Penser l’impossible : l’utopie binationale selon Judith Butler
"L'impossible est-il lointain ?
A portée d'une génération"
Mahmoud Darwich
Il y a des livres qui recèlent un pouvoir thaumaturgique : dès les premières pages, vous sentez identifié le mal qui vous hantait depuis si longtemps ; au fur et à mesure de la lecture, vous avez l’impression de plonger dans vos propres pensées informulées, informulables, car vous manquiez de l’appareil théorique indispensable pour examiner avec autant de perspicacité, de subtilité, vos plaies mentales ; vous vous enfoncez dans la lecture et vous sentez peu à peu les plaies se guérir, de nouvelles démangeaisons apparaître, comme la formation d’une croûte et l’apparition d’une future cicatrice ; lorsque vous refermez le volume, vous êtes heureux de savoir qu’il s’écrit encore des livres qui peuvent sauver l’esprit :
« ce livre est en errance dès l’origine, en conflit avec un communautarisme sentimental et aveugle qui caractérise tant d’efforts, dans la pensée juive, pour demeurer dans le cadre de pensée sioniste. Il expose, de manière oblique, un héritage et une rupture culturelle qui, je l’espère, seront utiles à tous ceux qui ont entrepris un combat analogue. »
Le livre de Judith Butler pourrait sauver l’esprit de nombreux juifs qui se posent les mêmes questions que moi. Mais il pourrait sauver aussi l’esprit de tout un pays, si seulement ses citoyens étaient prêts à accepter ce qui leur est dit ici. Car ce qui leur est dit ici, est à la fois cruel et terrifiant. Et pourtant, ce qui leur est dit ici, la plupart d’entre eux le sait depuis longtemps. Le sait mais ne veut pas se l’avouer. Ce qui leur est dit, c’est que s’ils ne veulent pas d’une nouvelle catastrophe, il leur faut remettre en question l’ensemble de leurs acquis. Considérer que leurs droits ne sont pas des droits mais des privilèges, que leurs biens ne sont pas des biens mais des apanages, que la terre qui se trouve sous leurs pieds ne leur est pas donnée, comme on le leur enseigne à l’école, de toute éternité et en exclusivité, mais qu’il leur faudra la protéger, et la protéger contre leur propre appétit de conquête. Qu’il leur faudra la partager pour de bon, et cesser de la disséquer. Qu’il leur faudra cohabiter avec l’Autre et non pas seulement coopérer (sous la forme actuelle, qui vise à atténuer les violences de l’occupation) ou coexister (sous la forme longtemps avancée de deux états séparés) :
« la cohabitation n’est pas un choix, mais une condition de notre vie politique » ; « nous n’avons pas le droit de choisir avec qui cohabiter sur terre »
Certains le savent depuis longtemps et se battent tous les jours dans ce sens : il s’agit des membres des ONG comme B’tselem, des vétérans de Breaking the Silence, des milliers d’activistes qui font l’honneur d’un pays déshonoré sans cesse par ses dirigeants.
Judith Butler nous dit, que s’ils ne veulent pas disparaître, les Israéliens devront ressusciter Israël. Changer de régime, et peut-être même de pays. Inventer une nouvelle configuration, donner à Israël une nouvelle géométrie, et peut-être, qui sait, un nouveau nom :
« le sionisme doit céder la place à un dispositif politique nouveau qui mettrait un terme au colonialisme et impliquerait des façons complexes et antagonistes de vivre ensemble, une amélioration des formes iniques de binationalisme qui existent déjà »
Le livre de Judith Butler est le premier, à ma connaissance, qui révèle – en s’appuyant sur les œuvres de Martin Buber, Emmanuel Levinas, Walter Benjamin, Primo Levi, entre autres – les contradictions fondamentales entre les enseignements du judaïsme, l’éthique de ce qu’elle appelle (à la suite d’Hannah Arendt) la judéité et les pratiques du sionisme politique. C’est la première critique radicale, sans aucune concession, d’un État considéré longtemps comme intouchable. Le premier livre qui brise un tabou (Judith Butler affirmant clairement que c’est en tant que juive américaine laïque qu’elle s’exprime) et s’attaque au totem (oui, il faut critiquer Israël et le sionisme politique). Le premier livre post-sioniste qui réduit à néant, d’emblée, tout soupçon d’antisémitisme ou de flatter les penchants antisémites d’un lectorat potentiel :
« On présume, désormais, qu'être en faveur du binationalisme est une position antisioniste, même si ce ne fut, assurément, pas toujours le cas. En tout cas, étant donné les formes contemporaines du sionisme, il me semble qu'on ne peut pas être sioniste et se battre pour mettre un terme juste à la domination coloniale. Même les expériences de socialisme propres au mouvement des kibboutz étaient partie intégrante du projet de colonisation, ce qui signifie qu'en Israël, le socialisme a été conçu comme compatible avec la domination et l'expansion coloniales. Et sans doute nombre de gens, de formation et d'affiliation juives, en sont-ils parvenus à épouser des positions antisionistes et en ont conclu qu'ils ne pouvaient plus être juifs. Mon sentiment est que l'Etat d'Israël les féliciterait d'être parvenus à cette conclusion. En effet, si s'opposer à la politique actuelle de l'Etat d'Israël, ou plus généralement au sionisme, conduit à conclure qu'on ne saurait plus se reconnaître, s'affilier comme Juif, alors une telle décision ratifie l'idée qu'être Juif, c'est être sioniste - assimilation à laquelle on doit s'opposer si la judéité doit rester liée à la lutte pour la justice sociale. D'autres encore, de formation et d'affiliation juives, se trouvent réduits au silence du fait de l'état actuel de la politique israélienne. Ils ont en horreur l'occupation, se sentent révulsés par les frappes militaires israéliennes contre les civils dans la bande de Gaza et parfois même, aspirent à des formes de binationalisme qui pourraient offrir à la région des structures politiques plus justes et plus viables, moins violentes. Mais ils craignent qu'épouser ces critiques ne suscite l’antisémitisme, et estiment, qu'il est inadmissible, en définitive, de formuler publiquement des critiques qui pourraient être instrumentalisées de manière à accroître l’antisémitisme et les crimes violents contre des populations juives. Et, de fait, cette double contrainte s'est imposée à de nombreux juifs de la diaspora. Mais que signifie ne pas pouvoir énoncer, proclamer, des principes qui furent pourtant parmi les plus importants pour le désassujettissement du peuple juif lui-même ? »
Car Judith Butler ne se contente pas de critiquer la politique menée depuis 2008 et les guerres successives d’Israël contre Gaza, elle ne se contente pas de remonter à la deuxième ou à la première Intifada, elle ne pense pas que l’occupation de 1967 serait la première erreur du sionisme, elle ose remonter jusqu’en 1948 et aux fondements même de l’État israélien, en nous rappelant que cet État repose sur une violence fondatrice : celle de la Nakba.
On est en droit de se demander, alors, si l’on n’a jamais vu, sur Terre, un État qui n’aurait pas été fondé sur la violence et sur l’expulsion, voire l’extermination d’une population. On pense bien sûr au génocide des Amérindiens.
Mais on sait aussi qu’il y a une spécificité de l’Etat hébreu : Israël a été fondé sous l’égide des Nations unies comme un refuge pour les Juifs rescapés de la Shoah, Israël est une émanation du vingtième siècle et de l’Occident. Par conséquent, l’idée d’Israël (car c’est bien de cela qu’il s’agit, au fond, et c’est cela qu’il faut sauver) n’appartient pas seulement aux Juifs du monde entier, l’idée d’Israël nous appartient, à nous Européens, à nous Occidentaux, à nous qui portons la responsabilité de la Shoah (et par voie de conséquence, sans aucune volonté d’établir de ma part un parallélisme) d’une partie de la Nakba (l’autre partie revenant également aux États arabes, à leur bellicisme, et pas seulement à Israël, et c’est là un des silences du livre). C’est donc à nous qu’il appartient de savoir si nous souhaitons le défendre et le protéger, mais il nous appartient aussi de contenir sa volonté constante de devenir un État-nation comme un autre, dégagé de toute promesse envers le reste du monde :
« l’argument selon lequel aucune personne ne doit, de l’extérieur, prononcer de jugement sur ce qui se passe là-bas cherche à retreindre les arguments en présence dans les limites du cadre nationaliste d’Israël »
Cela dit, on regrette que Judith Butler ne remonte pas plus loin dans le passé : car Israël n’est pas né ex-nihilo, d’un plan de partage international. Des historiens (je pense à Charles Enderlin et à son livre Par le feu et par le sang) ont su retracer, depuis, la lutte anticoloniale que les Juifs du Yishouv (qui ne venaient pas tous de Pologne ou d’Ukraine mais étaient parfois nés en Palestine) menèrent de 1920 à 1948, contre les Britanniques. Et l’on sait – les victimes d’hier ayant la fâcheuse tendance, dans l’histoire, à se muer le lendemain en bourreaux – que cette lutte anticoloniale s’est transformée plus tard en domination coloniale ; que ceux qui ont mis dehors l’occupant britannique, ont voulu mettre dehors, par la suite, l’autre colonisé : le Palestinien.
Si donc, une nouvelle phase de la décolonisation survenait en Israël/Palestine, qu’adviendrait-il ? On a rarement vu les colonisateurs d’un pays être invités à prendre part au festin postcolonial. Y aura-t-il un nouvel exode ? Une nouvelle guerre ? Un nouveau massacre ?
Mettons qu’une révolution, du type de celle qui s’est produite en Afrique du sud, survienne et démantèle, comme le souhaite et l’exige Judith Butler, le système sioniste sans anéantir l’État hébreu ? Quelle sera la suite ?
Le problème, concrètement est le suivant : un nouvel Israël deviendrait-il une nouvelle Afrique du Sud ou un nouveau Zimbabwe ?
C’est là qu’il faut cesser de succomber au démon de l’analogie. Et penser autrement : Israël/Palestine deviendra ce que les Israéliens et les Palestiniens, main dans la main, voudront en faire. Et l’on a droit alors de penser l’impossible, et c’est cet exploit que réalise Judith Butler dans son livre :
« Il se peut que le binationalisme soit impossible, mais ce fait même ne constituerait pas, à soi seul, une raison de s'y opposer. Car le binationalisme n'est pas seulement un idéal 'à venir', quelque chose dont nous pourrions espérer qu'il advienne dans un avenir plus parfait : il existe déjà sous la forme d'un fait, d'un état de choses inique, il est vécu et éprouvé sous la forme historique et spécifique de la colonisation, du fait de voisinages forcés, d'exclusions répétées dans le cadre de pratiques d'occupation armées, régulières et quotidiennes. Bien que ni les Juifs ni les Palestiniens ne constituent des populations homogènes, ils sont néanmoins aujourd'hui, en Israël/Palestine, intriqués entre eux d’insoluble manière" [suit une considération, puisée chez Edward Said, sur Moïse le juif arabe et le non-européen qui n'est pas très pertinente (l'auteur bizarrement, l'avoue en note de bas de page) d'un point de vue historique, les catégories Arabe et Europe n'existant pas au énième siècle av. J.-C. et ledit Moïse n'ayant d'ailleurs jamais existé et puis heureusement on retrouve la théoricienne : ] « Je voudrais m'interroger plus avant : est-ce à travers une politique qui affirme l'indécidabilité de l'identité que le binationalisme devient possible ? Peut-on penser un binationalisme qui nous oblige à nous départir du cadre national et du cadre binaire Juif/Palestinien que conteste déjà, de toute façon, l'existence même du Juif arabe et du Palestinien israélien ? »
Pour conclure, si ce livre exigeant mais fondamental pouvait devenir, en France, un best-seller, plutôt que les bouquins aux titres racoleurs et aux conclusions aporétiques de Shlomo Sand, ça voudrait dire que les Français, qui se passionnent pour LA question, sont prêts à comprendre un peu de quoi il est vraiment question ici et ce qui se joue réellement dans le rapport complexe entre judaïsme, sionisme, juifs du monde entier, et ce régime inique et colonial qui prétend les représenter.
Judith Butler, Vers la cohabitation. Judéité et critique du sionisme, Fayard, 2013 (Trad. Gildas Le Dem).