sur la route de Sarajevo : quelques notes à propos des ponts de Goražde, de Joe Sacco et de la bande dessinée
Réveil à Višegrad dans un motel poussiéreux. La chambre où nous avons dormi donne sur la Drina. On voit là-bas le fameux pont fermer l’horizon. Je m’assieds sur le rebord de la fenêtre pour en dessiner les arches mais le caprice orthodoxe de Kusturica capte les rayons du soleil et me gâche la vue.
Il a gelé toute la nuit, l’air est encore très frais, alors on décide de descendre avaler le petit-déjeuner promis la veille. La salle à manger est vide ; les couverts ne sont pas mis. Un petit-déjeuner ? Sous un immense portrait de Vladimir Poutine – celui d’il y a quinze ans, qui avait encore la maigreur, le teint blafard et les cheveux blonds d’un agent du KGB n’ayant jamais vu la lumière du jour –, la cuisinière nous fait savoir qu’elle n’est pas au courant. Sous le regard bleu de Poutine, mon russe me revient et je commence à me plaindre dans la langue du grand frère slave mais la vieille dame ne veut rien entendre, alors nous sortons. La voiture chargée, nous nous apprêtons à quitter la ville quand surgit le propriétaire ; je réitère ma demande, il nous dit de le suivre, nous fait assoir et revient quelques minutes plus tard avec deux omelettes. Pour les cafés, il faudra les quémander.
Après un nouveau crochet par le pont, histoire de prendre quelques photos sous le soleil cruel d’avril, nous quittons la Republika Srpska sous les banderoles rouge bleu blanc qui célèbrent l’anniversaire de l’indépendance. Direction Sarajevo. Sur la route de Sarajevo, nous décidons de faire un petit détour par Goražde, pour voir les lieux qui ont servi de cadre à Joe Sacco dans sa bande dessinée éponyme.
Goražde – grad heroi, la ville héroïque, comme l’annoncent les panneaux après ceux qui nous informent qu’il vaut mieux ne pas s’aventurer sur les bas côtés encore minés – se situe aux portes de la fédération croato-bosniaque, quelques kilomètres en amont de Višegrad. Moins profonde, moins encaissée entre les montagnes, la Drina n’y est pas aussi belle. Reliant les deux rives de la ville, on trouve deux ponts modernes, assez laids d’ailleurs, mais qui ont joué – comme celui d’Ivo Andrić – un rôle crucial dans les différentes guerres balkaniques (écrivant cela, je pense aussi au pont de Mostar, au ponts de Novi Sad, au pont latin de Sarajevo sur lequel fut assassiné l’archiduc François-Ferdinand en 1914, et je me demande pourquoi tous les événements les plus importants de l’histoire des Balkans se sont déroulés sur des ponts, sur ces ponts symboles de l’euro que nous gravons sur nos coupures, manière d’oublier, peut-être, que nous aussi, nous les avons détruits, et que nous avons érigé davantage de murs que de passerelles entre le monde et nous).
Le premier pont est en travaux mais peu importe : c’est le second qui nous intéresse. Dans sa bande dessinée, Joe Sacco l’a représenté plusieurs fois, ce second pont de Goražde. Nous le traversons et nous garons la voiture sur la rive droite, au pied d’une immense mosquée flambant neuve (des drapeaux et des inscriptions indiquent que les capitaux turcs se sont rués sur la ville détruite). Nous marchons sur les quais, les yeux levés vers les immeubles encore troués d’impacts. N’importe quel signe devient comme un indice encore visible de la guerre, au point que ces traces de pas d’enfants gravés dans le ciment trop frais, sur le parapet, où les pluies acides ont laissé des dépôts de rouille, font penser à de petites mares de sang. Échoué parmi les joncs qui bordent les berges, il y a un radeau. Peut-être un de ces radeaux qui supportaient, pendant la guerre, les mini-centrales bricolées par les habitants de la ville pour puiser dans le courant de la rivière un peu de lumière ? Sous le pont, on voit encore la passerelle en bois que les piétons empruntaient pour joindre les deux rives de la ville à l’abri des snipers. Sur le pont et tout autour, il y a des monuments – les uns aux victimes des Oustachis pendant la deuxième guerre mondiale, les autres aux victimes des Tchetniks pendant la dernière guerre civile.
Quelques mots, tant que j’y suis, à propos de Joe Sacco. J’ai découvert son travail à mon retour de Jérusalem, en lisant Palestine, et ça a été pour moi un choc, une révélation comme je n’en ai pas eu très souvent en lisant (ce qui m’arrive de temps en temps) des BD. Quand j’ai appris que nous partions vivre en Serbie, je me suis procuré Goražde, histoire de savoir dans quel pétrin nous allions mettre les pieds. La violence des images et des récits a été telle que je n’ai pas pu finir le livre avant notre départ, pour me protéger, comme si au fond, je ne voulais pas, ne tenais pas à tout savoir.
Il suffit de comparer les dessins de Joe Sacco dans Palestine et ceux d’un Guy Delisle dans ses Chroniques de Jérusalem pour comprendre la différence entre la BD entendue comme un art et la BD restée au stade d’un enfantillage un peu gratuit, pour l’amusement des lecteurs, de 7 à 77 ans. D’un côté un dessinateur-voyageur, un peu à la mode étonnante et malouine qu’on aime si bien en France ; de l'autre un vrai reporter qui fut à l’avant-garde du renouvellement de la BD. Là où un Guy Delisle, dans ses petites vignettes proprettes et torchées en un tour de main, se contente de résumer en quelques traits schématiques (et parfois efficaces, je ne le nie pas) les principales lignes de clivage israélo-palestiniennes, Sacco, lui, nous embarque dans un délire verbal et graphique, un vertige de mots et d’images qui nous tient en haleine et nous fait voir, entendre, sentir, toucher du doigt ce qu’il dénonce. Que ce soit à Gaza en 1992 ou à Goražde en 1996, dans cette prison à ciel ouvert ou dans cette enclave devenue le dernier cercle de l’enfer, on a l’impression d’être là, dans la peau de ce petit bonhomme à lunettes qui s’est mis dans la tête de vivre au quotidien le chemin de croix d’un Bosniaque ou d’un Gazaouite. Quand Delisle voit toujours les choses de l’extérieur, avec ses lunettes de Frenchie expatrié, qui visite tous les must-see de Jérusalem et de ses environs et passe à côté de ce qu’il y a de terriblement humain dans cette terre qui appartient aux Dieux, Sacco, lui, n’est jamais là en tant qu’Américain. S’il est plus présent, graphiquement parlant, il s’efface pourtant, dans son récit, derrière les hommes, les femmes, les enfants avec lesquels il a noué de vraies relations d’amitié : car c’est en tant qu’homme qu’il nous parle. S’il ne propose jamais le point de vue de l’autre (l’Israélien, le Serbe), ce n’est pas qu’il le hait, qu’il le méprise ou qu’il le juge : c’est qu’il ne l’a jamais vraiment rencontré. Ne le connaissant pas, il ne peut pas le faire parler, il ne peut pas le dessiner, il ne lui accorde ni voix ni visage. Il l’a peut-être fui, comme on fuit d’instinct qui nous est étranger, mais il ne le pourchasse pas.
Si Delisle a un talent, c’est celui de l’anecdote : ce qui lui est arrivé, à lui, dans tel ou tel lieu, ne manquera pas de vous arriver à vous (j’en ai fait l’expérience) s’il vous arrive d’y traîner vos guêtres. Les lieux où Sacco a traîné les siennes, personne ou presque, à l’époque, n’osait s’y rendre ; ce qu’il décrit, c’est toujours une situation d’enfermement, d’étouffement, de claustration, de surpeuplement : sur une planche de Sacco, ça grouille dans tous les sens, ça gueule dans tous les coins, c’est toute une ruche humaine et cacophonique qui s’agite et fait éclater le carcan des vignettes ; ça déborde de partout, comme une marmite sur le feu ; ce que peut la bande dessinée, sous les hachures frénétiques de sa plume, la littérature ne le peut pas ; le cinéma, le documentaire, peut s’en approcher, mais il manque au cinéma une certaine forme de distanciation, la possibilité de juxtaposer, case après case, l’horreur et l’humour, la poésie et l’autodérision, cette impureté tonale qui est l’apanage du neuvième art. Rien d’anecdotique dans une planche de Sacco. Et pourtant, le dessin vous happe et vous captive toujours par un détail marquant, inoubliable : l’impact en forme de patte d’ours d’un obus sur le trottoir, les phalanges osseuses d’une vieille dame qui réchauffe ses mains sur des braises, la boue qui s’accroche à la semelle d’une basket, le canon luisant d’un pistolet-mitrailleur. Car dans cet art où le cadrage est toujours original et surprenant, tout semble vu dans un miroir grossissant qui fait ressortir les moindres imperfections ; s’il y a parfois de la caricature dans ce noir et blanc, il n’y a jamais de manichéisme, d’où ces hachures et ces croisillons qui grisaillent partout l’image et qui signent l’unité d’un style et l’honnêteté d’un auteur toujours en quête de capturer l’intensité d’un moment, le tourbillon même de la vie.