L’empêché de parler et l’empêché d’écrire. Regarder Michon & Modiano à la télé dans la cuisine de Julien Gracq.
À la Grande librairie étaient invités hier soir les deux écrivains vivants qui m’ont le plus fasciné dans mon adolescence – après Yves Bonnefoy & Julien Gracq (dans la cuisine duquel j’écris ces lignes), lesquels étaient alors encore vivants, et même écrivants, car c’était, oui déjà, la fin des années 90. Donc, pour la première fois depuis que cette émission existe, j’ai regardé la Grande librairie. Pour y voir Pierre Michon, que j’ai connu, que j'ai admiré, et pour entendre Patrick Modiano, que je n’ai jamais eu la chance de rencontrer, ni même de croiser. On pensera ce que l’on voudra de l’évolution de l’œuvre de l’un et de l’autre, que tout oppose, Paris vs la province, le seizième vs la Creuse, mais qui sont nés la même année, ce que Busnel a oublié de dire ; et pas n’importe quelle année : 1945, année zéro, pas seulement pour l’Allemagne, mais aussi pour la littérature française. Et à propos de 1945 et de la guerre, j’ajoute qu’il y était aussi question (grâce au dernier livre de François-Henri Désérable) de Romain Gary – qui me fascina tout autant, mais un peu plus tard, et il avait alors l’avantage d’être mort (l’année de ma naissance), je ne pouvais pas le rencontrer, je ne pouvais pas me retrouver dans une bagnole conduite par une Grande Beune stéphanoise à travers les routes zigzagantes des Corbières, à craindre le sanglier qui surgirait sous nos phares et tuerait le grand écrivain angoissé de finir par ma faute comme Albert Camus.
Donc, dans un premier temps Modiano le créateur d’ambiance, diront les grincheux ; dans un second temps Michon le mystificateur, diront d’autres grincheux. Modiano, l’homme qui écrit toujours le même livre. Michon, l’homme qui n’a voulu – ou qui n’a pu – écrire qu’un seul livre. Ce qui m’a fasciné, encore une fois, à les écouter l’un puis l’autre, c’est de remarquer à quel point le premier est gauche, et touchant dans sa gaucherie (il a failli se casser la gueule en entrant sur le plateau) ; et à quel point le second est malin, et touchant dans sa malice. Dans le grand spectacle de la littérature contemporaine, il est possible qu’ils soient devenus tous les deux des acteurs davantage que des auteurs de leur vioeuvre (l’œuvre qui dévore la vie comme une pieuvre), le premier s’efforçant de singer ou de surjouer sa gaucherie, le second s’efforçant de rivaliser de malice, plus oblique que jamais, le regard pétillant d’audace, le bon mot au coin des lèvres, le rire de crocodile éclatant parfois. Mais je veux encore croire dans la littérature et les considérer, l’un et l’autre comme infiniment sincères dans leur malice et leur gaucherie, je veux croire que ce que leur corps dit sur scène est vrai, que ce corps comme leur œuvre est une parole, et que cette parole doit être prise au pied de la lettre.
Modiano n’avait pas besoin de deux jeunes (si si, Marie-Hélène !) écrivains sur lesquels s’appuyer, ni de comédienne aussi belle que Balibar pour lire ses phrases. Il a parlé du travail un peu comme l’a fait Marie-Hélène Lafon, le bredouillement en plus, évoquant une forme de brouillard et d’acharnement, rappelant que le problème, c’est de savoir si l’on pourra écrire encore, pas seulement à cause de l’âge, de la « mort qui pousse son étrave en nous » (dixit Marie-Hélène Lafon), mais à cause de tout ce qui nous empêche. Il n’a pas fanfaronné sur son prix Nobel, on voit bien que la chose lui passe à trois mille pieds au-dessus de la tête, que la reconnaissance lui est indifférente, et qu’il n’est pas là pour séduire des lecteurs.
Toute l’émission avait pour sujet l’empêchement, je crois. À part F-H Désérable, qu’on sent empêché de rien (surtout pas de manier le subjonctif imparfait sur un plateau télé, bravo !), les trois autres auteurs parlaient de l’empêchement. De parler, d’écrire, de vivre. Il faudrait dire un jour tout ce que la littérature nous empêche d’avoir, de faire, d’être. Je ne sais pas si Marie-Hélène Lafon est empêchée de vivre, mais on aimerait la sentir plus vivante sur un plateau, plus humaine, plus touchante, et moins attachée à faire la leçon au professeur Busnel, en faisant jaillir de son chapeau les mots les plus époustouflants. « Un bon écrivain est un écrivain qui cherche ses mots », disait, je crois, en substance, Quignard. Modiano cherche toujours ses mots, et les cherchant partout autour de lui et même dans le regard éberlué de Busnel, ne finit jamais ses phrases. La littérature l’empêche de parler. Michon, lui, qui trouve toujours le bon mot, retombe toujours sur ses pattes et sait ce qu’est une bonne chute dans un roman, la littérature, et c’est un comble, pour un écrivain, l’a empêché d’écrire. Il aurait voulu que son œuvre mesure un mètre de large, comme celle de Modiano. Elle tiendra dans une pléiade maigrichonne mais étincelante et foisonnante d’exégèses, comme celle de Rimbaud qu’il a tant – et peut-être trop – aimé.
Aujourd’hui, dans un monde bavard et sûr de lui, la littérature n’empêche plus les écrivains d’écrire, ni de parler, ni même de vivre. Il ne faudrait pas que, multipliant les chausse-trapes, les échos et les clins d’œil, elle nous empêche de lire. Et d’abord de lire le monde qui nous entoure.
Pour voir et revoir l'émission, c'est ici : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/saison-10/306575-la-grande-librairie.html