ils étaient les couleurs de Saint-Denis
Habitant de la cité chaque jour plus architecturée, plus oppressive, l’homme s’appauvrit de ne pouvoir puiser à d’autres réservoirs que ceux de sa prison bétonnée, macadamisée, électrifiée, robotisée. Nous nous acheminons de la sorte vers la sphère angoissielle et délétère des zoos humains
Louis Calaferte, Droit de cité
Ils étaient les couleurs de Saint-Denis, ils étaient la mélopée du canal, nous les avons expulsés, on ne m’aura pas laissé le temps de trouver les bonnes nuances,
Au printemps, tous les matins, je venais les dessiner ; ma journée ne pouvait commencer qu’après cette mise en joie de mon poignet, qu’après avoir écouté leurs bruits, flairé leur présence ; au crayon, je notais les couleurs trop vives que je voyais, je me disais que j’aurais toujours le temps de les reporter
Je sais que c’est dans un langage de ruines et dans un style dépouillé qu’il faudra dire leur absence ; je sais qu’il est aisé de se laisser aller à cette nostalgie facile qui consiste à pleurer ceux que nous avons ignorés,
Le rien que nous avons laissé de leur séjour, je ne pourrai pas le dessiner, je ne pourrai pas le peindre, alors je me contenterai des mots, des mots tout crus,
Que reste-t-il ici, dans le vent du Nord qui souffle aujourd’hui sur Saint-Denis ?
Des pneus, des barrières, des matelas éventrés, un jerrican, une brouette
Un sommier démantibulé, des tuyaux qui leur servaient de cheminées
Une poussette
Un jouet d’enfant rendu méconnaissable ; seules restent les couleurs – vert, jaune, rouge
Quelques bicoques sont encore debout, toits de tôles défoncés, portes béantes, fenêtres brisées, rideaux déchirés, prêtes à s’effondrer d’elles mêmes comme un jeu d’allumettes,
Les autres ne sont plus que des gravats, des décombres, un tas de terre et de ferraille qui fume encore ;
les pelleteuses guettent leur proie, mâchoires encore entrouvertes, cuirasse jaune arrogante, chenilles de tank, CATERPILLAR est-il écrit en grosses lettres noires
Vêtu de noir – pantalon noir, pull noir à rayures blanche qui lui donne un air de gendarme ou de pompier – un vigile arpente en rangers ces ruines d’un air satisfait, la main gauche agrippée à sa ceinture ; son téléphone portable à bout portant, il prend des photos, donne un coup de pied dans un galet ; dans son dos rebondissent les grosses lettres blanche SÉCURITÉ
Les Roms sont partis mais les rats sont restés. Les pigeons sont restés qui se dandinent parmi les ruines, picorent le vide.
Un chat tigré se promène, montre ses pattes blanches dans le soleil
Et ce soir, les chauves-souris viendront balayer la nuit d’août étoilé,
Demain, la fumée s’élèvera encore dans le ciel bleu. Combien de jours cette fumée mettra-t-elle à s’éteindre ?
Dans le vent du Nord, les feuilles des bouleaux s’agitent tranquillement. Les bouleaux ont-ils frémi ce jour-là, quand la police est venue les chercher ? Les bouleaux regretteront-ils ceux qui vivaient dans leur ombre ? Non, les bouleaux ne regrettent jamais, ils ont l’habitude, ils ont vu bien pire ; avec leurs yeux noirs, leurs troncs torturés, leur écorce lacérée, ils sont les témoins muets de toutes les catastrophes.
Aujourd’hui, j’écoute les témoignages de ceux qui les ont vus partir, de ceux qui leur ont adressé un dernier sourire :
- Vous savez, en fait ils payaient, ils louaient leur place ; ce n’était pas gratuit, c’était du camping, il y avait un chef de camp
- c’est tout de même un drôle de business
- et puis maintenant ça sera plus propre, il n’y aura plus tous ces déchets partout, ce bruit, cette odeur
- Certains sont partis pour les camps environnants, d’autres sont retournés en Roumanie
- vous savez les berges du canal appartiennent à la mairie de Paris
Ils étaient mes voisins mais je ne les connaissais pas ;
Lorsque je m’asseyais au pied d’un tronc pour les dessiner, derrière les grilles, les enfants venaient me voir parfois, me serrer la main, baragouiner quelques mots, mendier quelques centimes, une pomme, un biscuit ;
leur regard sur le qui-vive était d’une clarté inouïe,
puis ils s’en allaient, l’air de rien, sifflotaient, traversaient le canal à la nage, retournaient sur l’autre rive, celle où personne n’allait s’aventurer.
Ils retournaient sur ce petit lopin de terre entre le canal et la voie ferrée. Bidonville disons-nous mais qu’est-ce qui est le plus bidon, de nos villes ou des leurs, de nos vies ou des leurs ?
Où étais-je ce jour-là ? Aurais-je levé le petit doigt ? Aurais-je bougé d’un iota pour m’interposer, pour les retenir parmi nous ?
Non. Et lorsque cela s’est passé, j’étais quelque part à l’est, en vacances, dans ces contrées du milieu de l’Europe – Hongrie, Slovaquie – qui leur font la guerre, pas la guerre à la française, celle qui commence par l’indifférence, se poursuit dans l’ironie et se termine à coups de balais et de circulaires. Non, je veux parler de la vraie guerre : les jours de canicule on coupait l’eau de leurs fontaines, la nuit on les attaquait à la grenade, à l’aube on les cueillait au fusil à pompe. Et le lendemain on célébrait ces attaques meurtrières par des marches militaires.
Pendant ce temps, ici, on les laissait vivoter derrière la grille de nos zoos humains ; mais comme cette grille ne suffisait pas, comme l’indifférence ne suffisait pas, il aura fallu les chasser plus loin, les renvoyer là-bas derrière la fermeture éclair de Schengen.
Entre-temps, ils auront peuplé nos lisières ; ils auront donné des formes à nos terrains vagues, ils auront vécu dans le vacarme de nos trains et de nos voies rapides
Quelle est la raison qui veut que chaque morceau de terre ait un prix ?
Quel est le nom de cette société qui nettoie sans arrêt ceux qui n’ont pas droit de cité ?
Quel est le nom de cette société qui s’efforce de détruire tout ce qui lui fait des pieds-de-nez, tout ce qui nie son sourire crispé, tout ce qui franchit ses murs, tout ce qui défie ses frontières, tout ce qui n’entend rien à la rengaine métro-boulot-dodo ?
Quel est le nom de cette société qui a horreur du plein et qui s’efforce, sans cesse, de faire place nette, et qui s’éprend du vide et du silence ?
Demain, nous hérisserons nos grues dans le ciel gris, nous élèverons nos murs de vitres et de béton, nous édifierons nos palais de cristal, nous construirons nos écoquartiers sur le vide qu’ils ont laissé,
L’eau du canal ne reflètera plus leurs gestes ; le tintouin du train qui passe ne fera plus écho au traintrain de leurs vies, les couleurs des graffiti ne rimeront plus avec les leurs
Nous n’entendrons plus leurs rires, nous ne les verrons plus laver leurs fringues dans le canal ; nous n’entendrons plus les grands plouf heureux de leurs enfants, nous n’entendrons plus leurs rhapsodies criardes s’échapper de leur unique autoradio ; nous ne verrons plus étinceler leurs dents en or ; nous ne les verrons plus aller et venir sur leurs vélos chargés comme des mulets
Les péniches passeront toujours, heureusement, les péniches et les mouettes
Je me souviendrai de leur visage ; des visages hâlés par ce soleil dont ils n’éprouvaient pas, comme nous, le besoin de se détourner sans cesse ; des visages où le temps ne glissait pas mais s’accrochait, traçant sur le front de ces jeunes filles la tristesse sans âge de nos ancêtres
Et je me souviendrai surtout du dernier visage croisé ce soir : celui d’un homme assis sur le quai, au bord du canal ; il est le seul homme resté parmi nous ; sa femme erre dans les parages avec ses enfants ; il porte à ses narines une fleur de clématite, il en hume le parfum, ses lèvres sourient mais son front se plisse ; ses yeux clairs sont grands ouverts ; soudain je vois se recomposer le portrait de Mehmet II par Sinan Bey ; lui le vaincu, lui le perdant, lui le gitan a cet air de conquérant turc, cet air de celui qui a pris Constantinople, cet air mélancolique et précieux de sultan ottoman.
(tentant de retrouver les couleurs je ne peux m'empêcher de replacer également les grilles à travers lesquelles je les percevais)