La forme et la couleur de la guerre : les cerfs-volants de Tel-Aviv
Dans le ciel de la Vieille Ville, un cerf-volant.
Et au bout du fil, un enfant
Que je ne peux voir
À cause du mur.
Yehuda Amichaï, 2000.
Cerfs-volants de tous les pays, unissez-vous !
Romain Gary
J’étais venu en Terre sainte pour écrire un roman et voir planer des cerfs-volants. Revoir les cerfs-volants qui m’avaient tant ému, il y a quatre ans, sur un terrain vague des environs de Bethléem. Écrire l’histoire d’un cerf-volant qui se joue des barrières, défie les murs et relie les gens au gré du vent. J’étais venu avec une bonne dose d’idéalisme et dans la tête le plus gluant des romans ; j’étais fin prêt pour me noyer dans la confiture bienpensante du moment ; le voyage, comme souvent, aura plutôt tourné à la déconfiture. Romain Gary, pourtant, m’avait prévenu : « Tu aimes une idée, elle te semble la plus belle de toutes, et puis quand elle se matérialise, elle ne se ressemble plus du tout ou devient carrément de la merde. »
Le soir de mon arrivée, j’ai eu cette chance inouïe : en sortant de l’école biblique et archéologique, où je venais tout juste de déposer mes bagages, j’ai vu un cerf-volant flotter au-dessus d’un balcon de Jérusalem-Est. Les voyages sont ainsi faits : dans les premiers jours, on est tellement excité par la joie d’atterrir ailleurs que chaque signe devient la promesse d’un monde meilleur. Je me suis dit, tu vois, Emmanuel, ta petite utopie est en passe de se réaliser : tu n’es pas au Pays du cerf, tu es bien dans ce Pays des cerfs-volants dont tu rêvais il y a quatre ans, tout ce que tu voulais écrire est là, sous tes yeux, tu n’as qu’à noter ces fragments de réel et ton livre s’écrira de lui-même. J’ai regretté de ne pas avoir mon appareil-photo sur moi et je me suis dit que j’attendrais de repasser par là. Lorsque je suis repassé, il faisait presque nuit, les gamins étaient descendus sur le trottoir, route de Naplouse, à deux pas de l’ancienne ligne verte qui traçait autrefois la frontière entre l’est et l’ouest de la ville. Sur cette ligne verte que les cartes ont effacée mais qui marque encore les paysages, ils couraient derrière leur cerf-volant – le jouet s’élevait dans l’air, retombait, se traînait par terre ; le vent n’était plus assez fort pour le porter. J’ai commencé à prendre des notes dans mon calepin, j’ai dessiné ces enfants en plein élan : je n’avais toujours pas mon appareil sur moi. Et c’est là, en esquissant cette scène au stylo noir, que je me suis dit que ça valait mieux ainsi : car ce que je n’avais pas saisi, dans l’excitation du premier instant, c’était la forme et la couleur si particulière du cerf-volant. Oui, le cerf-volant avait la forme d’un avion de chasse et la couleur – toutes les taches de panthère – d’un treillis militaire.
Le lendemain, en poussant la lourde porte blindée du couvent Saint-Étienne, je suis tombé nez-à-nez avec ces enfants. Deux enfants de neuf-dix ans qui me regardaient avec leurs gros yeux noirs et s’étonnaient peut-être de ne pas avoir affaire à un moine en habit blanc. Je précise ici que le dialogue entre nous se fait dans un anglais des plus rudimentaires :
- On peut entrer ?
- Qu’est-ce que vous voulez ?
- On veut juste entrer dans la cour.
- Qu’est-ce qui s’est passé ? Vous avez perdu votre cerf-volant ?
Petit moment d’hésitation. Puis les deux gamins se regardent et lèvent leurs gros yeux noirs vers moi :
- Oui c’est ça, on a perdu notre cerf-volant.
Les instructions des frères dominicains me reviennent. Surtout ne laisser personne entrer.
- Bon, je vous ouvre la porte mais je reste avec vous et la refermerai derrière vous. Dépêchez-vous, on ne doit laisser passer personne ici. C’est un couvent, ici.
Les gamins ignorent mes mises en garde et se ruent en riant, tête baissée, vers le fond du jardin, là où se trouve un bosquet de bambous. Je comprends très vite qu’ils se sont moqués de moi : il n’y a pas l’ombre d’un cerf-volant dans ce bosquet ; ils sortent des canifs alors, et s’attaquent aux bambous.
- Vous vous foutez de moi ou quoi ? Qu’est-ce que vous allez faire de ces bambous ?
- On va fabriquer un nouveau cerf-volant.
Moi, changeant aussitôt de ton :
- Bonne idée. Et ça vous prendra longtemps ?
Ils ne répondent pas. Ils sont tout occupés à effeuiller les bambous. Alors je décide de leur poser quelques questions :
- Vous vous appelez comment ?
- Muhammad, dit le premier en se tournant vers moi.
- Et toi ?
- Muhammad aussi, dit le second en riant.
- Je pourrais voir comment vous faites ? Je n’ai jamais vu comment on fabrique un cerf-volant et j’en ai besoin pour…
- Non, dit Muhammad n°1.
- Vous le verrez quand il sera fini, dit Muhammad n°2.
Je les raccompagne devant chez eux. On entend une voix de femme qui les appelle. Ils me saluent en poussant la porte d’entrée.
- Vous me promettez que je pourrai le voir quand il sera fini ?
- Oui oui, vous n’aurez qu’à sonner à la porte. On vous ouvrira et on vous montrera.
Sonner à leur porte. Pendant les deux mois que j’ai passés à Jérusalem, je n’ai jamais osé le faire. Qu’est-ce que je raconterai au père, à la mère ? Pour qui me prendraient-ils ? Et pendant deux mois, je n’ai pas vu le moindre cerf-volant barioler le ciel trop bleu de la Terre mensongère. Ni à Jérusalem, ni ailleurs.
J’ai vu pourtant les gamins palestiniens jouer à toutes sortes de jeux guerriers. Je les ai vus jouer au pistolet à eau, au pistolet à billes, au paint-ball, je les ai entendus balancer leurs pétards qui résonnaient dans la vallée du Cédron ; un jour, à Ras-el-Amoud, je me suis pris une fléchette en plastique en pleine poire. Et je ne parle pas des pierres qui fusaient sur les soldats le vendredi soir. Et je ne parle pas de la violence entre garçons, les preuves de virilité permanentes, comment on passe son temps à se battre dans les rues, les raclées que se prennent les gringalets. À l’ouest, j’ai vu – c’était dans les ruines d’un cimetière musulman – un môme de cinq ans, avec papillotes et kippa, faire le fier au bras de sa maman, un M16 miniature en bandoulière. Ici, la guerre est un jeu d’adulte que copient les enfants. Et il a fini par se perdre, « l’art pacifique du cerf-volant » (Romain Gary).
Le jour de mon départ approchait. Un soir de la fin octobre, je marchais sur la plage de Tel-Aviv et j’ai vu une fillette de six-sept ans jouer au cerf-volant avec son père. C’était exactement le même cerf-volant que celui des gamins palestiniens. Un cerf-volant made in Tsahal. Peut-être un cerf-volant distribué gratuitement par l’armée, comme ceux, en forme de losange, que les Américains libérant l’Europe de l’ouest refilaient aux enfants pour leur faire oublier les bombardements : Mickey Mouse, Hi-Flier, Strat-o-Flier, Playmate of the clouds, The Man in the moon, etc.
Et voilà ce que je me suis dit : ici la guerre a tout contaminé, ici même le symbole de l’espoir a pris la forme et la couleur de la guerre ! Notre pauvre Romain Gary s’en arracherait les poils de moustache !
J’avoue que je ne comprends pas très bien pourquoi Romain Gary a fait du cerf-volant l’emblème du souvenir : son dernier roman, Les cerfs-volants, paru en 1980, est dédié « à la mémoire ». Parce qu’au moyen d’une ficelle qu’on rembobine et d’un dévidoir, qui permet de le retenir et de l’empêcher de partir « à la poursuite du bleu », ce fragile assemblage de bouts de bois, de colle et de papier, ce très ancien jouet relierait le futur et le passé, la terre et le ciel – la Matière et l’Idée ? Dans un monde trop vieux, dans un monde de vieillards où l’excès de mémoire est l’infirmité congénitale et transnationale, le cerf-volant ne devrait-il pas être au contraire l’emblème de l’oubli, ou tout au moins le symbole d’une utopie à venir ? Pourquoi Romain Gary a-t-il tenu à reléguer ce jouet dans les parages d’une Arcadie perdue ? Et, repensant à mon roman mielleux, voilà ce que je me suis dit : contrairement aux cerfs-volants de Gary, qui sont à l’effigie de grands personnages de la culture française et de l’histoire de France, les cerfs-volants de tes enfants ne raconteront pas l’histoire mais la géographie déchirée de ces pays qui s’effilochent, car la géographie aide un peu à oublier, car c’est la géographie qu’il faut aujourd’hui recoller, redéployer, car c’est la géographie qui est aujourd’hui malmenée au profit d’une histoire sans cesse mythifiée, ressassée, divinisée.
Or ce jour-là, j’ai appris, grâce à des panneaux publicitaires plantés sur la plage de Tel-Aviv, que se tenait au musée d’Eretz Israël une exposition intitulée playing with the wind et dédiée aux cerfs-volants. Je me suis dit, ça c’est une expo pour toi, et je m’y suis rendu sans hésiter un seul instant. Là que j’ai appris que l’art vénérable du cerf-volant avait non seulement une géographie mais aussi une histoire.
On a longtemps cru que le cerf-volant était né en Chine il y a deux mille ans. Jusqu’au jour où l’on a découvert en Mélanésie les vestiges de cerfs-volants végétaux datant de près de quatre mille ans. Peuple de pêcheurs et de navigateurs, peuple du vent, experts dans l’art de tisser des fils et de confectionner des voiles, les Mélanésiens seraient les premiers inventeurs du cerf-volant. Masques ou totems aériens, les cerfs-volants ont servi dans de nombreuses sociétés à se rapprocher des dieux pour invoquer leur aide. Chez les Maoris, on confectionnait des cerfs-volants sacrés, mi-végétaux mi-animaux, pourvus d’une tête humaine ; faire voler ces hommes-oiseaux était interdit aux étrangers. Au Cambodge, au Moyen-âge, les cerfs-volants étaient utilisés par les brahmanes et les bonzes lors des rites agraires : leur vol augurait de la sécheresse ou invoquait la pluie. Un autre rituel perdura jusqu’au milieu du XIXe siècle : la cérémonie du klèng. Munis d’un arc en bambou et d’une feuille de palmier qui vibre dans le vent (v. ci-contre), pourvus parfois de grelots, les cerfs-volants des rois khmers étaient envoyés dans les airs, pendant la pleine lune de novembre, pour apaiser les esprits célestes et jouer la musique du hasard. En Chine, les cerfs-volants font partie depuis longtemps du folklore national ; de nombreuses légendes leurs sont associés ; tout un bestiaire imaginaire s’est ainsi développé, qui a donné des ailes aux crabes, aux dragons, aux tigres, aux mandrills, aux cobras et même aux crapauds.
Depuis les années 70, de nombreux artistes occidentaux, fascinés par cet usage traditionnel des cerfs-volants, ont décidé de jouer avec le vent, et de se détourner de l’espace confiné des galeries pour s’exposer en plein ciel. C’est ainsi que sont nés deux courants artistiques, art that flies et les arts volants qui ne conçoivent qu’une seule forme d’art : celle qui vole et ne vit qu’en volant. En France, Philippe Cottenceau (v. ci-contre) s’est fait connaître par ces formes fragiles et épurées qui nous offrent « à l’oubli de nous-mêmes » et nous permettent de « savourer la simple occurrence d’un présent allégé du poids du passé et du futur ».
En 1995, Shula et Eli Shavit, deux artistes israéliens, ont célébré la signature des accords de paix en réalisant deux grands cerfs-volants dont les motifs géométriques rappellent ceux du talith hébreu et des robes traditionnelles palestiniennes (v. ci-contre).
Cependant, n’en déplaise à Romain Gary, l’art du cerf-volant n’a pas toujours été pacifique. Je ne pense pas seulement à ces fameux cerfs-volants de combats – très populaires dans les favelas brésiliennes ou au Pakistan, longtemps interdits au Chili ou en Afghanistan – qui sont pourvus de rostres en bambou ou de lames de rasoir, parfois même d’un filin d’acier enduit de poudre de verre pour entailler le fil ou la voilure de l’adversaire et s’assurer la suprématie dans les airs. Les Tatars, les premiers, auraient utilisé les cerfs-volants sur les champs de bataille : crachant des flammes ou de la fumée, ces authentiques serpents (où il faut chercher la véritable étymologie du serp-volant) des airs étaient brandis à bout de bras pour épouvanter l’ennemi. Les Chinois s’en servaient pour porter des messages et évaluer les distances. Plus proche de nous, les stratèges européens s’intéressèrent de très près au lucanisme : la photographie à peine inventée, l’aéroplane étant déjà dans toutes les têtes, on eut l’idée de faire grimper dans le ciel une chambre noire sans photographe : c’est l’invention du photo-cervolisme par un ingénieur français, Arthur Batut, en 1888.
Le cerf-volant de Batut est l’ancêtre du drone. C’est un simple losange de 2,50 m par 1,75 m, facilement démontable et transportable. L’appareil embarqué à bord est une chambre noire en bois et en carton ; l’obturateur est déclenché à distance par une mèche d’artificier. Dix ans plus tard, un ingénieur russe, Thiélé, invente le panoramographe, espèce de panopticon volant : six chambres noires disposées en hexagone sont suspendues à l’armature pour embrasser l’horizon sur un angle de 88°. À l’approche de la première boucherie mondiale, tous les ministres de la guerre se mettent à rêver de cerf-volant, y consacrant un budget étonnant. En 1909 est mis au point le système Saconney qui sert au Maroc face à l’Allemagne dans la première guerre des ondes de l’histoire. La même année, l’armée allemande place tous ses espoirs dans le Roloplan de Richard Steiff (v. ci-contre). En 1914, la compagnie du capitaine Saconney effectue un total de 172 heures d’observation, avec à la clé 80 repérages de batteries allemandes et 67 réglages d’artillerie. Mais en 1915, l’hiver est rude, le ciel capricieux, l’aviation plus fiable ; avec l’essor des biplans, ballons et cerfs-volants sont relégués au rang de jouet d’enfants.
Pendant la deuxième boucherie mondiale, les cerfs-volants reviennent planer sur les cartes d’état-major. Ils servent de porte-antenne aux sous-marins allemands, ils protègent la marine américaine contre les attaques en piqués (ce sont les cerfs-volants de barrage) ; ils font office de cible aux pilotes lors des séances d’entraînement ; enfin ils aident à sauver les aviateurs anglais lors d’amerrissages forcés : c’est le Gibson Girl.
À la même époque, les premiers drones font leur apparition dans la guerre vue du ciel. Ils ont à peu près les mêmes fonctions que certains cerfs-volants : ce sont des drones-cibles, des maquettes faites pour être abattues. Seulement, il y a un saut technologique très net : le radioguidage a supplanté le fil de retenue ; la caméra remplace l’appareil-photo. En 1973, lors de la guerre du Kippour, Israël lance une vague de drones sur l’Egypte pour leurrer les défenses aériennes et s’assurer la maîtrise du ciel. Un vrai nuage de sauterelles. La ruse a si bien réussi qu’elle est employée de nouveau en 1982 face à la Syrie. Des avions-leurres sont lâchés en direction des radars ennemis ; les missiles sol-air sont activés en pure perte ; filmées, repérées, les batteries aériennes sont ensuite anéanties par les avions, les vrais. On connaît la suite de ces perfectionnements, qui ont abouti de nos jours à cette guerre sale, globale, à distance, cette « chasse à l’homme dronisée » (G. Chamayou) que mènent les Etats-Unis et leurs alliés à coups de Predator et de Reaper. Israël reste à la pointe de cette aventure.
À l’heure où j’écris ces lignes, un ballon-drone est suspendu dans le ciel, au-dessus de mon quartier de Jérusalem-Est ; il nous observe jour et nuit ; il enregistre tout ce qui se passe ici ; à des dizaines de kilomètres de là, un soldat devant son écran me regarde et suit du doigt mes déplacements. Il saurait dessiner ce quartier mieux que moi-même, il en a exploré tous les recoins, il le connaît mieux que sa poche. J’ai tenté de prendre en photo son engin, mais je n’ai pas l’objectif adapté, et ce gros point blanc, silencieux mais menaçant, se perd dans les cumulus. À l’heure où j’écris ces lignes, j’apprends que des dirigeables vont bientôt évoluer à vingt kilomètres d’altitude et diffuser des informations en temps réel sur les zones les plus reculées de la planète. À l’heure où j’écris ces lignes, j’apprends que des drones sauterelles sont à l’étude, qui se faufileront peut-être un jour dans les ruelles les plus étroites de nos villes pour traquer les prétendus terroristes ; j’apprends enfin qu’à la frontière Etats-Unis-Mexique, les drones de la police seront bientôt équipés de Taser pour neutraliser les clandestins.
Quels sont les moyens dont disposerait un guérillero local face à cette pax globalia qui le prive d’ennemi et de combat ? Tenter, comme les Japonais désespérés de 1945, de lancer dans le ciel des ballons-bombes qui s’échoueraient sur les côtes au petit bonheur la chance ? Mener des attaques chimiques et des raids kamikazes ? Finir en human bomb ? Jouer les pirates de l’air, en détournant les drones de l’adversaire pour les renvoyer comme des boomerangs sur ses miradors ? Ou alors ressusciter les cerfs-volants de jadis, s’en servir pour sonner l’alarme, pour harceler les sentinelles, pour couper les fils électriques et brouiller les ondes ?