de Vratnik à Travnik : quelques mots sur Sarajevo & François Maspero
Sarajevo, quand on arrive de l’est, donne d’abord l’impression d’un gros bled oublié au bord de la route et de l’histoire. Puis on découvre un petit Istanbul montagnard ; quand on grimpe le raidard qui mène à Vratnik, tout là haut sur la colline, où se trouve l’appartement que nous avons loué, c’est à Cihangir que je pense, aux pentes de Cihangir où j’ai vécu, il y a dix ans. Quand on visite tous les lieux de culte, mosquée, synagogue, cathédrale catholique puis orthodoxe, c'est à Jérusalem, dont on revient, qu'on pense inévitablement. Mais les montagnes de Bosnie ne sont pas les monts de Judée et la Miljatchka n’est pas le Bosphore ; c’est un torrent bourbeux, plus jaunâtre que l’Arno, plus étroit que le Drac ou l’Isère qui confluent à Grenoble la grise et la provinciale, qui est elle aussi une ville cernée par des montagnes, indéfendable, irrespirable, où se déroulèrent, jadis, des jeux olympiques d’hiver. On a tout de même du mal à croire que ce gros bourg est la capitale d’un État européen. Mais il y a peu de villes aussi attachantes, peu d’endroits au monde où l’on se sent comme ça, revenu trois fois à la maison.
Je ne raconterai pas les jours heureux que nous avons passés à Sarajevo car j’ai déjà honte d’écrire une telle phrase.
Je vous laisserai lire Ivo Andrić – encore lui – et François Maspero, dont j’avais emporté le très beau Balkans-Transit. Avec la délicatesse et la modestie qui étaient siennes, il m’avait dédicacé le livre, il y a plusieurs années, sur la demande d’une tante libraire « avec l’amitié d’un auteur inconnu à un lecteur inconnu ». Comme je me méfie toujours un peu des récits de voyage, j’attendais de faire « ce voyage au long cours » auquel il m’invitait dans sa dédicace avant de le lire ; en rentrant en Serbie, j’ai appris que son auteur était mort, et j’ai regretté de ne pas avoir été là, le jour où il avait signé ces petites pattes de mouche de son encre bleue, rien que pour croiser le regard – bleu aussi, je crois – de cet homme qui avait pris la peine, à plus de soixante ans, de partir à la rencontre de cette Europe d’outre-glaces que j’aime. Il faut donc lire son « Cahier de Sarajevo ». Extrait : « la tragédie des Balkans est celle de l'échec, sur près de deux siècles, de l'idée de la fédération balkanique, et les hommes les plus lucides et les plus généreux de cette région sont morts pour elle. »
Sur la route de Travnik, je pense au noir et blanc de Joe Sacco, au noir et blanc de Thierry Vernet (le compagnon de route de Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde), au noir et blanc des photos de Klavdij Sluban, qui sont, dans le beau livre de Maspero, comme des épiphanies, où c’est toujours l’être humain, ses gestes, ses édifices, ses œuvres qui fait paysage et qui nous sourit, nous effraie, nous charme, nous appelle, nous interroge.
Tout occupé à arpenter la ville dans tous les sens, décidé à comprendre le drame qui s’était joué là, il y a vingt ans, je n’ai pas eu la force, à Sarajevo, de dessiner. Mais à Travnik, ça me revient. Travnik, où l’on est venu voir la maison prétendument natale d’Ivo Andrić (car en fait l’homme n’est pas né là mais dans un village des environs), une jolie bicoque en bois, intégralement retapée, qui abrite un café mais qui n’est pas ouverte hors-saison. Travnik, qui compte un nombre impressionnant de mosquées pour une si petite ville, et où l’on resterait bien quelques heures de plus, rien que pour la lumière, rien que pour le contraste entre l’ombre et la lumière, rien que pour ce vieux cimetière musulman où les tombes enturbannées penchent comme le minaret de la petite mosquée jaune.
Car c’est cela, qui me frappe le plus en Bosnie, ce sont les contrastes, entre le gel matinal et la chaleur estivale de l'après-midi, entre l'ombre et la lumière, entre les rondeurs des églises à bulbes et le tranchant des minarets, entre les beaux vestiges de neige sur les montagnes et les impacts de la guerre qu’on lit partout, dans toutes les villes, dans tous les villages, trous de balles et d’obus indélébiles, mal rebouchés, encore visibles sous le crépis des fermes et des immeubles.
Les contrastes, enfin, d’une vallée à l’autre. On dit d'ordinaire que c'est en France que les paysages sont les plus variés mais cela ferait rire un Bosniaque, car d'une vallée à l'autre, on a l'impression de passer de la Norvège à la Provence...
Le dernier mot, encore une fois, à Andrić :
"Blancs cimetières musulmans sur les pentes escarpées entourant Sarajevo. C'est l'un de ces sujets qui m'émeuvent et m'exaltent, m'emplissent de visions et de pensées, mais me trouvent incapable d'exprimer tant soit peu ce que je ressens. Pourtant la poésie des cimetières trouvera ses poètes et ce ne sont pas des poètes de la mort mais de la vie. Car elle est toujours vraie, la vieille maxime qui dit que la mort n'est pas plus poétique que la vie. Et si les cimetières ont un sens, c'est qu'ils parlent de la vie du monde auquel appartenaient les gisants et l'histoire des cimetières n'a de sens que pour autant qu'elle jette la lumière sur le chemin parcouru par les générations actuelles ou futures", "Au cimetière juif de Sarajevo" in Titanic et autres contes juifs de Bosnie.
François Maspero, Balkans-Transit, photographies de Klavdij Sluban, chronique d'un voyage, 1997. Seuil, Fiction & Cie.
Ivo Andrić, Titanic et autres contes juifs de Bosnie - Traduit par Jean Descat ; Paris : P. Belfond, 1987. Dernière réédition : 2001, Paris, Le Serpent à plumes.
Chris Marker, On vous parle de Paris - Maspero, les mots ont un sens, 1970.avi