Les jardins secs japonais sont des archipels
Les jardins secs japonais sont des archipels. Chaque pierre est une île reliée à sa voisine par des liens secrets, des champs magnétiques, des lignes imaginaires qui tracent des ponts invisibles. Chaque buisson d'azalée dessine un nuage. La mousse fait rivage. Le gravier blanc c'est la mer mais ce pourrait être aussi la neige. Le lichen - rhizocarpon geographicum - trace des archipels dans l'archipel. Le monde est ainsi miniaturisé sans être dupliqué. Il y a quelque chose de celtique dans cette manière d'arranger des pierres sous le ciel et de tracer des lignes sur le sol. Stonehenge, les menhirs gaulois et le cairn de Gavrinis ne sont pas si loin. Pensée d'archipel et de finisterre où l'homme, confronté à une nature déchiquetée par l'océan s'est mis à chérir quelques pierres brutes sans prendre la peine de les sculpter puisque la mer, le vent, la pluie, la neige viendront réduire à néant tous ses efforts. Mais le jardinier japonais, lui, a eu l'idée d'enclore ce dessin dans un sanctuaire, de l'isoler du vivant et de l'interdire au pas du promeneur. Il faut s'y retrouver seul comme cette après-midi au Komyo-in, seul avec le chant des oiseaux pour comprendre qu'ils ont avant tout la magie de capter la lumière, de réchauffer le corps et d'enregistrer les sons du vivant pour aider l'âme à s'évader. Ce sont des miroirs sans tain qui interdisent le narcissisme. Avec leurs jardins secs les moines zen ont inventé le land art. Ces tableaux abstraits, ces cartes en 3D, proclament que le monde n'est pas fait pour être possédé ni même parcouru mais pour être contemplé. Et si la plupart des jardins ne peuvent être embrassés d'un seul coup d'œil, comme au Ryoan-ji, s'il est parfois impossible de compter le nombre de pierres, cest parce que le moine zen sait, contrairement au cartographe, que le monde est incommensurable, de même qu'est incommensurable la longueur des côtes de l'archipel. Alors il faut accepter son ignorance. Regarder grandir les ombres. Guetter les premières odeurs. Sentir venir l'éveil du printemps. En allant pédaler au bord de la rivière grossie par la première fonte des neiges, j'ai pu vérifier qu'il allait se réveiller, le printemps : des insectes voletaient dans l'air, les narcisses étaient en fleurs.