Kilomètre zéro : repérages à Čelarevo sur les traces introuvables des Khazars
à Hugues Robert
Nous portons la pierre de l’ennui sur notre dos, tel Sisyphe – dit le Docteur Souk – et gravissons une énorme montagne. Espérons que les hommes de l’avenir se réveilleront et se dresseront contre cette peste, contre les écoles ennuyeuses, contre les livres ennuyeux, contre la musique ennuyeuse, la science ennuyeuse, les réunions ennuyeuses, et rejetteront la lassitude de leur vie et de leur travail, comme l’exige notre père originel Adam.
Milorad Pavić, Le Dictionnaire khazar.
La grande virée vers le nord-ouest n’a pas encore commencé. En attendant, ce sont les fiévreux préparatifs des veilles de voyage. Nous somme partis en éclaireurs, ce jeudi 25 août, à la recherche du chemin que nous emprunterons le jour du départ, le 2 septembre. Et comme pour nous donner un but, nous avons décidé de labourer la terre danubienne de nos crampons jusqu’au moment où nous tomberons sur cette fameuse nécropole médiévale dont a surgi, en 1984, l’un des livres les plus fascinants de la littérature yougoslave – si ce n’est mondiale : le Dictionnaire khazar de Milorad Pavić (1928-2009) (au passage, une remarque : dans la très belle traduction française de Maria Bejanovska, publiée en 2015 au Nouvel Attila, le dernier mot du dictionnaire est « bicyclettes »).
Et si ce livre commençait là, in medias res, au kilomètre 1287 (sur un total communément admis de 2888, le Danube se mesurant, contrairement à la plupart des fleuves, de son embouchure principale à Sulina à l’une de ses sources probables, celle de la Breg) qui sera notre kilomètre zéro ? Ni au début ni à la fin, puisque ceux-ci n’existent pas, comme l’a rappelé Claudio Magris, mais au milieu de nulle part, dans une steppe miniature qui nous rappelle en tout point, du haut de nos destriers d’acier, les steppes d’Ukraine et de Crimée.
Il y eut ici, jadis, au Moyen-âge, une nécropole. Son emplacement est indiqué sur toutes les bonnes cartes de la région : « srednjovekovno utvrdjenje i nekropola », à 2 km au nord du Danube. Un joggeur interrogé dans le parc à l’anglaise d’un manoir sans charme, à Čelarevo, le village le plus proche, nous indique la direction de la nécropole mais nous prévient : il n’y a rien à voir. Nous avons la patience épaisse et le caprice tenace, nous voulons aller voir quand même. C’est un paysan bavard et volubile qui nous mène sur les lieux en ouvrant la route sableuse, juché sur le siège de son tracteur yougoslave, lâchant dans son sillage d’épais nuages de poussière, au point qu’il nous faut pédaler à distance. Il sait tout ce qu’un autochtone du vingt-et-unième siècle peut savoir à propos de la fameuse nécropole, c’est-à-dire pas grand’ chose : les tombes se trouveraient au musée municipal de Bačka Palanka ; quant aux preuves qu’il y avait parmi les squelettes exhumés des hommes de confession mosaïque, elles se trouveraient au musée de Voïvodine, à Novi Sad.
Nous consultons la montre : aucune chance d’arriver à Bačka Palanka avant la fermeture du musée à 14h (ce sera donc pour le jour J). Mais le programme de l’après-midi est fixé : retour au bercail, donc, et visite au pas de course du musée.
En attendant, regardons ce que nous avons sous les yeux :
Ici, le lieu ne conserve rien de ce qui pourtant, a eu lieu. Ici, les Khazars qui remontèrent le Danube de son embouchure à sa source, dans ces barques où ils enterraient parfois leurs morts, ne sont plus qu’un trou, un néant, et c’est de ce trou, de ce néant dont nous partirons. Invités au Xe siècle par un chef magyar plus hospitalier que son homologue actuel, les Khazars vagabonds fuyant les ruines de leur empire à feu et à sang, firent halte ici, dans cette plaine écrasée de chaleur qui leur rappelait peut-être les steppes de leurs ancêtres. Inutile de chercher ici un lieu de mémoire. Comme Magris ne trouve rien d’autre qu’une gouttière à la source de la Breg, il n’y a rien d’autre, ici, qu’une briqueterie. Au point que c’est la carrière d’argile où s’activent des machines que nous voudrions prendre en photo, pour faire croire que nous avons trouvé quelque chose, car les strates de terre ocre taillées par les dents des pelleteuses se dessinent bien à l’horizon, et font penser davantage au site d’une fouille archéologique que ce tas de broussailles et de mauvaises herbes, où grouillent des serpents, et qui passerait plutôt pour un charnier, comme il y en a tant, dans cette Ukraine que tout, ici, nous rappelle.
Tout à coup, un lièvre de Voïvodine détale de son terrier : troublé par nos commentaires de chasseurs de rêve dépités de devoir rentrer bredouilles au bercail, le fantôme des Khazars s’enfuit en galopant dans le sable, sous ses longues oreilles.
Les fouilles ont commencé ici en 1959, sous Tito, nous raconte le paysan adossé à son tracteur. Puis un beau jour, toutes les fouilles ont cessé, malgré l’intérêt revendiqué, un moment, par des archéologues israéliens. Il y eut sans doute, autrefois, une métropole pour alimenter cette nécropole. Mais les vivants ont laissé encore moins de traces que leurs morts et plus personne ne fouille ici car tout le monde se fiche des Khazars et de la polémique qu’ils suscitèrent jadis : à part Shlomo Sand, qui reprend à son compte la thèse de Koestler sur l’origine khazare du judaïsme ashkénaze, qui s’intéresserait, à l’heure des identités nationales ressuscitées partout en Europe, à un peuple nomade, hybride, bâtard, à la religion incertaine, à la capitale introuvable, aux mœurs et aux coutumes sans témoignages ?
Que savons-nous des morts de Čelarevo, aujourd’hui ? Que voulons-nous en savoir ? La parole est au Docteur Isaïlo Souk (1930-1982), archéologue, arabisant, professeur à l’Université de Novi Sad et personnage (imaginaire, évidemment) du roman de Milorad Pavić :
« ceux qui sont enterrés à Čelarevo, les Hongrois voudraient qu’ils fussent Hongrois ou Avars, les Juifs qu’ils fussent Juifs, les Musulmans qu’ils fussent Mongols, mais personne ne souhaite qu’ils soient Khazars. Et pourtant ils le sont… Le cimetière est plein de tessons de cruches et de menorah incrustées. Or, chez les Juifs, une cruche cassée signifie un homme anéanti, perdu. Ce cimetière est celui de gens anéantis, perdus, ce qu’étaient en effet les Khazars, en ce lieu, à cette époque. »
Le Dictionnaire khazar est le livre dont j’ai longtemps rêvé : un livre qui reste ouvert même lorsqu’on l’a refermé, un livre qu’on peut commencer n’importe où, un livre qui se lit dans tous les sens, de droite à gauche et de gauche à droite, de haut en bas et de bas en haut ; un livre, enfin, qu’on relit in extenso dès qu’on l’a reposé, pour constater qu’on ne fait jamais que le relire, comme si tout ce qui était écrit là, nous le savions déjà, nous l’avions déjà rêvé : un livre à l’image de ce qu’était la Yougoslavie, pays pluriel, multiethnique, multilinguistique, multiconfessionnel, aux populations inextricablement entrelacées ; un livre qui faisait déjà le deuil, en 1982, soit deux ans après la mort de Tito, de ce pays qui sombrerait bientôt dans l’abominable : la guerre de l’homme contre son frère.
En méditant sur les enseignements du Dictionnaire khazar, telle est la grande question qui se pose à nous : quelle est la forme idéale que doit adopter un livre sur le Danube ? Le livre doit-il être une carte, un atlas, un éventail, un paravent, un millefeuille, une rivière de mots se déployant dans l’espace, un dictionnaire amoureux, où l’on lèverait et poserait l’ancre quand bon nous semblerait ? En tout cas, pas un livre qui commencerait par un début et se terminerait par une fin, pas un livre se déroulant comme un long fleuve tranquille, de la source à l’embouchure. Car un tel livre doit non seulement suivre les rives au pixel près, même si cela est impossible ; un tel livre doit savoir épouser les caprices du fleuve, rendre en écho sa rumeur, adopter sa rythmique, répercuter ses secousses.
Et si un livre sur le Danube était forcément, un livre cyclique, comme est cyclique l’aventure de l’eau ? Un livre qui commencerait à Novi Sad ou à Čelarevo, dans un cimetière, dans une briquèterie, sur un terrain vague ou dans un musée et qui finirait à Novi Sad ou à Čelarevo, quelque part en Voïvodine, cette Mésopotamie européenne où confluèrent tous les peuples, toutes les langues, toutes les religions du continent. Un livre afin de cerner au plus près ce que le mot Danube signifie pour ceux qui ont le bonheur de vivre sur ses rives : un milieu, un climat, une lumière, une couleur, un état d’âme, une litanie.