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l'araignée givrée
2 juillet 2015

une île ne suffit pas : l'inquiétude archipélagique

 

Guillaume_Gohua

Thomas avait un État rien qu’à lui. À vrai dire, sur le papier seulement, mais il pouvait tout y disposer à son gré et tout modifier chaque jour selon son bon plaisir. […] Le royaume de Thomas était absolument inaccessible, entouré de toutes parts de marécages semblable à ceux qu’habite le serpent à tête rouge. D’abord, il devait être, sur toute son étendue, recouvert de forêts, mais, réflexion faite, Thomas y introduisit un peu de la claire verdure des prés. Les routes sont superflues. Ce n’est plus du tout une forêt vierge, celle que traverse une route. Donc, les seules voies de communication étaient les rivières, reliées entre elles par les bandes bleues des canaux et des lacs.

Czeslaw Milosz, Sur les bords de l'Issa, Gallimard, 1956, p. 171, trad. Jeanne Hersch.

 

N’importe quelle carte, n’importe quelle planche d’atlas, si on la regarde un peu longtemps, si l’on accepte de se perdre dans ses plis, finit par dessiner un archipel. A fortiori si l’atlas ou la carte a vécu : car alors les taches, les stries, les plissures, les traces de gras, les accrocs, les trous, les coutures, les morceaux de ruban adhésif, les traits de crayon, de stylo, de feutre, les bords festonnés, les franges, les effilochements, tout donne l’idée d’un archipel second – un archipel de songe et d’usage – qui se superpose à l’archipel premier – à l’archipel de papier glacé.

Les enfants sont conscients de cela. Lorsqu’ils inventent un pays, ils lui donnent presque toujours un air d’archipel. Il est rare que leur pays rêvé prenne les dimensions d’un continent, il est rare que leur pays rêvé soit d’un seul tenant. Mais il est tout aussi rare que ce pays se limite à une seule île. Une île ne suffit pas pour qui a besoin d’un autre monde, histoire de peupler sa solitude.

Une île ne suffit pas pour qui vit entre deux mondes. Une île ne suffit pas pour qui rêve de quitter Mantes-la-Jolie et le Val Fourré mais comprend, lorsqu’il se rend dans le pays de ses ancêtres, que la France est devenu son vrai pays, Mantes-la-Jolie son asile, le Val Fourré son territoire.

Archipel est un mot qui fait rêver, on le sait – les enfants, d’ailleurs, veulent y voir à tout prix un mot féminin, écrivant souvent une archipel, cette archipel – et il fallait toute l’ironie d’un Soljenitsyne, tout son talent, pour faire rimer ce mot avec Goulag. Et pourtant, lorsque nous leur avons proposé d’inventer des archipels à la fois merveilleux et effrayants, familiers et inquiétants, sur le modèle de W ou le souvenir d’enfance et de La Ligne des glaces, les élèves ont très bien compris la consigne et nous aurons voyagé, leur professeur et moi, grâce à eux, dans des archipels tout à fait déboussolants.

C’est qu’ils ont compris que l’archipel est l’objet géographique par excellence. La figure fondamentale de la géographie. Que ce n’est pas l’île, comme l’ont écrit certains, ni l’océan, comme l’ont soutenu d’autres. Les enfants de nos banlieues, qui vivent dans les ghettos que nous leur avons réservés, mais qui ont souvent la chance de voyager dans des régions lointaines, d’où viennent leurs parents, leurs grands-parents, où ils sont parfois nés eux-mêmes, sont accoutumés à cet éclatement géographique de l’ancien monde.

Ils savent que les îles prétendument authentiques sont un mensonge, et n’appartiennent qu’au langage publicitaire des agences de voyage. Ils savent qu’il n’y a plus d’îles absolues, plus de continents d’un seul tenant. Ils savent que c’est une erreur de voir encore des îles qu’on appelle Sicile ou Lampedusa, des continents qu’on appelle Afrique, une erreur de voir la mer comme une frontière, une erreur de voir des frontières naturelles entre les continents. Ils savent que si la Méditerranée – cet archipel au sens étymologique d’autrefois – est aujourd’hui une frontière, c’est que les peuples du nord ont besoin de s’entourer de douves, de fossés, de remparts, pour cadenasser leur pré carré et conserver leurs privilèges. Ils savent que L’Europe n’est pas un continent. Ils savent que l’Europe de demain sera un archipel ou ne sera pas.

Ce que nous apprennent les cartes et les atlas, ce que nous apprennent les enfants lorsqu’ils regardent ces carte set ces atlas avec leurs yeux neufs, c’est qu’il y a encore aujourd’hui des milliers d’archipels de par le monde que nous ne savons plus voir, que nous ne parvenons plus à décrire, dont nous avons oublié d’écrire l’histoire et la géographie. Mais peut-être ne suffit-il pas de voyager pour les voir, car ils sont trop proches, infiniment proches, tout contre nous. Car la vraie géographie du monde, la face actuelle de la terre – pas plus que l’histoire du temps présent – n’est jamais complètement perceptible aux contemporains.

La tâche de l’écrivain, la tâche de tout artiste et de tout penseur, serait alors celle-ci : retrouver ce regard d’enfant, retrouver le plaisir de se perdre à travers les plis des atlas et dans les ruines de la carte. Avec l’espoir de voir enfin, derrière les vieux continents caducs et les îles désertes englouties, tous ces archipels joyeux, fertiles et inquiétants qui glissent sous nos pieds comme des sables mouvants, qui passent là-bas parmi les merveilleux nuages.

Lors de la première séance, consacrée à la cartographie des archipels imaginaires, les élèves auront le plus souvent choisi de situer leur histoire sous d’autres latitudes, dans d’autres mers que celles que nous connaissons. Mais l’exotisme n’était jamais gratuit et certains parmi eux auront fait se chevaucher la géographie de tous les jours – la France, l’Île de France, la banlieue – et l’histoire fantasmée, méconnue, de  ces pays d’où leur viennent leur nom, leurs traditions, la langue et les recettes de leurs parents, ces pays étranges et familiers, dont ils n’auront foulé le sol que lors de brefs retours épisodiques, ces ailleurs si proches où, la plupart du temps, on ne leur a pas même laissé le temps de naître.

Ainsi de Nurgul Ozbey qui aura superposé trois petites îles turques (Ateş entre Reims et Paris, Buz entre Nantes et Bordeaux, Turabi entre Lyon et Clermont-Ferrand) sur la trame trop blanche d’une France trop vaste, aux contours incertains, écartelée aux quatre coins d’une feuille de papier.

Dans Oméga, la narratrice de Rojda Begbaga exprime bien ce mélange de fascination et de répulsion que lui inspire la terre maternelle :

 « L’archipel a l’air de s’inspirer des traditions du pays natal de ma mère. Ici l’homme est le chef, la femme est toujours propre en elle-même, les violeurs sont partout et prêts à tout, les classes sociales sont divisées, ne s’aiment pas, ne s’aident pas, ne se respectent pas. Ici les mariages sont arrangés par la famille ; pendant la cérémonie, la femme doit porter autour de la taille un ruban bleu ou rouge… […] La première cause de mortalité est le suicide. »

L’exploration de l’archipel prend souvent une valeur initiatique. Au terme de ces épreuves qui sont disséminées comme autant d’îles-paragraphes, on assiste souvent aux retrouvailles d’une famille dispersée, à la maturation psychologique du héros, à la cérémonie qui scelle son appartenance à une nouvelle communauté. Ainsi dans le récit de Mese Aysegul, L’archipel des rêves et des cauchemars :

« Cette île avait un pouvoir sur nous, comme une magie qui nous contrôlait. Je finis par refaire ce cauchemar, où je me retrouvais dans le noir intense, entouré de voix si troublantes qui m’immobilisaient. J’ai combattu ma peur en marchant tout droit vers la lumière et je me suis réveillé. […] Les habitants, dont un ami qui s’appelait Giho, m’ont emmené jusqu’au trône de la princesse Koray. Elle me regardait dans les yeux et me souriait en récitant une phrase qui voulait dire ‘Bienvenue parmi nous étranger’. Ils m’ont tatoué un dessin sur le bras gauche qui représentait la gueule d’un loup. […] J’ai compris que le pouvoir de cette île était de nous rendre heureux, mais seulement en combattant nos peurs dans nos cauchemars ; c’est ainsi que nous pouvons devenir l’un des leurs.»

Parfois, c’est un monde véritablement kafkaïen qui surgit au centre de l’archipel ; la dernière île atteinte est alors la métaphore de l’école, inquiétante hétérotopie qui tiendrait davantage de la clinique ou de l’hôpital, mais à laquelle le narrateur, Ronan Nobuo – un jeune japonais atteint d’arythmie et de  malformation cardiaque – finira par s’accoutumer au terme d’un récit de quinze pages, qui vous tient en haleine grâce à une atmosphère angoissante et à un style saccadé, lequel parvient à mimer l’insuffisance du narrateur :

« je suis arrivé dans l’île depuis longtemps et je suis devant l’école. Le portail semble trop pompeux pour ce qu’il est. En fait, les portails en général sont comme ça, mais celui-ci l’est particulièrement. Briques rouges, fer forgé noir et ciment gris, assemblés en un tout qui ne donne pas l’impression qu’on est bienvenu. […] La cour est incroyablement luxuriante. Des mots comme propre et hygiénique surgissent dans ma tête. Ça me fait frémir. Je les chasse de mon esprit. Reste ouvert. C’est ta nouvelle vie. Il faut la prendre comme elle vient. C’est ce que je me dis. Quelques bâtiments apparaissent derrière les arbres. Ils sont trop gros et trop nombreux pour une école. […] Je me demande si le sentiment est réel ou s’il est altéré par l’idée que je me fais d’une école pour handicapés. […] Ça me fait penser aux hôpitaux. Ils disent que les salles d’opération sont peintes en vert parce que le vert est une couleur apaisante. Alors pourquoi suis-je inquiet en dépit de toute cette verdure ? », Stéphane Mohamed, Akistoshi.

D’autres fois, c’est la science-fiction qui offre un cadre idéal pour transposer les angoisses actuelles et situer un archipel où « l’humanité, ou ce qu’il en reste » se serait réfugiée derrière des murs sacrés. La narratrice a fui le Maroc dévasté, sa famille assassinée, et le meurtre qu’elle a commis pour échapper à une engeance de géants assoiffés de sang qui sacrifieraient des humains sur l’autel de la barbarie :

« Deux millénaires s’écoulèrent depuis que le peuple humain découvrit la bombe nucléaire. La cupidité, l’égoïsme et la soif de pouvoir de l’homme renversèrent sa raison. Les rejets toxiques de cette guerre nucléaire ne furent pas sans conséquences sur l’environnement puisque une nouvelle espèce inconnue, se nourrissant principalement d’être humains, vit le jour. Son nom est le peuple des Kedamono. L’humanité fut dévastée par ce peuple dont les membres mesurent plus de quinze mètres de haut et ont une force qui dépasse l’entendement. Une seule et unique île fut épargnée par ces ravages. Elle se situe dans l’archipel Mujun Shita, à cheval entre l’Amérique du nord et celle du sud. », Kawtar Karrout, Mujun Shita.

 

NB : dans les extraits cités, les seules corrections que je me suis permises concernent les fautes de français et la ponctuation.

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