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l'araignée givrée
25 août 2016

Arpenter le limes de l'Empire au pixel près : remonter le Danube à contre-courant, réécrire l'Europe à rebrousse-poil

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C'est une lubie qui me trotte en tête depuis des mois, voire depuis des années.
Je l'ai longtemps repoussée, en me trouvant toutes les excuses possibles : ta rotule est bousillée depuis une chute stupide sur le pavé parisien et te fait souffrir après chaque sortie, les rhumatismes à trente-cinq ans te font claudiquer et haïr les godasses et la marche à pied, tu n'as pas le temps, tu ferais mieux de t'enfermer dans ton bureau, de te poser sur ta chaise et d'écrire ton prochain roman, etc... toutes ces petites excuses qu'on s'invente pour ne pas se livrer aux vieux démons... Mais les romans s'entassent dans les tiroirs et pendant ce temps, les vertèbres se tassent dans le squelette. Et puis ça m'a repris ici, en Voïvodine, le jour où j'ai acheté, au marché de Naijlon, à Novi Sad, un vélo d’occasion (volé peut-être), de marque allemande - un Pegasus noir qui a de l'allure a défaut d'avoir des ailes, et qui a pour petit nom Roma, déjà tout un programme, quand on pense, selon le sens qu'on donne à ce nom, que tous les chemins d'Europe mènent à Rome ou que ce genre d'engin vous invite à embrasser le mode de vie des Bohémiens - nomade pour toujours.
J'avais d'ailleurs commencé un roman, qui signait en quelque sorte le refus de me livrer à ce voyage : un vrai roman, donc, avec des personnages glanés au gré de mes escapades solitaires et raccommodés au gré de mes caprices littéraires, avec des itinéraires trafiqués, des étapes symboliques, une voix qui n'était pas la mienne, un dispositif alternant les temps du récit, le mouvement et l'immobilité, le tout formant une méditation sur l'Europe... et j'avais un titre pour ce roman, un titre qui est ici, à Novi Sad, une adresse : Boulevard de l'Europe
Je me suis dit que l'inspiration viendrait en pédalant. Et puis j'ai compris que cette fois-ci, non, ça ne marcherait pas, ça ne roulerait pas tout seul, ça ne prendrait pas... Car c'était jouer avec ce qui n'est pas un jeu : si je voulais faire ce voyage, ce n'était pas pour écrire ou raconter un autre livre, mais pour effectuer une sorte de remontée à la source de l'écriture, au sens propre, car tous les livres que j'écris proviennent d'une même matrice : l'invention, à neuf ans, le jour de la chute du Mur, d'un pays imaginaire primitivement situé dans la Forêt-Noire, déplacé plus tard dans la Mer Baltique, parce qu'un grand-oncle, ancien para, qui avait longtemps servi à Baden-Baden, m'accusait d'avoir "annexé les sources du Danube" !
Alors voilà, samedi 3 septembre, je partirai - nous partirons, car j'ai trouvé en Benjamin un type assez fou pour m'accompagner dans cette aventure - de Novi Sad et nous irons voir, sur les chemins qui ne mènent nulle part, ce que devient ce bon vieux pays de Forêt-Noire. Avec l'espoir d'atteindre les sources introuvables du Danube - la fameuse gouttière de Claudio Magis - autour du 24 septembre. Là-bas, à défaut de goûter le Saint-Graal, j'arpenterai les frontières imaginaires de mon ex-pays-tampon. 
 
Le voyage se fera en deux étapes :
 
- en septembre 2016, de Novi Sad à la source du Danube. Nous sommes en plein dans les préparatifs de voyage.
- en avril, en juillet ou en août 2017, d'Odesssa, sur la Mer Noire à Novi Sad, en passant par le delta du Danube.
 
Dans le livre, je m’efforcerai de remonter le fleuve depuis l’embouchure jusqu’à la source. En dehors des narrateurs, les personnages de cette remontée du fleuve à vélo seront des réfugiés (venant de Syrie, d’Irak ou d’Afghanistan) qui emprunteront l’euroroute n°6, celle qui va de Constanta, sur la Mer Noire à Saint-Nazaire, et se joueront des gardes-frontières en empruntant des voies de traverse.
 
J’aimerais que ce récit-fleuve à contre-courant, qui prendrait l’Europe, l’idée même d’Europe, à rebrousse-poil, de la périphérie vers le centre, soit un récit géographique et balkanique, privilégiant la description des paysages et de la vie des gens ordinaires, là où Danube, le roman célèbre de Magris, qui est historique et germanique (et que j'admire beaucoup, cela dit), s’intéresse avant tout aux œuvres littéraires et aux dates marquantes de la mémoire européenne. 
 
(La conviction qu'il fallait à tout prix que je me lance dans cette aventure s'est fortifiée en moi après la lecture de Boussole, de Mathias Enard. Dans ce livre, p. 22, le narrateur, Franz, un musicologue viennois, discute avec son amie Sarah du livre de Claudio Magris. Franz décrit le Danube comme le fleuve qui relie l’ouest et l’est, le nord et le sud du continent européen – mais aussi comme le fleuve qui indiquerait, tel l’aiguille d’une boussole, l’Orient ; il fait observer également, que le fleuve a relié, à travers les âges, le catholicisme, l’orthodoxie, l’islam et le judaïsme. Seulement, Sarah lui fait observer que dans le livre de Magris – qui est un éminent spécialiste de la littérature allemande et plus particulièrement austro-hongroise – la moitié occidentale, germanique, du fleuve prend trois fois plus d’importance que sa moitié orientale, balkanique, ottomane; après Budapest, dit-elle, il semblerait que Magris n’ait plus rien à dire. Ce passage m’a fait relire les pages que Magris consacre à la Voïvodine et j’ai été frappé par le fait que Magris, trottinant derrière sa Mémé Hanka, ne s’intéresse, en Voïvodine, qu’aux traces de la culture allemande ; surtout, il semble, à ce moment du livre, que Magris soit déboussolé, il se met à remonter le fleuve à contre-courant, de Bela Cerkva à Subotica (qui, au passage, ne se trouve pas du tout sur le Danube), avant de partir pour la Transylvanie, en remontant la Tisza, on sent bien qu’il n’est plus très à l’aise en Yougoslavie (le livre a été publié en Italie en 1986 quand la Yougoslavie existait encore).
 
Aussi nous efforcerons-nous, tout au long du trajet, de nous montrer attentif aux restes de l'Empire ottoman, aux traces laissées par les Turcs dans les paysages, les mentalités, les langues (je tenterai pour cela de raviver mes notions de turc, hérités de quelques mois d'escale, il y a douze ans, à Istanbul), les modes de vie, l'architecture, etc... afin de révéler la part d'Orient qu'il y a en nous, qui subsiste en Europe...  
Pour cela, nous tenterons :
1) de suivre, même si l'on sait que c'est impossible, l'ancien limes du Danube "au pixel près" comme Samuel Vidouble, dans La ligne des glaces était chargé de cartographier la frontière de l'Europe "au pixel près". Histoire de rappeler que le tracé d'un cours d'eau n'a pas seulement ni source ni embouchure, ni début ni fin, comme le démontre si bien Magris, mais qu'il est tout bonnement infini. Cf. la côte de la Bretagne de Mandelbrot. https://www.google.com/maps/d/u/0/edit?mid=1nEHTyUb6uyLG2Lc6-MHVbLQ5beM
2) de dresser un état de l'Europe danubienne une vingtaine d'années après la chute du mur et les conflits yougoslaves (Danube de Magris a été publié en 1986, donc juste avant).
3) de déconstruire les clichés tenaces sur la Serbie et la lecture occidentale des conflits en ex-Yougoslavie.
4) de pédaler à travers les nouveaux barbelés (notamment ceux du voisin hongrois) et les nouveaux postes frontières. Un geste politique, je crois, à l'heure de la fermeture des frontières intracommunautaires  
PS : avis à la population : si vous connaissez de bonnes adresses sur la route, les commentaires ci-dessous sont les bienvenus !
Commentaires
M
Ce voyage me dit quelque chose... Même si je n'avais pas deliberement choisi d'emprunter les chemins du Danube dans un sens ou dans l'autre. Je n'ai pas pu lire d'ailleurs, pour la raison même que vous dites, le Danube de Magris pendant mon voyage: parce qu'il évinçait la question de l'Orient et des Balkans. J'avais un professeur de français en sixième, génial, qui nous faisait travailler sur les sources de notre culture: greco-latine; biblique; celtique. D'avoir passé un peu de temps là-bas, dans certains de ces pays là, je partage avec vous (et Mathias Enard de toute évidence mais je ne l'ai pas lu) l'intuition que l'Europe s'y trame, s'y trouve. Et que c'est une des sources de " notre" culture. Bonne route alors! Et il existe une adresse de repos à Strasbourg à la fin du voyage si vous le souhaitez.<br /> <br /> Marie Bismut
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