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l'araignée givrée
11 décembre 2017

Jérusalem sous le ciel exactement

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Jérusalem, comète historique dont l’histoire se réduit à un long sillage enflammé, posée sur sa colline brûlée comme une fusée sur sa rampe de lancement – tant de furie d’éternité dans un si petit corps – serrant maigrement autour d’elle son État nain et famélique – ville Pythie, ville épileptique, hoquetant sans trêve de la transe de l’avenir, mordant le pied qui l’écrase, projetant autour d’elle comme les pierres de Deucalion les pierres calcinées de ses remparts – toujours au bord de l’hystérie, entre la pluie de sauterelles et la nuée ardente, et toujours se relevant, invoquant, dénonçant, maudissant, prophétisant, envenimant le monde de sa mort comme aucune – l’inventeur de la Cause historique inextinguible.

Julien Gracq, Lettrines, 1967 

 

 

Au commencement, c’est un souvenir d’enfance. Mettons la fin des années 80. J’ai sept ou huit ans. Je suis dans un train, en partance pour une de ces colonies où mes parents m’envoyaient lors des vacances scolaires. Le train s’est arrêté dans une gare du Massif Central, Saint-Germain-des-Fossés, Limoges ou Guéret, car la colonie se situe comme toujours au beau milieu de la France, dans un trou perdu du Cantal, de la Creuse ou de la Lozère. Un couple de jeunes retraités – cheveux gris mais vêtu de couleurs vives, un peu hippies sur le retour – grimpe à bord du train, et moi je suis là, petit colon en culottes courtes, assis sur un strapontin de la plateforme, à regarder l’indicateur des chemins de fer – ces cartes de la SNCF rayées de grands traits gris ou verts qui irriguent l’hexagone.

Le couple de jeunes retraités me demande ce que je fais là, je réponds que je suis en colo comme on disait alors, eux s’étonnent de ce qui ne m’étonne guère : où sont mes camarades, que fais-je ainsi, seul, à l’écart des autres. Car il est vrai qu’étrangement, chaque fois que je repense aux colonies de mon enfance, c’est le souvenir de la solitude, le silence, les grandes étendues, les cratères de volcans, le plateau de Millevaches, les Grands Causses, qui me revient, avec parfois les chansons à tue-tête, tout de même, quand nous marchions pendant des heures sous le cagnard – un kilomètre à pied, ça use, ça use….

Je suis seul, donc, et les autres petits colons sont ailleurs, dans un autre compartiment, dans un autre wagon. Alors je parle avec ce couple de jeunes retraités et la question qu’ils me posent, inévitablement, est celle de ma passion préférée, et de la matière que j’aime, où j’ai les meilleures notes à l’école. Je leur parle du vélo et de la géographie. Ils me demandent si je connais le nom de tous les pays du monde. Je leur dis : oui. Si je connais le nom de toutes leurs capitales : oui encore. Alors, en l’absence de Trivial Poursuit, nous jouons au jeu des capitales, sans cartes de géographie, sans cartes à jouer.

-       Capitale du Zimbabwe ? demande le Monsieur.

-       Harare, répond le petit colon en culottes courtes.

-       Capitale du Honduras ? demande la Madame.

-       Tegucigalpa, répond le petit colon en culottes courtes (je l’ai entendu prononcer pas plus tard qu’hier, sur les ondes, le nom de cette ville, et j’avoue que c’était ma préférée).

-       Capitale du Brunei ?

-       Bandar Seri Begawan. (Là j’avoue que je leur en bouche un coin).

-       Capitale du Bhoutan ?

-       Thimphu.

Et là, tout à coup, le Monsieur crée la surprise : 

-       Capitale d’Israël ?

-       Jérusalem, répond le petit colon en culottes courtes, sans hésiter une seule seconde.

-       Faux, dit la Madame.

-       Faux, renchérit le Monsieur.

Le petit colon en culottes courtes ne comprend pas, il regarde ses interlocuteurs, les voit sourciller, sent qu’ils vont se fâcher. A l’époque, fin des années 80, en l’absence d’internet, en l’absence de wikipédia, les débats pouvaient être longs, lorsque chacun était convaincu de détenir la vérité.

-       La capitale d’Israël, explique le Monsieur, c’est Tel-Aviv.

-       Non, c’est Jérusalem, rétorque, sur un ton péemptoire, le petit colon en culottes courtes.

-       Tel-Aviv ! dit la Madame.

-       Jérusalem !

-       Tel-Aviv !!

-       Jé-ru-sa-lem !!!

Je leur explique alors que dans ma famille (je ne sais plus si je précise qu’elle est à moitié juive ou si je sais déjà qu’il vaut mieux se taire sur ce sujet), on m’a toujours dit que c’était Jérusalem, que toute la Terre Sainte appartient à Israël, que j’ai des oncles et des tantes là-bas, des cousines et des cousins germains, je ne les menace pas de faire débarquer toute la smala en treillis de Tsahal dans la prochaine gare mais je leur dis qu’ils ont tort tout simplement, et en mon for intérieur, car j’ai un radar accroché au pif pour cela, je me demande si je n’ai pas à faire à deux dangereux antisémites.

De leur côté, le Monsieur et la Madame se fendent d’un petit cours d’histoire-géographie, remontent aux Croisades, à la déclaration Balfour, au plan de l’ONU, à la guerre des Six-Jours, et m’expliquent des subtilités géopolitiques comme le corpus separatum, le statu quo, etc.

-       La preuve que Jérusalem n’est pas la capitale d’Israël, me disent-ils, c’est qu’il n’y a pas d’ambassade. L’ambassade de France est à Tel-Aviv, l’ambassade des Etats-Unis à Tel-Aviv également.

Je balaie leurs arguments, je leur dis que Jérusalem est la capitale éternelle du peuple élu, qu’il en a toujours été ainsi depuis le Roi David, que chez ma tante, dans la chambre où je dors quand nous sommes de passage à Lyon, il y a de grands posters de YERUSHALAIM, avec ses remparts, ses coupoles et ses oliviers. Je crois que j’en ai trop dit. Ils soutiennent au contraire que Jérusalem est la capitale de l’Etat palestinien et m’apprennent que la décision unilatérale, par l’Etat hébreu, de déplacer la capitale à Jérusalem, en 1980, n’a pas été reconnue par la communauté internationale.

La hache de guerre est déterrée. Nous finissons par nous séparer, et je vais me réfugier dans mon compartiment, loin de ces deux harpies qui vont finir par m’épingler une étoile jaune sur la poitrine.

Donald Trump est un petit colon en culottes courtes. Je lui épargnerais le jeu des capitales, de peur d’entendre des horreurs comme j’en ai entendu lorsque je vivais à Saint Louis, Missouri (quoi, la Macédoine, ça existe, c’est un pays ?), et il faut dire, pour l’excuser, que depuis les années 80, la carte du monde s’est extraordinairement complexifiée. Donald Trump est un petit colon en culottes courtes, capricieux, assis seul sur son strapontin de président, dans le wagon bondé du XXIe siècle. Il regarde la carte du monde et il ne comprend pas toutes ces subtilités, toutes ces bigarrures qui l’inquiètent et ne collent pas avec l’image qu’il se fait de la réalité. 

« Il est temps de reconnaître Jérusalem comme la capitale d’Israël » a déclaré hier Donald Trump. « This is nothing more or less than a recognition of reality ».

Voici que, pour justifier sa décision, celui qui s’appuie d’ordinaire sur les faits alternatifs, pour inventer des attentats qui n’ont jamais eu lieu ou pour revisiter l’histoire de son pays, voici qu’il invoque une simple « reconnaissance de la réalité » !

Le petit garçon de sept huit ans que j’étais, dans son train à travers le Massif central, applaudirait des deux mains. Grâce à la baguette magique du grand artificier, le petit colon en culottes courtes aurait gagné au jeu des capitales face aux vieux hippies sexagénaires.  Mais entre temps, l’homme que je suis devenu a fait face à la réalité. La réalité quotidienne de l’annexion, de l’occupation, de la colonisation israéliennes. La réalité quotidienne de l’humiliation palestinienne. Et j’ai ramené de ce séjour un récit, publié en octobre 2015 aux éditions Inculte : Jérusalem terrestre. En août 2017, j’ai insisté, enfoncé le clou, récidivé, comme on voudra, avec Sous les serpents du ciel. C’est un roman polyphonique qui se situe dans les Îles du Levant, le jour de la chute du grand barrage. Une parabole, si l’on veut, du conflit israélo-palestinien et de tous les conflits potentiels qui naissent de l’érection des murs, ces bombes à retardement qui sauteront bientôt à la figure de l’Occident. Ce roman, j’aurais dû l’appeler Jérusalem 2048, si j’avais voulu faire un buzz. Aujourd’hui, je me dis que j’aurais pu l’appeler Jérusalem céleste, car je me demande, ce qui restera, de Jérusalem, en 2048, si nous continuons à porter au pouvoir des fous furieux millénaristes qui n’attendent que l’Apocalypse pour précipiter la venue du Christ sur la Terre. 

 

 

 

 

 

 

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