Juif le jour et arabe la nuit : seul dans Jérusalem
Je n’ai pas été en Judée, Dieu merci, et je n’irai jamais. J’ai vu des gens de toute nation qui en sont revenus. Ils m’ont tous dit que la situation de Jérusalem est horrible ; que tout le pays d’alentour est pierreux ; que les montagnes sont pelées ; que le fameux fleuve du Jourdain n’a pas plus de quarante-cinq pieds de largeur, que le seul bon canton de ce pays est Jéricho. […]
La Judée, dit-on, était la Terre promise. Dieu dit à Abraham : « Je vous donnerai tout ce pays depuis le fleuve d’Égypte jusqu’à l’Euphrate » (Genèse, chap.15.)
Hélas mes amis ! vous n’avez jamais eu ces rivages fertiles de l’Euphrate et du Nil. On s’est moqué de vous. Les maîtres du Nil et de l’Euphrate ont été tour à tour vos maîtres. Vous avez été presque toujours esclaves. Promettre et tenir font deux, mes pauvres Juifs. […] Fréderic second en voyant ce détestable pays, dit publiquement que Moïse était bien mal avisé d’y mener sa compagnie de lépreux ; « Que n’allait-il à Naples! », disait Frédéric. Adieu, mes chers Juifs ; je suis fâché que Terre promise soit terre perdue.
Voltaire, article « Judée », Dictionnaire philosophique
Un ami m’écrit ce soir que ma présence en Terre sainte relève de l’évidence. L'intention est bonne mais je ne vois pas très bien à quelle évidence il fait allusion : sans doute aux deuxième et troisième prénoms que mes parents m’ont donnés et que je me suis choisis pour pseudonyme (j’aime d’ailleurs appeler ça pompeusement un intronyme : Emmanuel, Ruben). Ici, c’est le nom sous lequel je me présente, à l’est comme à l’ouest, et c’est celui par lequel on m’annonce : pour la première fois, voici réglé le douloureux problème de la discordance entre l’état civil et l’état plumitif. Mais ce n’est qu’en apparence : bien malin qui croit pouvoir échapper, dans la ville mille fois disputée, dans la ville cernée de murs, écartelée entre ses quatre quartiers et prétendument réunifiée, au démon de la schizophrénie.
D’autant plus quand on ne croit ni en Adonaï, ni en Jésus-Christ, ni qu’Allah est grand et que son prophète est Mahomet : car alors, quand, le schize s’ouvre tout grand, il n’y a plus de refuge où panser ses plaies. Emmanuel Ruben : je n’ai jamais voulu revendiquer une prétendue identité juive en choisissant ce nom de plume ; j’ai voulu simplement revendiquer une étrangéité à soi-même et aux autres et rompre l’idée d’un rapport exclusif entre la langue d’écriture et la nation ; bref, me présenter d’emblée comme celui qui n’est pas de souche. Et j’ai appris ainsi grâce à facebook ou d’autres réseaux sociaux que j’avais des homonymes en Afrique, en Amérique latine (ou Ruben comme prénom et comme patronyme, est très fréquent) ainsi qu’en Belgique (la patrie de Rubens, le peintre).
Mais on comprendra aisément que ce n’était pas le passeport idéal à Jérusalem-est, où j’habite. À l’ouest, où je travaille (si je puis dire) et où je peux me réfugier, en cas de coup dur, dans la famille éloignée, je suis connu sous le nom des papiers d’identité, autrement dit seulement comme un demi-juif, vivant en banlieue parisienne (dans le 93, donc un peu islamisé sur les bords) et ayant fait de longues études qui m’auraient détourné de la Loi. La famille, au téléphone, se montre soupçonneuse, je le sens bien. Je ne dois pas avoir le ton qu’il faut. Il doit me manquer un peu d’euphorie ou d’enthousiasme authentiquement eretz-israélien (oui, oui, le terme s’utilise ici comme adjectif). On me dit : comment ça, tu restes seulement deux mois ? Durée bizarre : c’est trop long pour des vacances et bien trop bref pour une alyiah, trop bref aussi pour aller récolter des patates dans un kibboutz en apprenant l’hébreu. Même s’il y a des alyiahs, depuis la dernière guerre contre Gaza, qui ne durent plus que quelques mois : on a vu ainsi des parents inscrire leurs enfants au lycée français et les désinscrire aussitôt arrivés : quelques jours en Terre promise, sous les feux d’artifices du Hamas, les avaient convaincu qu’ils étaient plus en sécurité (quoiqu’on en dise) en France.
Est-ce à dire que ma présence ici relève de l’erreur la plus grotesque ? Qu’est-ce que je suis venu chercher à Jérusalem ? Quel est le sens de mon séjour en Terre sainte ? Suis-je un touriste de plus, un étranger de plus sur ce petit bout de terre qui a vu affluer depuis Josué toutes les armées de pèlerins et de croisés, venus d’Orient ou d’Occident ? Non, la seule raison qui justifie ma présence ici, n’est pas celle des origines ; ce n’est pas non plus la foi qui me guide, c’est le métier qui a longtemps été le mien, géographe, peut-être la manie qui m’anime, écrivain, et probablement l’obsession qui me hante : les frontières.
Mais depuis quelques jours, j’ai le sentiment qu’elle passe à l’intérieur, la frontière. Me voici juif le jour et arabe la nuit, étranger partout, seul dans Jérusalem.
Jérusalem n’est pas une ville à recommander aux mécréants. Ne me sentant pas encore prêt, psychologiquement, à rencontrer mes cousins implantés en Terre sainte aux lisières de la ligne verte, j’ai rejeté une invitation à célébrer shabbat en banlieue pour passer la soirée avec les moines qui me catéchisent en douceur, m’instruisent sans relâche et me racontent leur vie passée parmi les vieux livres et les vieilles pierres.
J’habite un couvent. Quand on pense couvent, monastère, on imagine un havre de paix reclus entre des montagnes. Mais le couvent Saint-Etienne est tout le contraire d’une chartreuse. On est ici au cœur de la ville arabe, dans sa partie la plus animée, entre la route de Naplouse et la rue Saladin, à deux pas de la porte de Damas, à trois pas des gares routières – de simples parkings poussiéreux, bruyants, troués de nids de poule, cerné de détritus, puant l’essence et les gaz d’échappement ; bus et minibus y stationnent en quinconce et démarrent lorsqu’ils sont pleins, direction les banlieues de Jérusalem-est où les territoires. Oui : les moines de l’ordre des prêcheurs – les dominicains – qui vouent leur vie à l’étude, ont eu la bonne idée de s’installer dans les centres-villes pour être mieux reliés au monde ; pour pouvoir mieux diffuser la bonne parole. Au risque de se retrouver vis-à-vis d’une mosquée aux néons vert fluo qui crie depuis ses haut-parleurs allah ouakbar cinq fois par jour.
Trois jours qu’il est devenu tout à fait impossible de dormir : ma chambre donne sur la rue ; une pelleteuse vrombit toute la nuit, fait bip bip en manœuvrant, crache ses tonnes de graviers dans une benne qui résonne comme un tombeau ; les murs tremblent, mes oreilles bourdonnent ; des marteaux piqueurs défoncent le trottoir et mes tympans ; les instructions fusent en arabe.
C’est jeudi soir, jour de fête à Jérusalem-ouest, mais ici on est à l’est et les Arabes – qui comme chez nous font le sale boulot, sauf qu’ici on n’a pas eu besoin de les acheminer par bateau – peuvent bosser toute la nuit, quand le trafic infernal des bus a cessé.
Comme le sommeil ne vient toujours pas et que le week-end s’annonce long, je décide à minuit passé d’aller faire un tour de l’autre côté de la ligne verte. Je demande un bar sympa ; on m’indique une ruelle parallèle à la rue de Jaffa. Escape est une petite cave sordide et moite où l’on s’entasse en écoutant de l’électro. Heureusement, le verre de whisky n’est pas cher. Je prends place derrière le zinc et savoure mon Jim Beam pendant que ça se pelote ostensiblement à mes côtés – un grand gaillard bien bronzé, mal rasé qui a l’air de George Clooney et une blonde éthiopienne (si, si) en minijupe.
Tout à coup, Mordechaï (surnom Mordi) se penche vers moi en montrant du doigt mon foulard :
- Vous savez à quoi je reconnais que je suis bien à Jérusalem ? Au fait qu’il y a plein de gens qui portent des foulards.
Sur le coup, je ne sais pas trop quoi lui répondre. Je finis par lui dire :
- Et tu sais à quoi je reconnais, moi, que je suis bien à Jérusalem ? Au fait qu’il y a plein de types qui portent un grand chapeau noir.
Il sourit et s’éloigne en embrassant goulûment la black-blond-girl et en la pelotant de plus belle.
J’ai hésité un moment. Il faut dire que j’avais l’embarras du choix, tant il est certain – les indices ne manquent pas – que je suis bien à Jérusalem. J’aurais pu dire aussi : parce qu’il y a plein de types (en civil, oui, oui) qui portent un flingue à la ceinture, un fusil-mitrailleur en bandoulière, un gilet pare-balles, etc. Cela dit, tout préoccupé par la réplique bien sentie que j’allais lui envoyer dans les dents, je n’ai pas compris sur le coup ce qu’il entendait par foulard (« scarf »). J’ai pensé à l’écharpe ou au foulard parisien, noué bien comme il faut autour du cou – un provincial qui monte à Paris reconnaîtrait qu’il a bien atteint la capitale au nombre de types qui s’affublent de foulards.
Je me retourne. Je suis bien le seul à porter un foulard – un krama khmer, vert rouge et violet – qui ne fait pas très couleur locale dans les rues de Jérusalem-ouest ce soir. Mais lorsqu’il dit Jérusalem, Mordi ne parle pas de l’ouest. Il parle de l’autre côté, là-bas, où j’habite, où il ne va pas. Ce n’est qu’en sortant du bar – dans une ambiance de Babylone électrique – que je comprends ce qu’il entend par foulard. S’agit-il du keffieh, de la hatta à damier noir et blanc d’Arafat et des fedayin, qui sert tantôt de couvre-chef et tantôt de cagoule ? Non : à part quelques vieux cheiks barbus qui n’ont pas changé de look depuis l’occupation jordanienne, à part les quelques manifestants qui voulaient en découdre avec la police la veille, suite à l’assassinat d’un jeune arabe, personne ne se balade à Jérusalem avec une hatta fixée sur la tête ou nouée autour du cou ; non, ce que Mordi entend par foulard, c’est le voile, le chador, l’islam : je le comprends en jetant un coup d’œil au prospectus que veulent me refourguer des jeunes gens convaincus qu’il faut reconstruire le Temple sur l’esplanade des mosquées : en haut à droite, est barrée la silhouette d’une femme voilée.
Je repense alors aux propos tenus par un journaliste et écrivain israélien. C’était au festival étonnants voyageurs, à Saint-Malo, au mois de juin. Interrogé sur les possibilités de paix au Proche-Orient, il avait fait bondir la salle en annonçant : on pourra faire la paix avec les Arabes le jour où ils laisseront leurs femmes sortir dans la rue les cheveux découverts. Pas de meilleur moyen de dire que l’Occident a de drôles d’œillères, qui se soucie des cheveux des étrangères et se moque bien de laisser ses propres filles errer dans les rues de la Ville sainte la foufoune quasiment à l’air.
Le lendemain soir, vendredi donc, je tombe dans un drôle de traquenard. Retour au bercail bien seul et un peu dépouillé. La mésaventure m’est arrivée en haut du Mont des Oliviers. Déçu par le panorama brumeux qui rendait la ville presque invisible, refroidi par le vent furieux, effrayé par cette marée aride de cimetières qui dévale vers le Cédron et donne raison au mot de Flaubert (« un charnier entouré de murs »), mis en fuite enfin par une meute de soldats descendus de l’hôtel Seven arches pour se rendre au mur des Lamentations, j’ai décidé de marcher vers le nord, là où personne ne va, là où se dresse le seul clocher qu’on voit de partout (le hideux bloc pointu de l’église luthérienne Augusta Victoria) : on m’a dit que c’était un endroit très calme d’où la vue est imprenable sur le désert de Judée.
Un vagabond au visage brûlé de Peau-rouge, aux yeux verts révulsés, avec une coupe de cheveux genre Iroquois, me prend en chasse en voulant me vendre à tout prix un grand panorama de la ville en papier glacé ; un autre type à lunettes noires surgit sur la droite, les deux compères deviennent tour à tour embarrassants, rassurants, menaçants, ils me parlent de la France, de foot, de Sarkozy, des gamins nous suivent, ils disent me guider à l’église mais on fait un drôle de détour par des ruelles obscures où tout le monde me regarde comme l’étranger berné, mes lunettes de soleil tombent, on me les ramasse, on me touche l’épaule, on m’embobine, on me mène par le bout du nez, on arrive à une église mais ce n’est pas la bonne, c’est un couvent russe orthodoxe, une sœur nous ouvre, elle me fait signe que mon sac à dos est ouvert, j’y glisse la main, on ne m’a rien volé, mais il n’y avait rien de précieux dans mon sac, je palpe la poche contre ma poitrine, mon portefeuille est toujours là, mes deux chaperons ne m’ont pas lâché, je comprends qu’il est grand temps de leur échapper mais je ne sais pas comment revenir sur mes pas, ils me guident encore, le type aux lunettes noires s’en va, l’Iroquois se sert de son panorama comme un toréador de son chiffon rouge, il l’agite devant moi, il me barre la route, il gueule un dollar, un dollar, je n’en peux plus, je lui fais signe de foutre le camp, il devient menaçant, un dollar, un dollar, il me bouscule et s’en va en me criant : crazy, you are crazy !
Il est bien loin et moi bien seul lorsque je palpe de nouveau la poche sur ma poitrine : elle est vide. Adieu carte bleue, adieu carte vitale, adieu carte sim. Reste à regagner au plus vite mon couvent pour faire opposition.
La nuit tombe et voilà que je me mets moi aussi à croire dans ces fariboles. Ça doit être un châtiment divin, me dis-je : tu aurais mieux fait de célébrer shabbat en famille au lieu d’aller t’égarer seul en haut du mont des oliviers.