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l'araignée givrée
25 janvier 2015

Du poignard à la kalachnikov : dessine-moi ton pays

 

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Il y aurait, là-bas, à l'autre bout du monde, une île. Elle s'appelle W. Elle est orientée d'est en ouest; dans sa plus grande longueur, elle mesure environ quatorze kilomètres. Sa configuration générale affecte la forme d'un crâne de mouton dont la mâchoire inférieure aurait été passablement disloquée. Le voyageur égaré, le naufragé volontaire ou malheureux, l'explorateur hardi que la fatalité, l'esprit d'aventure ou la poursuite d'une quelconque chimère auraient jetés au milieu de cette poussière d'îles qui longe la pointe disloquée du continent sud-américain, n'auraient qu'une
chance misérable d'aborder à W.

Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance. 

 

Pendant deux mois, j’ai animé à Jérusalem des ateliers d’écriture. Avec trois types de publics différents. Au premier atelier, qui se tenait au centre culturel français Romain-Gary, à Jérusalem-Ouest, les lundis soir, venaient des adultes aux parcours très différents mais qui avaient en commun l’amour de la langue française (on comptait entre autres des Français expatriés, des Franco-israéliens, des Israéliens d’origine russe et francophiles).

Les deux autres ateliers se sont déroulés au Lycée français de Jérusalem, situé également dans la partie occidentale de la ville, en haut de la rue des Prophètes. La plupart des élèves inscrits au lycée français habitent à l’est de la ville ; tous les jours, ils traversent l’ancienne ligne verte leur cartable sur le dos ; certains, même, viennent de plus loin, de Bethléem ou de Béthanie, et doivent franchir le mur de séparation, à l’aller comme au retour, à heures fixes, dans un minibus affrété spécialement pour eux. Les élèves avec lesquels j’ai travaillé – vingt dans une classe de seconde et trente dans une classe de troisième – se répartissent en différentes catégories.

Le premier groupe, de loin le plus nombreux, était composé d’Arabes de Jérusalem (entre eux, la formule consacrée est « Arabe de 67 ») : nés à Jérusalem après l’annexion et la prétendue « réunification de la capitale historique du peuple juif », ils ne possèdent ni papiers israéliens, ni carte d’identité palestinienne et résident dans les différents villages de l’est : Beit Hanina, Shuafat, Wadi-el-Joz, Ras-el-Amoud, etc.

Dans un deuxième groupe, on pourrait rassembler les Arabes israéliens (entre eux, la formule est « Arabe de 48 ») : citoyens israéliens, ils étaient originaires de Galilée ; leurs parents s’étaient installés pour des raisons professionnelles dans la banlieue de Jérusalem, à l’est ou à l’ouest.

Les enfants d’expatriés (pas seulement français mais tous francophones) formaient un troisième groupe.

Le dernier groupe rassemblait les rares enfants juifs, israéliens ou français. Débarqués récemment, en pleine phase d’aliyah, je les voyais remettre leur kippa sur la tête une fois dans la rue, où ils pouvaient se mêler à la population locale, dans un des quartiers les plus religieux de la ville : l’établissement se situe à deux pas de Mea-Shearim.

Autant dire que le lycée Saint-Joseph, propriété de l’Église catholique, entouré de murs, surveillé par un sympathique Cerbère nommé Joe, était comme une île, un microcosme enclavé, où des enseignants français, israéliens, franco-israéliens, dispensaient leur savoir et dépensaient leur énergie devant des élèves à peine moins agités et à peine moins paumés que ceux de nos banlieues, qui témoignaient à eux seuls de l’immense complexité de la Ville Sainte.

En accord avec les enseignants, dans le souci constant de respecter leur sensibilité, leur approche pédagogique, le contenu de leur programme mais aussi pour ne pas brusquer les élèves et éviter les débats géopolitiques qui transformeraient la classe en guerre des tranchées, j’ai dû adapter les projets imaginés quelques mois plus tôt en France ; j’ai tout de même tenu à proposer deux types d’ateliers d’écriture intitulés respectivement « ancêtres imaginés », « archipels imaginaires ».

Sur le modèle de mon Kaddish, j’ai invité les élèves de troisième à rédiger la vie imaginée d’un de leurs ancêtres. Non pas dans l’invocation, en tutoyant l’ancêtre inconnu, comme je le souhaitais, comme je l’avais fait, mais dans une narration classique, à la première personne du singulier, en prenant la parole à la place de l’absent. W ou le souvenir d’enfance, de Perec, nous servirait de canevas : les élèves partiraient en quête d’un objet matériel, d’une trace indubitable (photo, livre, article de presse, journal intime, foulard, bijou, etc.) et à partir de cet indice, sans assaillir leur entourage de questions, ils décriraient le document (« sur la photo le père a l’attitude du père » écrit Perec…) avant de faire surgir le « je » d’énonciation ; comme si tout à coup, l’objet s’animait, comme si la photo, le journal, le bijou se mettait à parler…

En m’inspirant de la trame d’un livre auquel je travaille depuis plusieurs années, j’ai invité les élèves de seconde à inventer un archipel imaginaire. Les premières séances seraient consacrées à l’invention – voire à la cartographie – de l’archipel imaginaire. Perec et son W volerait encore une fois à notre secours, grâce à ce passage mémorable, que nous étudierons en classe, relevant les procédés de description, le langage géographique utilisé : « Il y aurait, là-bas, à l’autre bout du monde, une île. Elle s’appelle W… » Ensuite, il leur faudrait inventer un narrateur, dire « je », trouver leur voix… Le récit commencerait avec l’exil – volontaire ou subi – du narrateur qui quitterait Jérusalem pour une raison X ou Y. Parvenu sur la côte lointaine de l’archipel (pas question de situer celui-ci en Europe, sur les rivages trop semblables de la Méditerranée), il décrirait méthodiquement les contours de sa terre d’asile, les us et les coutumes de ses habitants, raconterait son étonnement devant cette inquiétante étrangeté avant de se rendre compte, à mesure que se poursuivrait son exploration, que cet archipel imaginaire lui rappelle un peu trop celui, métaphorique, aride, mais bien réel, qu’il a quitté : bref, il découvrirait qu’il a mis les pieds sur une terre aussi contrastée, aussi compartimentée, aussi violente peut-être, que celle qu’il a fuie…

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Lors d’une séance préliminaire, afin de mieux comprendre comment ces jeunes gens de quinze-seize ans se figuraient le monde qui les entourait, je leur ai demandé de réaliser une carte mentale de leur pays (en me gardant bien de le nommer : ni Palestine, ni Israël). Atlas, manuels, agendas, téléphones, Internet interdits. Interdits aussi les coups d’œil sur la carte du voisin : dessine-moi ton pays, toi-même, à main levée. Toutes les informations qui leur passeraient par la tête seraient les bienvenues mais le temps était compté : je leur laissais seulement cinq minutes.

 

Ramez

Voici les toponymes les plus fréquemment situés. En tête, conflit récent oblige (je rappelle ici que je suis arrivé en Israël quelques jours seulement après la fin de l’opération Bordure Protectrice), ce qui confirme l’empire des média dans l’imaginaire des adolescents, on trouverait Gaza, présente sur neuf des treize cartes (je n’ai pas pris en compte les résultats des élèves expatriés, peu représentatifs). Et sur toutes ces cartes, l’enclave serait bien située ; seul un élève la localiserait dans la pointe sud du pays, en bordure de la Mer Rouge. Jérusalem, présente 8 fois sur 13, serait assez bien située. Tel-Aviv apparaîtrait six fois, de même que la Mer Méditerranée et l’Égypte. Viendraient ensuite Eilat (5 occurrences), le Liban, la, Jordanie, Haïfa (4), la Mer Morte (3) puis la Galilée, la Syrie, la Cisjordanie (jamais intitulée comme telle, mais une fois en anglais « West Bank » une autre en arabe, « Dafeh », le terme équivalent à nos Territoires). Enfin, la Mer Rouge, Saint-Jean d’Acre, Nazareth et Bethléem. Une seule occurrence, étrangement pour Israël (absence qu’il ne faut pas interpréter, je crois, comme un déni palestinien mais plutôt comme le silence de l’évidence). Une seule mention, également, pour Ramallah, Tibériade, Jéricho, Ramla et Netanya. Quant au lointain plateau du Golan, il n’apparaîtrait qu’une seule fois, mal situé de surcroît.

Muhammad

Mais les plus parlants ne sont pas les toponymes, sur ce genre de cartes mentales. Les proportions, les contours nous en disent davantage. Ainsi, bizarrement, le mur de séparation ou la ligne verte, que ces élèves doivent franchir tous les jours, ne serait tracé que sur trois copies. Enfin, sur toutes les copies sauf trois, Israël serait représenté comme une île, qui pourrait s’entourer parfois d’autres îles appelées Syrie, Jordanie, Liban, Égypte – dessinant ainsi une sorte d’archipel proche-oriental. La forme du pays serait toujours plus ou moins stylisée : Israël innommé deviendrait ainsi, tour à tour losange, boomerang, deltaplane ou poignard.

Dans un deuxième exercice, les élèves seraient invités à dresser un tableau en deux colonnes : ce que j’aime/ce que je n’aime pas à Jérusalem. L’autocensure ayant joué à plein, on se contentera d’observer que les réponses du type « le mur » « la police », « les foulards », « les chapeaux », « les barbus », « les touristes » reviendraient plusieurs fois dans la colonne je n’aime pas des copies, les plus rebelles écrivant « les gens », « les gens en général ».

La séance suivante serait consacrée à la localisation, à la cartographie et à la description de l’archipel imaginaire. La séance se passe au CDI du lycée. Des atlas du monde entier sont déployés sur les tables. Les élèves les feuillettent fiévreusement, les font tourner, se les arrachent des mains sans ménagement. Et c’est là, dans un boucan joyeux et bariolé, que les élèves rivaliseront en trouvailles – donnant à leurs îles toutes les formes possibles et imaginables. Petites figurines tarabiscotées, telles des personnages de Michaux. Immenses lettres dispersées dans l’Océan Indien. Kangourous. Chevilles détachées d’une guitare-univers. Orteils échappés d’un pied-continent. Gigantesque grenade éclatée en sept îles anagrammes des principales villes de Palestine :

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« Cet archipel à peu près circulaire, de 121 kilomètres de longueur, situé dans l’Océan Atlantique, aurait la forme d’une grenade éclatée, constituée de sept îles. Leurs noms sont bizarres. Elles s’appellent : Faiha, Chorijé, Ninje, Nasloupe, Bemeleth, Mallarah et Rezanath. On trouve sur ces îles des palmiers, le ciel est toujours bleu, et il y a aussi de petites maisons blanches à toit plat, qui se ressemblent toutes. Chacune de ces îles lointaines n’a qu’un seul port. Sur les côtes, il y a partout des falaises, des récifs, des marécages. Par conséquent, on est obligé d’accoster ces îles par leur port. Et ces ports ont des portes. Sept portes qui font penser aux sept portes d’une muraille médiévale. Quand on passe chacune des sept portes, l’entrée n’est pas droite : il faut tourner à droite puis à gauche et encore à droite. Enfin, chacune de ces sept îles a une particularité : Faiha est la plus ancienne ; Chorijé la plus chaude car située au sud ; Nasloupe est spécialisée dans la fabrique du fromage ; à Mallarah on trouve tout ce qu’on veut. Rezanath est remplie de fleurs et de graines de tournesol. Ninje est pleine d’orangers et Bemeleth est couverte d’oliviers. » (Ameer, Neuxparadigma)

Ameer n’a pas mis longtemps à trouver les contours de son archipel. Mais son ami Ezzat ne sait toujours pas quelle sera, pour son narrateur, la forme de l’exil. À la fin de la séance, il se tourne vers moi :

- Monsieur, quelle est la forme de Jérusalem ?

- Je ne sais pas… Une forme en toile d’araignée, comme la plupart des villes…

- Vous êtes sûr ?

Histoire de vérifier, j’arrache sur la table voisine, aux mains des filles qui se sont détournées de la géographie pour dénicher leur archipel dans leurs rêves, un vieil atlas du début des années 80. L’ouvre aux pages 48-49. Planche Israël/Palestine. Jérusalem-Est, récemment annexée, est une tache grise, allongée vers le nord, avec deux branches qui s’enfoncent vers l’ouest.

- Regardez, regardez, monsieur, Jérusalem, c’est pas une toile d’araignée, c’est une kalachnikov !

Je fais pivoter l’atlas sur la table, je regarde : en effet, l’agglomération de Jérusalem-Est, dans les contours de sa « réunification » par l’État hébreu, a la forme d’une kalachnikov brandie vers le nord, qui pointe son canon en direction de Naplouse et de Ramallah. Eurêka ! Ezzat sourit de toutes ses dents, il a trouvé la forme de son archipel :

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« Dans l’Océan Pacifique, à deux mille kilomètres au sud de Hawaï, se trouve la république de Mélasurej. Bizarrement, ce petit archipel a la forme exacte d'une kalachnikov. Il est composé de six îles portant les noms (ou plutôt les numéros) suivants : Wahad, Ithnan, Thalatha, Arba'a, Khamsa et Sita. Il mesure cent kilomètres du nord au sud et trente d'est en ouest.

Au centre se trouve Thalatha (le chiffre 3 en arabe) qui est inhabitable car elle est entièrement volcanique. En revanche, toutes les autres îles sont plantées d'arbres fruitiers – plus précisément d’oliviers.

Wahad (le chiffre 1), l'île la plus septentrionale de l'archipel, offre tout ce qui concerne la santé. Elle abrite des hôpitaux, des cliniques, des pharmacies, des centres de recherche médicale, etc.

Ithnan (2), nommée aussi "l'enfer" par les élèves, concentre tous les lieux d'études : écoles, collèges, lycées, universités, cours extrascolaires, centres d’enseignement professionnel, etc.

Arba'a (4) est l’île qui a le rôle le plus important de cet archipel car toutes les activités essentielles se déroulent là-bas, et le gouvernement s'y est également installé, avec le président, les ministres, et l'Assemblée nationale.

Khamsa (5) est l'île préférée des habitants car on peut y trouver tout ce qui est du domaine de la culture, des loisirs et du tourisme. Les Mélasuréjiens peuvent se rendre dans de nombreux restaurants et cinémas ; dans les théâtres, on joue une grande variété de pièces, et de très grands stades réjouissent ceux qui aiment le sport.

Sita (6) est l’île qui concentre toutes les habitations…» (Ezzat, Voyage à Mélasurej)

Avec une telle répartition des fonctions, un tel zonage archipélagique, autant dire que la vie quotidienne d’un Mélasuréjien est un vrai casse-tête. Il lui faut sans cesse prendre le bateau et changer d’île s’il veut passer une journée normale. Tous les jours, vers cinq heures du matin, des centaines de milliers de Mélasuréjiens se réveillent tout au sud de l’archipel, dans l’île-dortoir de Sita (la crosse de la kalachnikov) et prennent leur voiture ou grimpent dans des bus vers le nord, en direction du port. Les bus, les voitures, les camions se suivent à la queue-leu-leu sur l’unique autoroute, les embarcadères sont bondées, les gens s’engueulent sur les quais, des flics en gilets fluos examinent leurs papiers ; tout le monde se presse devant la capitainerie pour passer les premiers les grilles du port et monter à bord des centaines de ferries en partance pour Khamsa, l’île-poignée. De Khamsa, on gagne, grâce à un très long pont suspendu, Thalatha (la culasse volcanique et déserte, le chaudron de l’archipel) qu’il faut traverser en détournant les yeux de son paysage désolé, toujours cap au nord. C’est là, parmi les cratères encore actifs, sur des routes ravagées par les coulées de lave que se séparent les Mélasuréjiens. Les enseignants dans leurs voitures, les écoliers et les étudiants dans leur bus, tous ceux qui sont encore en âge d’étudier ou qui ont la patience d’enseigner après des heures de transport, bifurquent vers l’ouest, s’engouffrent dans le long tunnel qui traverse un nouveau détroit et resurgissent sur l’île en forme de corne de bouc, Ithnan l’infernale (le chargeur de la kalachnikov). À l’ouest bifurquent aussi les médecins, les pharmaciens, les infirmières, tout le personnel hospitalier. Mais ils ne font que traverser Ithnan car il leur faut se rendre, à bord de nouveaux bacs et ferries, plus loin vers le nord, à plus de cent kilomètres de leur maison, sur Wahad, l’île-canon, où se dressent toutes les cliniques, les hôpitaux, les centres médicaux et les pharmacies du pays. Quant à tous les autres Mélasuréjiens, quel que soit leur métier, ils doivent tourner à droite et rejoindre le port-checkpoint : là les attendent les navettes maritimes qui les déposent sur Arba’a, l’île orientale, où ils se répartissent selon leurs compétences, dans les différentes zones d’activité (commerciale, artisanale, agricole, industrielle) de cette longue et étroite bande de terre qu’on appelle aussi « le levier ».

Les Mélasuréjiens ne se plaignent jamais pendant une journée de travail et ne cherchent jamais à se détendre : quiconque aurait besoin d’un cachet d’aspirine après le déjeuner à la cantine ou souhaiterait échapper à ladite cantine et à sa purée de pois-chiches quotidienne pour un resto sympa de Khamsa ou une petite séance de fitness une fois son sandwich avalé préfère y renoncer : il sait qu’il n’aura pas le temps – ni l’argent, d’ailleurs – de se payer un aller-retour pour Wahad ou Khamsa ; il voit déjà la tête de son patron qui le convoquera dans son bureau pour lui taper sur les doigts ou lui remonter les bretelles. Mais c’est le soir, quand tous les habitants d’un pays tentent de traverser à la même heure le très long pont suspendu qui mène à Khamsa, quand les klaxons vous déchirent les tympans, quand l’île-poignée devient une vraie foire d’empoigne, avec ses stades et ses cinés surchargés, ses théâtres et ses restos qui affichent complets, ses files d’attente à l’entrée des bowlings, ses piscines transformées en rings de boxe, ses parcs grouillants de gens, oui, c’est le soir que tout le monde rêve de quitter un jour Mélasurej et son climat idéal pour une terre moins étroite et moins fragmentée, moins compartimentée. C’est le soir, dans les embouteillages interminables, sous les volcans de Thalatha que chacun comprend l’inviabilité de cet archipel du taylorisme absolu, qui ne divise pas les gens selon leur origine supposée, mais les regroupe, les parque et les filtre selon la tâche qui leur est attribuée et leur emploi du temps de la journée.

On pourrait croire que ce zonage implacable qui sévit dans ce monde insulaire a un avantage considérable : à défaut d’être viable et vivable, cet archipel serait équitable. Car à Mélasurej, tout le monde est logé à la même enseigne : l’île Sita. Le Mélasuréjien qui-ne-se-lève-pas-tôt pour travailler plus et gagner plus n’existe pas. Hélas, il ne faut pas croire que la ségrégation n’existe pas dans ce parc humain, ni que tous les problèmes ethniques et sociaux soient résolus par ce mécanisme d’horloger plus ou moins bien huilé : car il y a Sita-ouest et Sita-est, Sita-des-riches et Sita-des-pauvres ! Écoutons le narrateur-visiteur qui s’est retrouvé embarqué sur cet archipel :

« Sur l’île Sita, il me semblait que les gens s'entendaient bien, vivaient en harmonie malgré leurs différences. […] Jusqu'au jour où j’ai rencontré un homme qui m'a fait réfléchir et découvrir d'autres choses. Il m'a dit que tout ce que je voyais là n’était que de belles apparences mais que la réalité était autre. Il m'a emmené dans l’ouest de l'île, où nous avons pu admirer de très riches villas avec des jardins magnifiques. J'étais émerveillé par la beauté de tout cela et mon ami n'a pas émis la moindre objection. Mais il m'a ensuite conduit à l’est de l'île, où il y avait d'horribles bidonvilles. Alors, il m'a expliqué que c'étaient les gens des somptueuses villas qui entretenaient dans la misère ces pauvres gens des bidonvilles. Il y avait aussi un mur qui séparait les riches et les pauvres car auparavant pas un jour ne se passait sans qu'il n'y ait un meurtre, un empoisonnement, un attentat, une agression. Sous une autre forme, je retrouvais les problèmes de Jérusalem ! Au moment même où je pensais cela, nous avons été épouvantés par une énorme explosion : c'était un attentat commis par des jeunes drogués du quartier pauvre qui voulaient détruire le mur de séparation. Mon ami et moi avons été blessés et nous avons été transportés à l'île Wahad pour y être soignés. En tant qu'étranger, j'ai été bien traité mais les médecins ont refusé de s'occuper de mon ami, qui venait du quartier pauvre...

J'ai été horrifié par leur mentalité discriminatoire et irrespectueuse. Quand je suis arrivé là, je me croyais au paradis, et finalement, c'était l'enfer que je découvrais. Il valait mieux retourner à Jérusalem car au moins, là-bas, les médecins soignaient tout le monde sans distinction ! » (Ezzat, Voyage à Mélasurej)

La nouvelle fera partie des trois meilleurs textes sélectionnés par les élèves eux-mêmes ; les textes seront lus le 21 octobre, lors de la dernière séance, au centre culturel Romain-Gary, devant les camarades, les parents d’élèves, les habitués du centre, les enseignants et le proviseur du lycée. Les élèves ayant refusé de lire leurs propres œuvres, c’est Élie, le seul élève juif pratiquant de la classe qui aura prêté sa voix de comédien-né au narrateur du Voyage à Mélasurej. Il aurait fallu voir cet adolescent en costard noir, sa kippa noire sur la tête, nous raconter l’histoire d’une Jérusalem insulaire en forme de kalachnikov qui finit par la destruction du mur de séparation !

Un autre archipel aura retenu l’attention de tous.

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Pundjel, surgi de l'imagination de Nicole, se situe au sud de l’Australie. Wayland, Hiérosolomytain en exil, doit s’y rendre la mort dans l’âme :

« Il n’aurait jamais pensé qu’un jour, on l’obligerait à laisser derrière lui la ville et le pays où il a toujours vécu. Allait-il y revenir ? Allait-il revoir son pays et les gens qu’il connaissait ? La vie là-bas serait-elle la même ? Comment allait-il s’y habituer si tout était différent ? Sera-t-il possible de s’y habituer ? » (Nicole, Pundjel)

Quatre îles principales composent cet archipel du bout du monde. Quatre îles de couleur différente : Abyyad est l’île blanche, Asfarr l’île jaune, Asswad l’île noire et Ahmarr l’île rouge.

« Ces quatre îles composent en effet la durée de vie d’un être humain […]. Comme les Indiens d’Amérique le croyaient, le rouge est la naissance, le développement est le jaune, le noir c’est la maturité et le blanc est la mort. »

Abbyad, l’île centrale, en forme de poire renversée, avec sa flore immaculée, semble inchangée depuis la nuit des temps :

« Mais cette île était-elle toujours, depuis le début, comme elle est aujourd’hui ? Nous savons tous très bien que cela est impossible. Tout change avec le temps. Et cette terre a connu le temps qui passait et qui passe encore. Comme toute autre terre. »

Car, sur Abbyad, toute la végétation est blanche à l’exception d’un seul arbre :

« C’est un olivier – un banal olivier mais qui, depuis très longtemps, se trouve implanté dans la terre de l’ancienne île. C’est le seul olivier de Pundjel et, probablement, l’arbre le plus âgé aussi. […] Il est l’arbre le plus ancien et le plus respecté, d’un point de vue religieux, par les habitants de Pundjel. C’est comme le mont des Oliviers à Jérusalem. Il est important, et on essaie de bien en prendre soin. »

Pundjel, le pays qui vénère ce dernier olivier égaré sur une île au sud de l’Australie, est surnommé « l’archipel de la vie et de la paix. » Car, si cet archipel a pu survivre à tous les cataclysmes, à toutes les guerres, comme en témoigne la présence de cet olivier plurimillénaire, c’est qu’il a un secret :

« Bien sûr Pundjel a perdu beaucoup de cultures, d’habitudes, de civilisations, et c’est justement pour cela qu’on essaie aujourd’hui de bien les conserver, et qu’on écrit des livres et des livres, des mémoires, pour tout savoir sur les différentes façons de vivre et de penser.

On trouve sur Pundjel toutes les strates de l’histoire. Regardez la sierra pure ! Regardez les grottes préhistoriques, les temples, les pyramides ! Regardez tout cela ! Mais savez-vous ce qui rend cet archipel très important et plein de mystère ? Je vais vous dire.

C’est qu’il n’a jamais appartenu à personne. »

La leçon de l’histoire, selon Nicole, c’est qu’il ne faut pas avoir peur du temps qui passe, qu’il ne faut pas craindre les changements, qu’il faut les accepter, voire les provoquer :

« Wayland le sait maintenant. Un changement, quel qu’il soit, n’a pas toujours un effet négatif sur nous. Et à Jérusalem, beaucoup doit être changé d’après Wayland – et d’après moi, qui suis d’accord avec lui. » 

 

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