler de nuit sur les îles de la mer intérieure. Les vagues viennent se briser sous l'étroit ruban de la route qui semble construite sur pilotis et se dérouler à fleur de mer, on entend rien d'autre que ce clapotement du flux et du jusant, aucune voiture ne passe par là, le clair de lune qui filtre à travers les nuages découpe dans la nuit presque tiède les silhouettes des ponts, les lumières de la ville et les cimes des îles qui sont aussi des montagnes comme toujours au Japon. On se sent bercé, attendu, accueilli, avant même de faire coulisser la cloison de bois et de papier qui donnera sur un alignement de tatamis, Hiroshi t'invitera à t'asseoir sous le kotatsu en te demandant si tu as dîné - oui - quoi donc ? - du tonkatsu - alors tu étais chez Tokun san. Tu sais que les images vues au mémorial te hanteront longtemps, tu es sorti de là muet, idiot, les bras ballants, pensant à Auschwitz, te disant que Hiroshima c'est Auschwitz télécommandé depuis le ciel, ce qu'avait bien compris Günther Anders, et tu as pris la fuite, tu t'es barré de cette ville qui te rappelle partout Berlin (à cause des canaux ou de la mémoire incrustée) et où un bar américain à l'impudence de pavoiser. Tu voulais juste pédaler sur la côte, traverser les tunnels et sentir le glissement des îles et le déroulé du littoral comme dans Drive my car. Mais ici tout rappelle la guerre et il y a même à Kure (prononcer comme dans "touché-coulé") un sous-marin reconverti en musée, avis aux Toulonnais. Et puis à un moment, en passant sous un de ces ponts géants qui relient les îles en surplombant les villes, une Saab 900 rouge (plus vieille que dans le film) t'a dépassé, tu as deviné le sourire du chauffeur dans le rétroviseur, ça y es tu étais dans le film, il y a eu dans la grisaille une éclaircie, le paysage a souri, tout est devenu soudain très beau, les fumées des raffineries, les chantiers navals, les digues qui bétonnent les ports de pêche, les tétrapodes de béton, les forêts de pylônes, les enseignes criardes, la tristesse américanisée de toute une partie du littoral japonais qui ferait bondir d'effroi Ino Tadataka s'il revenait comme dans une pièce de nô parmi les vivants.
Ayant découvert hier grâce à Masako que le musée municipal de Kobe organisait une expo sur la cartographie d'Hokkaido où l'on pouvait voir la première carte réalisée par Ino Tadataka, j'ai sauté sur ma selle et foncé vers la mer intérieure, en me disant que la traversée de la mégalopole à vélo me dévoilerait le visage du vrai Japon. Après 40 km à travers cette interminable bouillie urbaine qui s'étire le long des autoroutes et des voies ferrées, j'ai décidé de grimper dans les montagnes pour voir la fameuse cascade de Minoh. Après 3 jours de pluie diluvienne, l'eau jaillissait en abondance du ciel blanc, comme si c'était le ciel lui-même qui s'échevelait sur la roche dans un fracas formidable, agitant les feuillages, aspergeant les touristes chinois. Les pieds congelés dans les gorges humides, moussues, ombreuses, et voyant l'heure tourner - quelle connerie de partir à 11h ! -, j'ai pensé qu'il valait mieux redescendre vers la ville que de poursuivre à travers les montagnes. Je n'avais pas pensé aux centaines de feux rouges qui m'attendaient jusqu'à Kobe, et j'ai donc roulé en fractionné sous les montagnes, les autoroutes suspendues, les gratte-ciel, les enseignes lumineuses. Last order 17h, m'avait prévenu Masako. Je garais le vélo à 16h55 devant le musée après 96 km éprouvants. L'exposition est fermée m'annonça une employée au guichet. Je me suis un peu énervé, j'avais faim, j'avais soif et je n'aurais abdiqué pour rien au monde. J'ai fait valoir que je venais de parcourir 100 bornes à vélo pour voir une carte Ino et que 16h59 ce n'est pas 17h. La jeune femme, impressionnée par ce cycliste sentant le chacal s'est confite en excuses et m'a indiqué l'ascenseur. La carte était là, au 3e étage, grandiose derrière sa vitrine, et j'étais au bord des larmes comme un Japonais face à la Joconde. Étant seul, j'ai mitraillé ce chef d'œuvre avec mon Sony numérique. La carte était plus belle que je ne l'espérais et toutes les cartes autour d'elle me faisaient l'effet de gribouillages d'enfants. Sorti du musée, j'ai roulé vers Chinatown, mangé des ramen sur mon vélo et fait un tour du port. La nuit effaçait la grisaille. C'était une belle journée.
Ah ! Si seulement j'étais un écrivain du XIXe s, je pourrais commencer ainsi mon roman : "Voici l'homme qui aura parcouru 40 000 km à pied sans jamais quitter son pays natal ; voici le savant autodidacte qui a donné à l'archipel son vrai visage ; voici enfin le passionné, l'affolé de la boussole, qui n'a cessé d'arpenter pendant 17 ans les côtes du Japon pour faire entrer sur les atlas la forme entière de son pays en 225 cartes qui couvriraient la surface d'un gymnase." Mais hélas je ne suis pas un Goncourt louant l'art de Hokusaï à l'apogée du japonisme. Non, je suis un auteur du XXIe s qui doit se contenter des miettes de l'histoire, un homme pour qui a volé en éclat la continuité des temps historiques et je dois retracer cette légende par bribes, sans grandiloquence mais sans désenchantement, en tâchant de comprendre ce qui m'émeut, moi, Européen de 2024, dans la geste héroïque de l'arpenteur japonais avec un grand A, moi qui ne suis qu'un arpenteur avec un petit a, un GPS et une petite reine, tentant de saisir en l'espace de 4 mois qqch de ce pays tout en longueur qui s'étire sur 20 degrés de latitude, qqch de ce peuple de 125 millions d'habitants, qqch de cette civilisation vieille de 2600 ans. En 1818, au moment où Hokusaï achève son Manga, où il fait entrer, selon le mot de Goncourt, l'humanité entière de son pays, Ino s'éteint après avoir consacré les 17 dernières années de sa vie à cartographier l'archipel à coups de points d'aiguille. Cherchant à visualiser qui étaient les êtres, hommes, femmes, enfants, vieillards, artisans, paysans, samouraïs, pêcheurs, geishas, sumos, daimyos, voyageurs, qu'Ino croisait sur son chemin, je les retrouve en lisant cette Encyclopédie de l'archipel en 3 couleurs (noir, rose, blanc) qui fait du dessin un moyen de connaissance du monde. Tout le Japon d'Edo est là, mais aussi le Japon éternel, celui des cascades et des falaises, des neiges et des volcans, des kamis et des torii, des nuages et des vapeurs, des séismes et des tsunamis. Car Hokusaï, qui changeait tous les mois de logement, qui était la persévérance même, aura passé autant de temps qu'Ino sur la route. Et s'ils s'étaient rencontrés ?
Je comprends enfin d'où viennent toutes ces mousses et pourquoi l'un des premiers mots qu'on apprend en japonais est "kasa" : parapluie. Ce matin, nous sommes entrés officiellement dans la 2e saison sur les 24 du calendrier solaire (qui n'est pas complètement caduc ici malgré le dérèglement climatique) : usui : "lorsque la neige laisse place à la pluie et que les glaces fondent" et ça va durer toute la semaine. Comme tout au Japon, trains, bateaux, avions, êtres humains, robots, la météo s'avère toujours ponctuelle. Cela fait 1000 ans que le printemps commence dans le calendrier avec les fleurs de prunier suivies des perles de pluie. Le trottoir s'est transformé en estampe d'Hiroshige, les hommes avancent courbés et les parapluies volent en escadrille dans le ciel gris. Un parapluie à vélo, j'ai essayé, après avoir vu plusieurs Japonais - avec toujours la même élégance - manier d'une main leur guidon, de l'autre leur accessoire préféré ; eh bien pour descendre la piste de bobsleigh de la villa ça ne marche pas, sauf si vous aviez prévu de faire du parachute. Alors, après une escapade à vélo hier après-midi dans le brouillard au col de Hanase, où il y avait encore un peu de neige et où le mercure affichait 8°C à 800 m contre 16 au fond de la cuvette, je me terre, j'écris, je dessine, je repose les muscles. Dessiner m'aide à me souvenir des jours de neige, qui seront sans doute les plus beaux de mon voyage d'hiver. C'est chez Hiroshige et chez Hergé (Tintin au Tibet, of course) que je cherche comment suggérer la neige. En esquissant les jardins secs japonais, je réalise qu'ils ne sont pas faits pour être photographiés mais pour être dessinés et je repense à cette phrase de Bachelard : "le monde est mon imagination. Je possède d'autant mieux le monde que je suis plus habile à le miniaturiser". Miniaturiser : de Hokusaï à Miyazaki, du kare sansui à Ino Tadataka, des maquettes de trains aux bonzaïs et aux jeux vidéos, tel est peut-être le plus grand secret de tous les arts japonais. Tous visent à miniaturiser le monde, car tous ont compris que le monde n'est rien d'autre que notre imagination.
Ce sera la journée de la prune, m'a dit Alyssa, ma prof de japonais quand je lui ai proposé de faire le cours sous les pruniers en fleurs. Je lui ai rétorqué que le mot "prune" ayant plusieurs sens en français - de la gnôle à la contravention -, j'espérais que la journée se termine dans une izakaya plutôt qu'au commissariat. La journée a donc commencé à 9h au Jonangu, un sanctuaire shintô du sud de Kyoto réputé pour ses pruniers pleureurs et ses camélias, qui font un bel assemblage de nuances lorsque leurs pétales se rencontrent sur la mousse - le rose et le vert de Stendhal, avec même une pointe de rouge et de noir. Après coup, je soupçonne un jardinier un peu trop stendhalien d’avoir prémédité ce petit arrangement floral, mais comme tout le monde je suis tombé dans le panneau et j'ai pris la photo. Le ciel était encore un peu blanc à cette heure-là et l'air frisquet (4°C) sur les bords de la Kamogawa, si bien que j'avais les doigts engourdis pour mitrailler dans la foule d'appareils photos les beaux pruniers larmoyants au-dessus de leur cascade. Une ex première ministre eut le malheur un jour de comparer les Japonais à des fourmis, mais s'il fallait garder la métaphore entomologiste, je parlerais plutôt d'abeilles : ils se déplacent en essaims, butinent à droite, butinent à gauche, leurs objectifs leurs permettent de s'introduire dans la corolle de la fleur, de puiser le nectar à même les étamines, et ils volettent ainsi, silencieux, ébahis, faisant oohooh, oohooh, de verger en verger, de sanctuaire en sanctuaire, polinisant la ville de cette bonne humeur que leur transmet la contemplation des fleurs. Au point qu'Alyssa, distraite, oublia de remettre son casque de moto en sortant du sanctuaire Kitano Tenmagu alors que nous passions devant un commissariat, ce qui nous valut notre deuxième rencontre avec des flics rigolards mais tatillons, qui n'avaient pas été complètement enivrés par le nectar d'ume et l'air printanier régnant hier sur la capitale de la paix et de la tranquillité. Pendant qu'elle s'acquittait de sa prune, j'ai eu le temps de prendre en photo leur paire de sabres suspendus - un héritage de l'ère des samouraïs ?
Petite histoire des représentations du Japon à travers les cartes. On sait qu'avant Marco Polo, personne n'avait jamais entendu parler de cette île que le bonimenteur vénitien appelait Zipango et disait si riche en or que tout, les toits, les façades, les pavés y était couvert de 2 doigts de ce métal précieux. On sait aussi que si Christophe Colomb n'avait pas cru dans les bobards du Vénitien, et s'il n'avait pas possédé un portulan localisant Zipango à la place de Cuba, il n'aurait jamais découvert l'Amérique. Lui au moins mourut persuadé d'avoir atteint son objectif. Pour ma part, j'aurais préféré découvrir Zipango avant d'avoir découvert le Midwest mais que voulez-vous, c'est ainsi, pas moyen de rembobiner cette histoire. Les Européens ont mis longtemps avant de comprendre que le Japon ne s'appelait pas Zipango et qu'il n'était pas une île mais un archipel. Jusqu'à la toute fin du XVIe s, toutes les représentations qu'ils en donnent sont exagérément fantaisistes, et bien sûr personne n'envisage l'existence d'une île comme Hokkaido. Pendant ce temps, les Japonais, eux, cartographient leur archipel depuis le VIIe s et la pénétration du bouddhisme, car il faut bien savoir qu'elle île est à quel daimyo dans ce formidable puzzle. Les cartes dites Gyogi du nom d'un moine cartographe de Nara prennent la forme de puzzles aux frontières internes bien délimitées dont le centre est toujours Kyoto, cœur de l'archipel dont partent toutes les routes. Puis, via Nagasaki, grâce aux jésuites portugais et aux marchands hollandais, art nippon et science européenne s'hybrident au point que le grand peintre Kano, au début du XVIIe s, peut réaliser cette merveilleuse carte-paravent où un Japon d'or flotte parmi des nuages d'or. À l'époque d'Edo, la Pax Tokugawa règne sur un Japon fermé pendant 250 ans, et les cartes deviennent à la mode dans l'archipel : on les retrouve sur des boîtes de médecine, des tsuba, des netsuke, chaque artiste de l'ukiyo-e rivalise d'audace pour proposer sa vue panoramique embrassant tout l'archipel. C'est alors qu'un fils de pêcheurs devenu brasseur de saké puis astronome amateur se met en tête de mesurer un degré de latitude terrestre...
Ça tangue un peu à Kyoto depuis hier. Vers 15h30, j'étais à l'EFEO - charmante bâtisse tout en bois - où je venais d'avoir une discussion passionnante avec son directeur Christophe Marquet à propos d'Ino Tadataka et de Siebold, lorsque, descendu au rdc pour fouiner dans la bibliothèque, j'ai entendu une sorte de roulement de tambour et senti vaciller toutes les cloisons. Je me suis cramponné au bureau de Mai, la bibliothécaire, et nous nous sommes regardés, hagards, stupéfaits, dans le blanc des yeux, pendant quelques secondes. J'ai senti qu'elle comprenait lorsque, incapable d'articuler le moindre son, j'ai fait un écart vers la gauche à la recherche d'un abri. Une grimace s'est alors dessinée sur son visage, elle a agité la main droite et j'ai compris que mon réflexe n'était pas le bon en voyant les livres vaciller sur leurs étagères. Alors, je me suis recramponné à son bureau et j'ai tenté de lire dans ses yeux l'évolution de la situation. Les étagères se sont calmées, le bureau est redevenu une surface étale et Mai a souri et même émis un petit rire de soulagement : c'était terminé. Tout cela bien sûr a duré quelques secondes, mais je n'avais jamais su qu'une seconde pouvait être aussi longue. Je n'arrivais toujours pas à parler, j'ai grimpé à l'étage dans mes pantoufles et fait mine de reprendre mes recherches. Le directeur est sorti de son bureau, impassible, et m'a délivré l'information : Magnitude 4,3, épicentre au sud de Kyoto, imaginez alors un peu ce que ça donne, 7, vu que c'est exponentiel. La journée s'est poursuivie sans autre événement notable et je n'y ai pas repensé jusqu'à ce matin, où le béton de la villa a tremblé un instant alors que j'étais face à mon écran, tel un paquebot qui fait une embardée. Les séismes viennent nous rappeler que nous sommes en mouvement. Nous nous croyons immobiles, mais nous tournons, et la Terre remue sous nos pieds car elle est vivante, la Terre, elle ne tourne pas seulement autour de son axe et du soleil, elle se métamorphose en permanence, sa peau se tend et se détend. Un archipel n'est pas seulement incontournable, il est infixable, on ne peut le figer, il remue nuit et jour.
C'est en tapant Tango Kyoto sur Internet - la danse argentine est à la mode au Japon - que je suis tombé sur Tango la presqu'île et Tango le train. Tu veux danser, eh bien tu vas danser ! Le Tango relay n'a pas volé son nom, c'est un fabuleux tortillard, intérieur bois décoré d'aquarelles roses, qui tangue formidablement vers la mer du Japon, d'une vallée l'autre, à travers un Japon brumeux et oublié. Descendu à Miyazu, où les pêcheurs comptaient les bonites, j'ai roulé plein nord sous les sommets griffés de neige vers Amanohashidate, l'un des 3 plus beaux paysages japonais selon les poètes classiques. Il n'y avait que quelques touristes chinois venus admirer du haut d'un belvédère le tombolo planté de 8000 pins, ce pont flottant des songes, que les 2 premiers kamis, Izanagi et Izanami (Adam & Eve nippons) auraient arpenté pour descendre du ciel, s'accoupler et engendrer les 8 premières îles de l'archipel. De mon côté, je me suis contenté de le traverser à vélo mais il est vrai que j'avais l'impression de flotter entre ciel et mer dans la lumière divine d'un matin radieux. Sur la baie placide d'Ine, les faucons tourbillonnaient en criaillant pour éloigner les mouettes, des îlots hirsutes surgissaient des flots tels des périscopes de sous-marins, les toits des maisons-bateaux (funayas) rutilaient sous le soleil au zénith. Ayant avalé un maquereau grillé, j'ai repris, soleil dans les yeux, le tango endiablé de la route le long des côtes vertigineuses de la presqu'île ressuyée de ses neiges avec l'impression pour la première fois de voir le Japon comme l'avait vu Ino Tadataka en 1803. Nicolas Bouvier écrit quelque part que la presqu'île de Tango est une Bretagne nippone. C'est vrai qu'il y a des moments où l'on pense au Finistère devant la cavalcade des vagues, le bleu tranchant de la mer, la dentelle des rias, le liseré rose de la roche. Mais 10 km plus loin c'est l'Esterel, puis 10 km plus loin la baie d'Halong, rocher vertical, mer émeraude. Puis on retrouve la Bretagne avant de déboucher sur une grande plage de sable où le vacarme entêtant des vagues invite à méditer. La mer m'avait tant manqué que j'aurais voulu pédaler vers l'ouest à ses côtés jusqu'au coucher du soleil.
Les aventures de Tintin au Japon se poursuivent. Hier matin, c'était l'épisode Temple du Soleil. Pour le 2684e anniversaire de l'archipel, je suis allé voir le Hochi Matsuri, le festival du feu organisé sur les hauteurs de Kyoto par la secte Agon Shu. Pour un peuple qui prétend descendre directement de la déesse du soleil Amaterasu, un beau brasier s'imposait, histoire de souffler dignement ces 2684 bougies célèbrant le jour (11 février 660 av JC) où le premier empereur Jimmu (Puissance divine), arrière-3x-petit-fils du Soleil, condescendit à descendre du ciel pour prendre possession des 8 îles de l'archipel, armé d'un sabre, d'un morceau d'ambre en forme de fœtus et d'un miroir magique lui permettant de voir toutes les îles du Pacifique. L'idée de fusionner bouddhisme New Age et mythologie shintô germa en 1954 dans le cerveau d'un taulard. Masuo Tsutsumi, un trafiquant d'alcool, aurait reçu en taule la visite de Kannon, boddhisatva de la miséricorde, alors qu'il s'apprêtait à se trancher les veines. Les gourous sont souvent des revenants. Il se rapprocha de la vraie secte de la Terre pure avant de partir en Inde pour trouver le vrai bouddha, dont il rapporta la vraie parole, une authentique relique et la conviction que toutes les autres sectes (167 rien qu'au Japon) étaient dans l'erreur. La cérémonie d'hier commença par une danse chamanique devant le mandala, se poursuivit par le rituel du sabre de Susanoo (kami des tempêtes, des vents et de l'océan), des tirs à l'arc et se termina par la mise à feu de 2 énormes meules de branches de cyprès, dans une ambiance joyeusement wagnerienne qui me donna juste envie de partir au nouvel an chinois, surtout quand je lus en toussant dans les cendres que le fondateur de la secte Aum (le gaz sarin), avait été un disciple d'Agon Shu.
Il faudra que je comprenne un jour pourquoi j'aime tant les ports. Je n'ai pas grandi au bord de la mer, mais dans un arrière-pays au pied du Jura, où l'on ne vit jamais la moindre mouette s'aventurer. Les neiges y étaient plus fréquentes qu'aujourd'hui, raison pour laquelle la Zyntarie est un pays de neige, mais c'est aussi un archipel, ce qui dit bien cet attrait d'enfant pour la mer. Aujourd'hui jai décidé de vivre à Toulon, dans un grand port qui a longtemps rêvé d'Orient, d'où l'on peut toujours s'embarquer vers de vraies îles, des archipels très réels. De Kobe, je ne savais rien, je revois juste les images du séisme à la télé, un jour de janvier 1995, premières images réelles d'un pays qui se résumait jusque-là aux Tortues Ninja et à DragonballZ, je revois les fameux viaducs qui survolaient le port sciés en deux, les routes renversées à la verticale, les grues effondrées, les docks crevassés. Des crevasses ont été conservées, sous les lampadaires demâtés, au mémorial du parc Meriken, pour rappeler ce jour où la terre a tremblé, emportant 6437 personnes dans le gouffre ou dans les flammes. Aujourd'hui le danger persiste mais il fait bon vivre à Kobe. Après un petit détour par Chinatown (Nankinmachi) où l'on fêtait le nouvel an chinois sous le signe du dragon avec danse du lion, danse des fleurs et stands de canard laqué, je suis allé flâner sur les quais. Comme le nouvel an chinois coïncidait avec l'anniversaire du Japon (2684 bougies dont quelques-unes sont un peu légendaires), nous étions nombreux à flâner en ce jour férié. Une femme en robe rose improvisait une chorégraphie face à son smartphone planté sur un trépied, une jeune fille cuvait sa cuite de la veille couchée sur le trottoir, des fillettes coursaient les pigeons avant de s'endormir dans les trains bondés, on sentait légèrement craquer la croûte de l'hiver, alors je me suis assis par terre contre un bollard d'amarrage et j'ai tourné le dos à cette ville de bric et de broc qui s'étire d'est en ouest, coincée comme la Côte d'Azur entre mer et montagne. Les grues levaient leur bras vers le ciel, la soleil et la mer apaisaient les nerfs, les trompes des bateaux dissipaient les brumes de l'exil.