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l'araignée givrée
29 avril 2015

le Palestinien errant 1 : en route pour Jéricho !

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L’automne arrive à Jérusalem. C’est le moment de partir pour Jéricho où je n’ai encore jamais mis les pieds.

« Du calme, mon frère, Ce soir on se tire à Jéricho mais je vais te montrer d’abord à quoi sert ce putain de mur ! »

Neuf heures du soir. K a garé la Suzuki sur le trottoir, dans une rue sombre de Beit Hanina, bordée d’un côté par la masse noire du mur, mal éclairée de l’autre par de rares lampadaires. Avant de sortir, il me donne les instructions : « tu te mets au volant et tu ne lâche pas des yeux les rétros. Si tu vois une bagnole se garer derrière, il y a des chances que ce soient les flics ; si des gyrophares s’allument ou si une portière s’ouvre, tu démarres tranquillement, comme si de rien n’était et tu viens me cueillir. Je te dirai par où passer si on a besoin de les semer. »

Il referme la portière sans un bruit et je le regarde s’avancer dans la nuit de sa démarche chaloupée, bras ballants, casquette plantée sur la tête, jean tombant en tire-bouchon sur ses mocassins noirs.

Pendant quelques instants, il rase le mur puis s’immobilise et disparaît de mon champ de vision, comme si le mur venait de le happer. Les deux ou trois minutes que durent ses « petites emplettes » comme il les a appelés tout à l’heure, quand il est venu me chercher à Ras-el-Amoud, me paraissent interminables.

En revenant, il sourit de toutes ses dents, ses beaux yeux verts pétillent comme ceux d’un enfant qui vient de découvrir un butin. Il me fait signe de me pousser pour reprendre les commandes de Suzie, comme il appelle sa vieille Suzuki blanche :

« Putain, mon frère, toi et moi, on va passer une bonne soirée ! » En allumant le contact, il fourrage dans sa poche et brandit un petit sachet de plastique dans lequel s’agitent des brins d’herbe :

« C’est du K2, mon frère. Du cannabis de synthèse. Je ne sais pas comment ils fabriquent cette merde et je n’ai pas envie de le savoir, mais tout ce que je peux te dire, c’est que ça fait un bien fou même si ça rend sacrément dépendant. Si ça se trouve, ce sont juste des herbes, du thym, de l’origan ou de la marjolaine qu’ils ont pulvérisé de LSD. Cette came de mes deux porte le nom d’un sommet de l’Himalaya mais elle vient du Liban et crois-moi, si on en abuse, elle peut  nous faire descendre très bas, très très bas. Ça tombe bien d’ailleurs, parce que nous voilà partis pour Jéricho, la ville la plus vieille et la plus basse de la planète : deux cents mètres au-dessous du niveau de la mer ! »

Là-dessus, il éclate de rire et démarre en trombe.

« Tu vois, mon frère, qu’il sert à quelque chose ce putain de mur ! Ils sont sympas, les Israéliens, ils ont même prévu des petits interstices pour les toxicos dans mon genre et pour les gros malins comme le mec de l’autre côté, à qui j’ai refilé mes billets ! Et tu peux me croire, c’est pas la seule came qui passe entre les dalles, mais la suite au prochain épisode, comme on dit ! Le jour où le mur tombera, mon frère, tout le pays sera en manque ! En Cisjordanie, la drogue vient du Liban mais elle est moins chère qu’au Liban. Tu y comprends quelque chose, toi ? En fait les Israéliens ont vu ce qui se passait à Harlem ou dans le Neuf-trois et ils s’en sont inspirés : la Cisjordanie, mon frère, est comme une immense banlieue, la grande banlieue du Proche-Orient. On a fabriqué tout un peuple de profiteurs et d’assistés, qui se vautrent dans le consumérisme pour oublier leurs malheurs ! »

Sur la route de Jéricho, K me raconte sa vie en roulant un premier joint ; effrayé par les embardées de la Suzuki qui vibre de toutes ses tôles dans la pente vertigineuse, je tiens le volant de la main gauche.

K coupe le moteur et enclenche le point mort pour économiser de l’essence. La bagnole est lâchée comme un gros boulet dans la pente.

« Ne t’en fais pas mon frère, les freins sont bons. Le plus dur, avec Suzie, dit-il en tapant sur le volant, c’est toujours le retour : je ne suis pas sûr qu’on pourra remonter la pente ! »

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K est né en 1979 au Mont des Oliviers. Il a vécu à Wadi-el-Joz puis à Beit Hanina où ses parents habitent encore une belle villa qu’il me montre du doigt, à deux pas du lieu où il se fournit tous les mois.

Il parle un français génial, appris à moitié devant des vieux films noirs, à moitié dans la rue et les bars, ce qui donne un mélange détonnant de gouaille parisienne et d’argot des banlieues.  

Son arrière-grand-père maternel était un pacha ottoman de Jérusalem. Il a épousé soixante-cinq femmes mais il n’a pas été fichu de leur faire la moindre fille ! Ce qui a donné une famille de neuf frères et rendu très compliquées les questions d’héritage. Le grand-père maternel est parti vivre à Haïfa puis à Saint-Jean d’Acre. Il a parcouru le monde entier avant d’épouser une jeune ouzbek issue d’une riche famille soufie de Naplouse qui possédait une villa au bord de la mer, à Jaffa, où le couple s’est installé et où sa mère est née. En 1948, la famille doit quitter la Palestine à bord des vaisseaux anglais qui les attendent dans le port ; ils se rendent alors à Beyrouth puis à Damas. Là, le grand-père retrouve ses huit frères, apprend qu’ils l’ont déshérité mais qu’il est en fait – selon le testament du pacha – le seul héritier légitime.

Côté paternel, K est issu d’une grande famille hébronite. Le grand-père possédait le dernier pur-sang de Palestine ; des officiers anglais le convoitaient, et comme il ne voulait pas le vendre, ils se sont vengés : un beau jour, ils ont pris d’assaut l’écurie, ont enlevé le cheval et l’ont noyé dans le Jourdain. Déjà mort de chagrin, le grand-père sera tué par les Jordaniens en 1948.

En bas de la pente, K ouvre les vitres ; l’air chaud du désert s’engouffre dans la bagnole.

« Tu sens cette odeur de vase, mon frère ? C’est l’odeur de la Mer Morte »

Dans la nuit noire on ne voit pratiquement rien sinon la roche pâle et striée qui borde la route de part et d’autre comme un mur : les parois du désert de Judée. Dans un virage enfin, on aperçoit, derrière un relief tarabiscoté, une étendue plus noire encore que la nuit, délimitée par quelques feux : c’est la Mer Morte.  

K est arrivé en France en 1998, à l’âge de dix-neuf ans. C’est à Marseille qu’il a débarqué et c’est là, dans la cité phocéenne, qu’il a sombré dans la drogue. Il vivait dans les quartiers nord mais dealait dans le Vieux-Port :

« Tous les soirs, je me plantais au café OM avec un sac à dos et je sirotais ma bière au zinc en regardant la télé sous une caméra de surveillance. Mon sac à dos était entr’ouvert et les mecs le remplissaient en passant : si je me faisais choper par les flics, c’était l’alibi parfait. La vidéo comme preuve que j’étais juste un gros bêta qui ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Mais je me suis jamais fait pincer. Marseille, c’était le Pérou, mon frère : je me faisais dans les huit cent balles par jour ! Et puis c’était l’époque de tomber la chemise ». Pendant deux ans, tout se déroule sans problème. Une seule emmerde, un jour au croisement de Garibaldi et de la Cannebière. « Cinq mecs viennent me faire chier et sortent leurs lames. Je n’ai que mes poings pour me battre et je m’en sors avec un coup de couteau à l’épaule. Arrivent les flics et moi je flippe, un truc de ouf, parce que mon sac ce soir-là, est chargé à bloc. Vos papiers, monsieur ? Je leur montre mon passeport jordanien et ma carte de séjour israélienne. Les mecs me prennent pour un réfugié ou un exilé politique et me disent : circulez, monsieur ! »

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Aujourd’hui, K possède un passeport jordanien, une carte de séjour israélienne (puisqu’il vit à Jérusalem-est) et une carte de séjour française : sa femme est française, mère de deux angelots blonds dont il me montre les photos sur son téléphone portable : « comme ma femme ne voulait pas être touchée par un gynéco, c’est moi qui ai tranché le cordon ombilical avec un couteau de cuisine ! Putain, si tu savais comme ils me manquent, ces deux-là ! ». Avec sa femme, ils ne sont pas encore divorcés mais séparés. Un jour, elle en a eu marre de ses trafics, alors elle l’a viré et lui a demandé de se trouver un boulot, un vrai. « Elle dit que nous pourrons nous remettre ensemble quand j’aurai une situation. Je déteste ce mot : situation. Tu peux me dire c’est quoi la situation d’un Palestinien errant ? » En tout cas, c’est comme ça qu’il est revenu la queue basse à Jérusalem, où il peine à trouver un job.

Nous arrivons dans Jéricho quasi déserte vers onze heures du soir. Passons la nuit sur la terrasse, dans l’oasis familiale, à refaire le monde. Buvant du thé, fumant, nous gorgeant d’oranges, de melons et de papayes.

« Aujourd’hui, il n’y a qu’ici que je me sente vraiment à la maison. Ici, le mur est loin et l’occupation pourrait passer pour un mythe. C’est le seul endroit sur cette terre où nous ne sommes pas des étrangers. Le problème, c’est qu’il est impossible de vivre ici toute l’année : en juillet, tu n’aurais pas tenu dix minutes ! »

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Le lendemain, le soleil me réveille assez tôt pendant que K roupille en ronflant comme un bienheureux sur le canapé du rez-de-chaussée. Je fais le tour du jardin sous la chaleur écrasante : l’automne est arrivé à Jérusalem mais ici, à une trentaine de kilomètres à l’est, c’est encore l’été. Je cueille une orange, l’épluche et la mange sous l’arbre en lisant un livre de Stéphane Hessel en français, sur la poésie allemande, que j’ai déniché dans la bibliothèque. Une trouvaille assez insolite dans ce décor ! La langue de Goethe résonne bizarrement sous les orangers. Je fais quelques pas dans les environs. Tout autour du jardin s’étend une immense bananeraie : comme quoi le décor, lui aussi, est insolite, quand on pense aux hectolitres d’eau qu’il faut, chaque jour, à un bananier, pour prospérer. Et si c’était cela la culture ? Faire fi de la nature qui nous environne et conserver cet optimisme qui nous permet de prendre racine n’importe où ?

Une étrange nostalgie s’empare de moi. Dans deux jours je rentre en France : il est temps, grand temps ! Quand on se met à lire de la poésie allemande sous le soleil de Palestine et qu’on se shoote à la drogue de synthèse et de contrebande en s’extasiant sur une bananeraie perdue en plein désert, c’est que l’heure est venue de rentrer au bercail et de mettre un peu d’ordre dans ses pensées ! 

Post-scriptum : les photos des mosaïques ci-dessus ont été prises au Palais de Hisham, à cinq kilomètres au nord de Jéricho, que je n'aurais jamais pu visiter sans K. Les ruines de ce palais construit sous l’Empire omeyyade (661-750 après JC), s’étendent sur 60 hectares. Le site a été découvert en 1873 et les premières excavations scientifiques datent des années 30, effectuées par l’archéologue anglais Robert W. Hamilton pendant le mandat britannique en Palestine. Représentatif des débuts de l’architecture islamique, ce palais d’hiver se compose d’une résidence de plusieurs étages, une cour à portiques, une mosquée, une fontaine et surtout un hammam sur le modèle des bains romains.Il a longtemps été attribué au 10e calife de la dynastie des Omeyyades, Hisham bin Abed el-Malik (724-743). Mais il semble que ce soit son neveu et successeur al-Walid II qui l’ait en fait bâti vers 743-744, et habité. Palais inachevé, il fut détruit par un tremblement de terre vers 749. Le plus célèbre aspect artistique du site est "l’arbre de vie", superbe mosaïque située dans le diwan (ce qui nous ramène à Goethe) du hammam. La mosaïque de la salle de bain principale (aujourd'hui recouverte d'un immense tapis pour la protéger des visiteurs) serait la plus grande mosaïque connue dans le monde. Toutes les mosaïques découvertes au Palais de Hisham sont de très haute qualité et disposent d’une grande variété de couleurs et de motifs figuratifs qui révèlent l'importance de la figure dans l'art islamique de cette période. 

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