Géo-Graphies : territoires terrestres et littéraires
Au mois de mai 2016, j'ai répondu, à l'invitation de Cristina Campodonico et de Marie-Hélène Fraïssé, à une sollicitation de la Société des gens de lettres. Il s'agissait de faire part de mon expérience d'écrivain-géographe et de répondre à une foule de question toutes aussi épineuses que les autres. Du genre : comment passe-t-on de la rigueur scientifique aux méandres de l’imaginaire ? Quelles interactions, quels mécanisme de la pensée permettent la licence de la création romanesque ? Comment l’espace géographique se construit dans l’espace du roman, etc.
La rencontre constituait le 6e volet de la série « Science et littérature » de la SGDL. Proposée par Pierrette Fleutiaux et consacrée aux géographes/écrivains, elles s'est tenue le mardi 17 mai à 19h30 à l'Hôtel de Massa. La rencontre était modérée par Marie-Hélène Fraïssé (journaliste, écrivain, productrice à France Culture et passionnée de géographie), en présence de Sylvie Brunel, Christian Clot et Cédric Gras, trois géographes qui ont fait le détour par la fiction. Comme il m'était impossible de quitter Novi Sad ce jour-là, j'avais proposé d'intervenir sur un écran. Expérience difficile, plus proche de l'autoflagellation que de la masturbation, celle qui consiste à se filmer soi-même et à répondre à ses propres questions. Rien ne va jamais : ni le regard, ni le débit, ni le timbre. On recommence plusieurs fois, on se creuse la tête, on se torture devant l'objectif, on se contorsionne sur son fauteuil, on se lève plusieurs fois pour arranger le décor... Pour celles et ceux que cela intéresse, je retranscris ici les questions que je me suis posées ce jour-là et les réponses que j'ai tenté d'apporter devant mon appareil-photo posé en équilibre précaire sur une pile de livres, à hauteur de visage...
Emmanuel Ruben écrivain-géographe
SGDL : Comment un géographe s’affranchit-il - ou pas - des espaces géographiques réels pour recréer les espaces imaginaires du roman ?
Emmanuel Ruben : J’aimerais commencer par vous raconter une histoire. C’est l’histoire de la première carte de géographie que j’ai réalisée. Je devais avoir neuf ans et il s’agissait d’une carte de la côte norvégienne. J’en étais tellement fier que je l’ai placardée au-dessus de mon lit pendant plusieurs jours. J’avais réalisé la carte d’après un vieil atlas de l’Europe et je crois que je la voulais fidèle à ce que le cartographe me présentait comme la réalité géographique de la Norvège. Seulement, sans vraiment m’en rendre compte, j’avais ajouté, ici ou là, de nouveaux fjords, de nouveaux îlots qui se perdaient dans la masse incalculable de fjords et d’îlots existants. Plus tard j’ai été fasciné par les cartes réalisées par les moines cartographes de la Renaissance, notamment par ceux de l’école de Dieppe : ils ne pouvaient s’empêcher de situer les îles imaginaires colportées par les portulans médiévaux, quand bien même ils savaient pertinemment, d’après les récits des navigateurs, que ces îles n’existaient pas, qu’elles ne pouvaient pas être découvertes. Plus tard encore j’ai lu les premières pages de Séraphîta de Balzac dans lesquelles il décrit la côte de la Norvège. Son pouvoir d’évocation est si puissant qu’en lisant ce passage on voit les fjords se dessiner, on se met à voir des fjords toute la nuit, on ne peut s’empêcher d’en rajouter dans ses rêves. La géographie, contrairement à l’histoire, possède une dimension onirique évidente.
« À voir sur une carte les côtes de la Norvège quelle imagination ne serait émerveillée de leurs fantasques découpures, longue dentelle de granit où mugissent incessamment les flots de la mer du Nord ? qui n’a rêvé les majestueux spectacles offerts par cette multitude de criques, d’anses, de petites baies dont aucune ne se ressemble et qui toutes sont des abîmes sans chemins ? Ne dirait-on pas que la nature s’est plu à dessiner par d’ineffables hiéroglyphes le symbole de la vie norvégienne, en donnant à ces côtes la configuration des arêtes d’un immense poisson ? »
En écrivant l’histoire de Séraphîta, Balzac ne fait rien d’autre que cela : ajouter des fjords à ceux qui existent déjà. Un écrivain je crois que c’est cela : un homme qui ne peut s’empêcher d’ajouter des fjords et des îles à ceux et celles qui existent déjà. Quand bien même il voudrait décrire la réalité, comme Balzac, il se retrouve à inventer une autre réalité, une réalité seconde. Il y a, chez Balzac, notamment, une ivresse de la description, qui le pousse à inventer toujours plus, et qui contredit sans cesse son vœu de concurrencer l’état civil.
Un géographe, lui, se doit de ne pas inventer de fjord ou d’île imaginaire. Il doit se contenter, en théorie, de cartographier et de décrire, avec la plus grande minutie ceux qui sont déjà là, sous ses yeux. C’est une forme d’ascèse à laquelle je n’ai jamais su me résigner. Je me souviens que lorsque j’écrivais ma thèse de géographie, comme je n’utilisais jamais de dictaphones lors de mes enquêtes, j’avais tendance à biaiser les résultats de mes enquêtes, à reformuler les discours, à broder, comme on dit. C’est un réel problème qui explique sans doute qu’il m’ait fallu abandonner ma thèse de géographie pour achever et publier mon premier roman. Mais il y avait un autre problème : je ne savais pas écrire un roman à thèse. Or un bon mémoire de géographie, comme un bon mémoire d’histoire, c’est un bon roman à thèse.
C’est en septembre 2007 que j’ai commencé cette thèse, à l’INALCO, sous le titre « une géopolitique de la mémoire : la restructuration des symboliques urbaines à Riga et à Kiev depuis 1991 ». Il s’agissait d’étudier la manière dont on invente – ou réinvente – une capitale politique après soixante-dix ans de communisme soviétique et des siècles de tsarisme et de russification. Pendant mes années de thèse, j’ai travaillé patiemment, rigoureusement, passant des heures et des heures en bibliothèque, multipliant les allers-retours entre la France et mes terrains de recherche, participant à de nombreux séminaires, et puis un beau jour, je suis allé voir mon directeur de recherche et je lui ai dit : « j’abandonne ». Interloqué, il m’a demandé pourquoi et j’ai répondu : « parce que je ne crois pas avoir vraiment une thèse à démontrer ». J’avais des idées directrices, des hypothèses de travail, j’avais accumulé des sommes incalculables d’informations, j’avais un discours personnel et probablement pertinent à proposer, mais je n’avais pas de thèse à proprement parler, au sens fort, au sens positif. Je me rendais compte, peu à peu, que ce que je faisais, n’était rien d’autre qu’une forme de littérature seconde ou dérivée, une manière de tourner autour des lieux. Sans compter cette fâcheuse tendance à inventer les résultats que je n’obtenais pas.
Et puis il y avait sans doute, de ma part, dans cette démission du chercheur, une manière de protéger l’écrivain en moi – qui préexistait au géographe puisque j’écris depuis l’âge de neuf ans alors que je ne me suis passionné pour la géographie – comme discipline scientifique – que vers dix-huit ans. Avant, certes, il y avait une fascination pour les cartes et les pays imaginaires, comme chez beaucoup d’enfants. J’avais le sentiment que si je terminais ma thèse, je n’aurais ni la force ni le désir de terminer mon roman, l’un et l’autre s’opposaient, se dépouillaient – en gros je déshabillais Pierre pour habiller Jean.
J’ai fini par comprendre qu’il était impossible de traiter le même sujet, de décrire le même territoire, de s’inscrire dans le même domaine à la fois et avec la même conviction comme chercheur et comme écrivain. C’est possible si l’on pratique le grand écart et si l’on est doué pour mener une double vie. On peut être archéologue le jour et écrire des romans policiers la nuit. On peut être paléontologue et écrire de la poésie lyrique. Mais on ne peut pas être historien et écrire des romans historiques – ce serait renoncer à son éthique de chercheur. De même, on ne peut pas être géographe et écrire, comme je le fais, des romans géopolitiques. Il y a un moment ou il faut choisir. Cela a très bien été compris par un grand artiste danois que j’aime beaucoup et auquel j’ai consacré un livre (Icecolor) : il s’agit de Per Kirkeby : il a compris qu’il devait cesser d’être géologue pour devenir peintre. Et pourtant, dans tous ses tableaux, nous reconnaissons, à l’œuvre, l’œil et le travail du géologue. Tous ses tableaux – comme ceux de Vermeer quatre siècles plus tôt – portent le deuil d’une autre époque du savoir où l’on pouvait être à la fois un savant et un artiste, comme ce fut le cas de Léonard de Vinci, qui était dessinateur, peintre, ingénieur, cartographe, et qui nous a laissé, dans ses carnets, de très belles réflexions sur la peinture.
Cela ne veut pas dire pour autant qu’il soit souhaitable ou même possible – pour un géographe devenu écrivain – de se départir de ses habitudes et de ses méthodes de chercheur. Celles-ci peuvent nourrir et aiguiller l’œuvre en cours, d’une manière très profitable. Tous mes romans se présentent, d’une certaine manière, comme des enquêtes – non pas policières mais géopoétiques et/ou géopolitiques. Des livres qui m’ont fasciné, comme ceux de Claudio Magris ou de W.G. Sebald, sont de formidables enquêtes sur le sens de l’Europe, qui nous renseignent autant sinon plus, sur l’Europe, que de nombreux travaux universitaires.
Je ne crois pas pour autant – je dirais même je n’ai jamais cru – à la dualité entre le réel et l’imaginaire. Le géographe n’accède pas une réalité supérieure que l’auteur de romans géographiques ; le discours qu’il produit n’est pas plus proche de la prétendue vérité des lieux. De nombreuses pages ont été écrites sur la question, par des écrivains comme Segalen, Breton, Borges, Butor ; j’ai moi-même proposé mon point de vue dans mon essai intitulé Dans les ruines de la carte.
Avec Dans les ruines de la carte je suis revenu de façon critique sur ma fascination enfantine pour les cartes et sur mon « éducation géographique ». J’y ai décelé 4 étapes. Qui correspondent à 4 découvertes géographiques. Chacun de mes romans découle d’une de ces découvertes géographiques et s’efforce de l’illustrer, de la développer.
La ligne des glaces, mon troisième roman, se présente ainsi comme une sorte de fable sur le caractère infini des frontières. Samuel Vidouble doit tracer au pixel près, lui répète plusieurs fois l’ambassadeur, la frontière entre la Grande-Baronnie – notre frontière, la frontière de l’Europe – et un voisin menaçant, qui n’est jamais nommé dans le roman mais que tout le monde devine. Il se rend compte peu à peu qu’au pixel près, cette frontière est infinie, et il se désintéresse de sa mission, sombre dans l’alcool et la mélancolie – il finit par se sentir lui-même traversé par une frontière intérieure, gagné par une forme de schizophrénie.
SGDL : Est-ce que l’imagination des lieux revêt une importance particulière dans le roman d’un écrivain géographe ?
Emmanuel Ruben : J’aime cette appellation d’écrivain-géographe. Nous pourrions écrire un manifeste des écrivains-géographes (sous le titre « pour une écriture géographique » ou « pour une écriture des lieux »), qui prendrait le contrepied du manifeste des écrivains voyageurs de 2007 pour une littérature-monde. Je pense que nous pourrions rassembler de nombreux écrivains, et pas seulement des anciens géographes. On pourrait rassembler tous les écrivains contemporains pour lesquels les lieux, les paysages, ont une importance primordiale ; pour se cantonner à la littérature française contemporaine, je pense à Maylis de Kerangal, à Mathias Enard, à Philippe Vasset, à Xavier Boissel, à Anthony Poiraudeau, à Hélène Gaudy ; je pense à des philosophes comme Jean-Christophe Bailly, Georges Didi-Huberman, Bertrand Westphal ou Bruce Bégout ; chez Inculte il y a de nombreux auteurs qui se situent aux lisières du roman et font surgir toutes les dimensions de l’imaginaire d’une exploration-description minutieuse des lieux. A l’heure de la refermeture des frontières et de la dématérialisation de l’information dans une mondialisation inquiète, il nous faut occuper les places publiques et sauver les lieux de vie comme espaces de médiation, où se réinvente le lien entre poétique et politique. L’espace, l’autre ou l’étranger ont été trop longtemps des impensés de la littérature française, trop occupée à raconter le temps qui passe et à explorer l’intimité.
Dans l’idéal j’aimerais pouvoir écrire sur des lieux que je n’ai jamais visités. Je l’ai fait de temps à autre et de façon marginale, à propos de lieux qui me font rêver : Moscou, Valparaiso, Vladivostok, la Sibérie, la Patagonie dans Halte à Yalta. Je l’ai fait aussi à propos de lieux que je n’ai pas encore eu la force de visiter, que je me suis efforcé de tenir à distance et qui jouent un rôle majeur dans la mythologie familiale : ainsi de l’Algérie dans Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu. Les guides touristiques, les manuels d’hsitoire-géographie, les romans, les atlas et les cartes numériques ont le mérite de combler les lacunes de l’imagination dans ces cas-là. Mais la plupart des lieux que je décris dans mes livres, je les connais bien, très bien. Souvent, j’y ai vécu. Écrire, c’est pour moi leur donner une deuxième vie. L’écriture me rapatrie dans ces lieux que j’ai aimés, auprès de ces gens que je ne reverrai plus.
Mais dès que je tente – en toute humilité – de décrire un lieu donné, je ne peux m’empêcher d’inventer. Pas seulement pour désorienter le lecteur. Car le lieu se métamorphose pour moi au contact de l’écriture et au souvenir d’autres lieux, qui viennent l’hybrider.
C’est une des nombreuses raisons pour lesquelles je suis, je crois, fasciné par les frontières, qui sont le lieu par excellence de l’hybridation, de l’invention, de la métis au sens grec.
SGDL : Est-ce que le détour par la fiction enrichit le travail du géographe ou nourrit sa réflexion scientifique ?
Emmanuel Ruben : Dans mon cas, comme je ne suis plus géographe en activité, il est difficile de répondre. Mais il m’est arrivé quelque chose de très particulier, à Jérusalem. J’étais parti à Jérusalem pour écrire un roman qui me trottait en tête depuis longtemps et j’avais besoin de me confronter à la réalité du lieu – comme un réalisateur part sur le lieu du tournage. Dès mon arrivée au couvent des Dominicains où j’allais loger pendant deux mois, je me suis senti replongé dans un milieu de chercheurs – car les frères dominicains – archéologues, épigraphistes ou théologues – sont avant tout des chercheurs qui ne vivent pas comme des anachorètes mais au cœur même de la ville.
Traversé par un flux d’informations permanent, plongé dans la réalité rugueuse de la ville, je ne parvenais pas à me concentrer sur le roman.
C’est alors que je me suis mis à écrire les textes que j’ai rassemblés plus tard sous le titre Jérusalem terrestre. C’est alors que j’ai réalisé les cartes qu’avec mon éditeur, nous avons intégrées au livre.