Tu n'as rien vu à Hiroshima
/image%2F1371168%2F20240304%2Fob_de020b_428675574-10160338738683440-7936899698.jpg)
Pour faire le vide après quelques heures passées à Hiroshima, rien de mieux que d'aller rouler de nuit sur les îles de la mer intérieure. Les vagues viennent se briser sous l'étroit ruban de la route qui semble construite sur pilotis et se dérouler à fleur de mer, on entend rien d'autre que ce clapotement du flux et du jusant, aucune voiture ne passe par là, le clair de lune qui filtre à travers les nuages découpe dans la nuit presque tiède les silhouettes des ponts, les lumières de la ville et les cimes des îles qui sont aussi des montagnes comme toujours au Japon. On se sent bercé, attendu, accueilli, avant même de faire coulisser la cloison de bois et de papier qui donnera sur un alignement de tatamis, Hiroshi t'invitera à t'asseoir sous le kotatsu en te demandant si tu as dîné - oui - quoi donc ? - du tonkatsu - alors tu étais chez Tokun san. Tu sais que les images vues au mémorial te hanteront longtemps, tu es sorti de là muet, idiot, les bras ballants, pensant à Auschwitz, te disant que Hiroshima c'est Auschwitz télécommandé depuis le ciel, ce qu'avait bien compris Günther Anders, et tu as pris la fuite, tu t'es barré de cette ville qui te rappelle partout Berlin (à cause des canaux ou de la mémoire incrustée) et où un bar américain à l'impudence de pavoiser. Tu voulais juste pédaler sur la côte, traverser les tunnels et sentir le glissement des îles et le déroulé du littoral comme dans Drive my car. Mais ici tout rappelle la guerre et il y a même à Kure (prononcer comme dans "touché-coulé") un sous-marin reconverti en musée, avis aux Toulonnais. Et puis à un moment, en passant sous un de ces ponts géants qui relient les îles en surplombant les villes, une Saab 900 rouge (plus vieille que dans le film) t'a dépassé, tu as deviné le sourire du chauffeur dans le rétroviseur, ça y es tu étais dans le film, il y a eu dans la grisaille une éclaircie, le paysage a souri, tout est devenu soudain très beau, les fumées des raffineries, les chantiers navals, les digues qui bétonnent les ports de pêche, les tétrapodes de béton, les forêts de pylônes, les enseignes criardes, la tristesse américanisée de toute une partie du littoral japonais qui ferait bondir d'effroi Ino Tadataka s'il revenait comme dans une pièce de nô parmi les vivants.