À la recherche de la frontière perdue : sur la route de Naplouse
C’est un énorme serpent de métal. Il nous encercle et avale les petits murs qui séparent nos chambres à coucher, salle de bains, cuisine et salon. Un serpent qui ondule pour ne pas ressembler à nos regards droit devant. Un serpent qui brandit son cauchemar et déroule ses vertèbres de ciment armé d’acier souple… qui l’aident à progresser vers ce qui nous reste d’horizon et de bacs de menthe. Un serpent qui tente de pondre entre notre inspiration et notre expiration pour que nous disions enfin : Nous sommes, tant nous étouffons, nous sommes les étrangers. Dans nos miroirs, nous ne voyons que l’avancée du serpent vers nos gorges. Mais avec un peu d’effort, nous voyons ce qui le surplombe : un ciel que font bâiller d’ennui des ingénieurs qui construisent un toit de fusils et de fanions, un ciel que nous voyons, la nuit, briller de la lumière des étoiles qui nous regardent avec tendresse. Et nous voyons l’autre versant du serpent, nous voyons les gardiens du ghetto effrayés par ce que nous faisons à l’abri de ce qui nous reste de murs… nous les voyons graisser leurs armes pour abattre le phénix qu’ils croient caché chez nous dans un poulailler. Et nous ne pouvons qu’en rire, Mahmoud Darwich (trad. Elias Sanbar)
Depuis que je suis arrivé à Jérusalem, quand on me demande quel est le sujet de mes recherches, je réponds en deux mots : le mur. La plupart du temps, on me rétorque : quel mur ? (Les plus avisés ne manquent pas de me réciter la liste des murs qui ont protégé, coupé, compartimenté la ville trois fois sainte depuis les Hébreux). Et si je réponds : la frontière, la riposte est à peu près la même : quelle frontière ?
Quiconque vient ici ne tarde pas à se demander où est la (sous-entendu la vraie, la bonne) frontière. Ce qui donne lieu à des discussions interminables et des prises de position plus ou moins tranchées selon la pugnacité de votre interlocuteur.
Bref, ce pauvre Samuel Vidouble serait bien embêté s’il était parachuté ici pour cartographier la frontière entre Israël et la Palestine. Et si cette frontière perdue était tout simplement introuvable ?
Avant de partir sur le terrain à la recherche de la frontière perdue, retrouvons nos bons vieux réflexes de géographe. Déplions quelques cartes :
1) Commençons par les cartes israéliennes. Commençons par la carte la plus profane et la plus banale qui soit : l’équivalent de notre atlas Michelin. Ouvrons l’atlas routier publié par Mapa Publishers (Tel Aviv) en 2005.
La ligne verte (c’est-à-dire la ligne d’armistice de 1949, frontière longtemps revendiquée par l’autorité palestinienne) est tracée en pointillés gris, très discrets, au point qu’on la voit à peine. Dans le secteur de Jérusalem, elle disparaît tout simplement.
Précisons qu’elle n’est jamais indiquée sur les plans délivrés gratuitement par l’office du tourisme.
Les seules frontières cartographiées (tirets noirs surlignés par une bande violette) sont celles avec l’Egypte, le Liban, la Syrie (au-delà du Golan, la frontière de 1949 étant complètement effacée, indiquée comme une ligne de cessez-le-feu) et la Jordanie où la limite épouse difficilement les milliers de méandres d’un fleuve qui se réduit à un maigre filet d’eau.
Le « mur de séparation » est indiqué aussi, petits carrés gris très difficilement lisibles et reliés par une ligne grise ; il n’est mentionné que dans les secteurs où il s’agit d’un mur de béton de 8 à 9 mètres de haut, non là où il s’agit d’une simple barrière électrifiée.
La zone C n’est pas mentionnée : et pour cause, à part quelques restrictions d’accès, il s’agit d’une zone qui ne diffère pas, pour les Israéliens, du reste du territoire national : les autorités y disposent d’un contrôle total et plantent leur mirador ou bon leur semble, les indications routières sont en hébreu, les patrouilles omniprésentes.
La zone A figure en brun et la zone B en jaune. Les localités palestiniennes sont indiquées en gris, comme les localités israéliennes et comme les colonies ; la seule distinction concerne la voirie : ce sont des taches uniformément grises, des sortes de zones fantômes qui apparaissent sans réseau routier puisqu’elles sont interdites aux véhicules israéliens (plaques minéralogiques jaunes) par Tsahal qui en contrôle l’accès. De même, toutes les routes interdites aux Israéliens apparaissent en gris. Bizarrement, en revanche, pour un atlas routier, les checkpoints ne sont pas mentionnés.Toutes les autres routes peuvent être empruntées par les Israéliens (et bien sûr par les colons se rendant de l’autre côté du mur) : en rouge, les routes principales ; en vert les routes régionales, en brun les routes locales.
Les bases militaires, évidemment, ne sont pas répertoriées.
2) Venons-en aux cartes palestiniennes. C’est une denrée plutôt rare mais on peut s’en procurer dans une librairie de la rue Saladin, à Jérusalem-Est. Déplions la grande carte réalisée par PalMap (Palestine Mapping Center) en 2012 (Bethléem).
Cette fois-ci c’est le mur de séparation qui saute aux yeux : ligne continue noire, en pointillés pour les tronçons encore en construction. Les segments d’extension déjà projetés autour des colonies apparaissent surlignés en bleu.
Autour de Gaza, la frontière est un large trait grisâtre avec pour légende : « zone d’accès militaire restreint. »
Les colonies sont répertoriées en bleu (la légende dit « implantation ») et leurs noms, en bleu aussi, sont difficilement lisibles.
Les bases militaires sont en rouge.
Les trois zones sont indiquées avec des couleurs bien distinctes : A en brun, B en bistre et C en jaune. Israël (stricto sensu) apparaît en rose.
3) Mais il faut se procurer les cartes d’OCHA (Office for coordination of humanitarian affairs, antenne de l’ONU) mises a jour en décembre 2012 pour se faire une meilleure idée du pétrin dans lequel on a mis les pieds. Pour saisir toute la complexité, l’enchevêtrement des limites et la superposition des zones sur le coin de terre le plus disputé au monde. On y trouvera cartographiées :
Toutes les différentes zones fermées et d’accès restreint : bases militaires israéliennes (gris foncé), zones militaires israéliennes (pointillés gris), zones tampons situées derrière le mur (gris clair).
Toutes les zones bâties des différentes communes palestiniennes (orange) avec leur voirie et les limites de gouvernorats (tirets orange).
Toutes les implantations israéliennes de part et d’autre du mur : zone bâtie (rose foncé), aire municipale (rose clair), réserves naturelles (hachures roses).
Les différentes zones délimitées par les accords d’Oslo (A et B en beige, C en bleu)
Les différents types de routes : en vert celles interdites au véhicules palestiniens (plaques minéralogiques vertes).
Les différents types de barrières : mur de béton (construit, en construction, projeté), clôture électrifiée, tranchées, murs de terre, route-mur (tronçons de route israélienne traversant la Cisjordanie et bordée de part et d’autre par le mur)
Les différents types de checkpoints : total, partiel, interne, sur le tracé du mur ou de la ligne verte.
Enfin, deux limites apparaissent qui ne coïncident pas avec le mur : en pointillés verts la ligne verte, en pointillés bleus la limite du Jérusalem soi-disant « réunifié » unilatéralement déclarée par Israël.
L’OCHA a réalisé le plus bel atlas qui soit des différentes inventions humaines en matière de découpage et de charcutage. Un drôle de répertoire des variétés de clôture possibles et imaginables.
Le mur est tout le contraire d’une frontière. Normalement, lorsque vous traversez une frontière – prenons une vraie frontière, genre entre le Pérou et l’Equateur, deux pays qui ne s’entendent pas à merveille – vous quittez les autorités du premier pays pour les autorités du second : les uniformes sont coupés différemment, les bérets n’ont pas la même couleur, la monnaie change et parfois la langue, etc. Ici, Tsahal veille de part et d’autre du mur et sur la route entre Ramallah et Naplouse, on croisera au moins trois barrages induisant à chaque fois des ralentissements même s’il n’y avait pas de contrôle. Des patrouilles sur le bas-côté de la route, des postes de guet, des drapeaux hauts perchés, des barbelés, etc. Et partout, la couleur de la guerre.
Les esprits naïfs prétendent que le mur (voulu principalement par la gauche israélienne) sert à empêcher les attentats terroristes d’un côté et à décourager la colonisation de l’autre. Si les résultats se sont peut-être fait sentir dans le premier cas, les colons n’ont pas l’air bien découragés.
Si une frontière sépare, c’est pour mieux relier. Le mur sert à filtrer. À parquer. À rejeter. À tourner le dos. Il ne sert pas à relier ni même à séparer. Ni même à différencier. Il est le symbole d’une société qui vit dans le déni de l’autre, qui ne veut plus avoir affaire à l’autre. Il sert à rendre invivable la vie de l’autre côté et invisible les tourments qui y sont endurés. On imagine que le rêve serait d’appuyer un jour sur le bouton d’une télécommande et de dire : que la lumière cesse et que l’ombre soit !
Nous avons compris qu’à l’ouest du mur (pardon, de la barrière de sécurité pour employer le doux euphémisme utilise par les autorités), tout a été fait pour effacer la frontière. On ne parle d’ailleurs jamais de frontière, mot tabou, mais de ligne de couture (en hébreu kaf hatefer).
Une frontière que je traverse pourtant tous les jours, en allant de l’école biblique au centre culturel ou au lycée français, une frontière qui n’est pas seulement dans les paysages mais dans les esprits, sur les visages, dans les codes et les usages, dans les façons de parler, de se mouvoir, de vivre et de s’habiller – bref une frontière mal éteinte, une ligne de fracture encore palpable – et redoublée même, pourrait-on dire, par le tracé du tramway flambant neuf sur un gazon impeccable, au point que certains ont pu dire qu’avec ce tramway, la ligne qui n’était verte que sur les cartes l’était devenue dans la réalité.
La question qu’il faut se poser, maintenant est la suivante : et de l’autre côté du mur, y a-t-il une frontière ? Y a-t-il une limite à la souveraineté d’Israël ? Y a-t-il vraiment des territoires (au sens que Michel Foucault donnait à ce mot) palestiniens ? Ou s’agit-il là-bas d’un archipel sans mer, d’un archipel aride de petits îlots sans vrais contours – un archipel déboussolé où la terre est un mirage ?
Expliquons-nous d’abord à propos de cette métaphore de l’archipel. La plupart des cartes palestiniennes ou de l’ONU localisent les colonies en bleu. Couleur des bandes du talith. Couleur du drapeau israélien. Couleur de la mer dont les Cisjordaniens sont privés et que les Gazaouites, à défaut d’exploiter, peuvent contempler quand ils n’ont pas les yeux rivés vers le ciel d’où pleuvent les bombes. Cette couleur bleue invite à imaginer un déluge providentiel qui noierait toutes ces colonies et résoudrait un des problèmes les plus épineux des accords de paix. D’où cette carte réalisée par Julien Bousac en 2009 et rendue populaire par le Monde diplomatique : toutes les zones aux mains d’Israël sont coloriées dans un bleu uniforme, transformées en mer, ce qui construit l’image à la fois séduisante et effrayante d’un archipel palestinien d’une quarantaine d’îles séparées par des détroits, des baies, des golfes et des canaux.
Seulement, d’un point de vue topographique, une telle carte nous induit en erreur. Elle invite à penser que les colonies sont situées dans les vallées. Or c’est plutôt l’inverse qui se produit : dans la plupart des cas, ce sont les villes palestiniennes qui s’étirent dans les vallées ; les colonies, elles, se situent presque toujours en hauteur : de Ramallah, cette capitale provisoire juchée à 900 m d’altitude, on ne voit pas seulement Tel Aviv ; on voit aussi les colonies perchées sur les sommets environnants. La ville arabe de Salfit (570 m) est dominée par la colonie d’Ariel ; Naplouse (490 m) est surveillée par la colonie de Bracha, sur le mont Gerazim (880 m) où se trouvait autrefois le village des Samaritains ; autour de Bethléem (775 m) on trouve Gilo, Har Homa, Tkoa, etc ; Gaza est au niveau de la mer ; quant a Jéricho, c’est la ville la plus basse du monde : -240 m.
Le jour où le Déluge s’abattra de nouveau sur la Terre Sainte, les colonies auront plus de chance de rester des terres émergées que les zones A et B ; certes, elles seront coupées de leurs routes flambant neuves, mais les colons pourront descendre un jour de leurs hauteurs et repeupler la Terre Sainte grâce à leur fertilité légendaire !
Il est temps, à présent, de quitter la chambre des cartes. Embarquons nos trouvailles à bord du bus à destination de Naplouse. Collons notre joue à la vitre et regardons le paysage de pierrailles et d’oliviers qui vallonne vers le nord.
Mon voisin de droite me parle en arabe en s’épongeant le front – inutile de préciser que je n’y comprends rien – ; a chaque carrefour, il me montre la route qui part sur la gauche et se perd dans les montagnes en s’écriant : Tel Aviv ! Tel Aviv ! Je ne sais s’il faut y voir une invitation à sauter du bus et a faire du stop en espérant qu’un colon charitable voudra bien m’arracher de cette fournaise et me mener sur la plage. Elle parait pourtant bien loin, cette plage, cette côte, cette mer Méditerranée qui s’est retirée vers l’est ; il faudra grimper au sommet du Mont Gerazim pour comprendre qu’il n’en est rien et que la Terre Sainte est d’une exigüité telle qu’elle ne peut être défendue qu’à condition de contrôler les sommets – ce qu’ont bien compris les Israéliens : pour des raisons stratégiques évidentes, ils ne laisseront jamais se constituer un véritable État sur les hauteurs, ils n’évacueront jamais les colonies.
En attendant la solution (sans doute l’État commun), la Cisjordanie est certes un archipel mais c’est un archipel aride, écorché-vif dont les îles sans contours sont reliées par de mauvaises routes et qui peut être ennoyé, court-circuité, disloqué en une multitude d’îlots à tout moment. C’est un archipel invivable, inéquitable (une caste de profiteurs se satisfaisant de la situation), non-viable (le soir, avec les embouteillages, on mettrait plus d’une heure pour parcourir les 5 km séparant le centre de Ramallah du checkpoint de Qalandiya) et par conséquent non-durable.
Et en rentrant à Jérusalem, je repense à cette blague palestinienne qu’on nous a racontée dans le souk de Naplouse (et qui doit s’inspirer probablement d’une blague juive) :
- Yasser, dis-moi, quand ils auront fini le mur, ils feront quoi ?
- Ben voyons, Mahmood, tu sais bien qu’ils construiront le plafond !