La vallée des enfers
Avant Ino Tadataka, Hokkaido sur les cartes ressemblait à ça. Le dessin n'est pas d'un enfant ni d'un Aïnou qui n'aurait pas tâté la carotte et le bâton de la colonisation, mais d'un contemporain d'Ino, Hayashi Shihei, samouraï érudit. Notez qu'il n'a pas oublié l'essentiel : les volcans qui sont partout sur cette île grande comme l'Irlande et belle comme l'Islande. Il faudra donc attendre 1801 et la carte présentée au shogun pour que Hokkaido acquière la forme d'une raie coincée entre le harpon de Sakhaline, le boomerang de Honshu et les hameçons des Kouriles. De cette grande raie volcanique, je n'aurais sillonné que la queue, et c'est avec une pierre dans le ventre que j'ai quitté ses neiges fumantes où j'ai cru retrouver le mystère de la Zyntarie. En Zyntarie aussi, il y a des volcans, des geysers jaillissant de leurs cratères et bombardant l'atmosphère d'eau bouillante. Les Zelthes, peuple autochtone, sont aussi animistes que les Japonais et ces Aïnous qu'ils n'ont pas fait disparaître. L'animisme s'impose là où la terre sent le soufre et remue sous vos pieds comme une marmite. Qui n'a pas vu bouillir un torrent sous la neige ne comprendra rien au culte shintô et à l'âme japonaise. À Noboribetsu, un lendemain de cuite au whisky d'Hokkaido, on peut se glisser tout nu sous la neige dans une de ces marmites de la vallée des enfers. En bravant les interdits on peut aussi fausser compagnie aux files de touristes et s'enfoncer dans des neiges encore vierges vers le lac de cratère d'Oyunuma, le plus grand geyser du Japon, d'une belle couleur opaline. J'ai rêvé toute la journée de prendre un train de nuit pour Abashiri où la télé - dans mon sauna !, au Japon on ne lui échappe jamais - montrait hier soir des orques piégées par la banquise tandis que Tokyo paniquait sous la neige fondue. Mais je ne sais plus voyager sans mon vélo et je me suis souvenu que même Ino n'avait pas poussé l'aventure jusque-là. Il m'a suffi d'imaginer les selfies des touristes sur les glaces dérivantes pour vouloir faire demi-tour. Sur cette planète dont tous les finisterres sont selfisés, heureusement que nous avons encore des Zyntaries pour voyager vraiment.