De la muraille au dôme de fer : virée à Al’Eizariya, la ville sous le mur
Nous qui sommes à la fois des Orientaux et des Européens, nous sommes particulièrement qualifiés pour ouvrir les brèches de l’esprit et de la vie dans le mur érigé par l’Histoire entre le sublime continent mère et ses trop abondantes et diverses presqu’îles… Nous ne devons pas être l’agent médiateur d’une civilisation déliquescente mais participer à la création d’une jeune civilisation.
Martin Buber, Une terre et deux peuples, 1919
La seule voie qui puisse nous mener à un tel accord est celle de la muraille de fer, c’est-à-dire l’existence d’une force, en Palestine, qui ne soit influencée d’aucune façon par les pressions des Arabes. Autrement dit : le seul moyen d’arriver à un accord futur est le renoncement à la tentative d’arriver à un accord, aujourd’hui.
Vladimir Zeev Jabotinsky, La muraille de fer, 1933
Dans un article précédent, j’ai raconté une blague palestinienne apocryphe. La blague est inventée, je l’avoue, mais je ne serais pas étonné d’apprendre qu’elle circule réellement ici ou là, dans les ruelles d’un souk ou d’un camp de réfugiés.
Après le mur, ils construiront le plafond, dit la blague. Mais c’est oublier que le plafond existe déjà : c’est l’espace aérien israélien, c’est aussi la zone de patrouille des drones, des hélicoptères et des F16, c’est enfin le dôme de fer, le système de défense aérienne mobile déployé en 2010 pour intercepter des roquettes et des obus de courte portée. Un système qui aura coûté 210 millions de dollars et qui accomplit on ne peut mieux, perfectionne, parachève la muraille de fer prophétisée par Vladimir Jabotinsky, initiée par les checkpoints et réalisée avec l’érection du grand mur de séparation, lequel n’est peut-être pas en fer mais en béton, un béton incrusté de filins d’acier qu’on voit parfois dépasser et pendouiller, quand il n’est pas rehaussé de fils barbelés.
« Le chemin qui nous sépare du passé a l’aspect d’un mur » écrivait Ariel Hirchfeld en 1967 dans Ha’aretz à propos du Mur des Lamentations.
Aujourd’hui, le mur de séparation (pardon, la « barrière de protection ») est l’impasse qui sépare la société israélienne de l’avenir. Car une chose est certaine concernant l’avenir : ce sera l’Etat commun et binational ou la catastrophe finale. L’Etat commun et binational ne résoudra pas tous les problèmes. Après la lutte des races – et le long brassage de cette mosaïque de peuples dans un nouveau creuset – viendra la lutte des classes. La catastrophe finale pourra prendre plusieurs formes : massacres à répétition, disparition à petit feu, longue asphyxie, suicide collectif comme les assiégés de Massada, exil de tous les Palestiniens par la voie des airs ou le Pont Allenby ; s’ensuivra probablement la mise en danger de tous les Israéliens par une puissance extérieure, qu’il s’agisse de l’État islamique en Irak et au Levant ou d’une autre forme de menace messianique. Et alors c’est l’ensemble de l’Occident qui devra se protéger derrière un immense dôme de fer.
Arrivé quelques jours après le cessez-le-feu entre le Hamas et Tsahal, je n’aurais pas eu la chance de voir le dôme de fer en action pendant les deux mois de l’opération « bordure protectrice », je n’aurais pas eu la chance de voir les roquettes Qassam interceptées par les missiles Tamir ; je n’aurais pas eu la chance de voir ce spectacle que tout le monde m’a décrit ici comme un sacré feu d’artifice.
Certains me disent ici : oh, restez un peu, vous verrez, ça reprendra après les fêtes. D’autres sont plus optimistes : revenez nous voir dans deux ans !
Bien des critiques se sont élevées contre l’efficacité présumée de ce dôme de fer, jugé trop coûteux ou pas assez réactif ; certains analystes prétendent même que le taux d’interception réel des roquettes se situerait autour de 5 %, contre les 85% revendiqués par le gouvernement. N’étant pas un spécialiste en stratégie ou en ingénierie militaire, je ne me permettrais pas de donner mon avis. Je sais seulement qu’on ne protège pas une patrie, une société, une civilisation en la mettant sous cloche. Qu’on ne se défend pas de prétendus terroristes en les bouclant à double tour derrière une grande muraille de Chine. Que toutes les lignes Maginot, tous les murs de Berlin, tous les limes du monde seront un jour ou l’autre soit contournés, soit démembrés.
Des deux versions opposées du sionisme que nous proposaient Martin Buber et Vladimir Zeev Jabotinsky dans l’entre-deux-guerres, il est évident que c’est la deuxième qui l’a emporté, celle de 1933, la version belliciste : la « muraille de fer » est venue redoubler le « mur érigé par l’Histoire » et jamais « les brèches de l’esprit et de la vie » n’auront été vraiment ouvertes. On ne reviendra pas sur les événements qui ont relégué la première version (celle de 1919) au rang d’utopie ni sur ceux qui ont conforté la seconde version par la politique du fait accompli et rendu tout accord impossible hier, aujourd’hui et demain. Mais il est tout de même curieux de constater à quel point les métaphores sionistes étaient, d’un côté comme de l’autre, des prophéties.
En Occident, on s’imagine que le mur est un rempart imprenable ; en Israël on croit ou on feint de croire que c’est grâce au mur que les attentats suicide ont cessé. Tant il est vrai que ce mur trois fois plus haut que celui de Berlin, qui épouse les courbes de niveau, suit les lignes de crête, s’entoure de fossés et d’obstacles dignes de fortifications moyenâgeuses et s’accompagne de tout un arsenal de capteurs électroniques et de caméras de surveillance, paraît infranchissable.
C’est bien l’impression qu’on a lorsqu’on se rend à Al’Eizariya, l’ancienne Béthanie où Jésus-Christ aurait ressuscité Lazare. Au temps des évangiles, le village se trouvait, nous dit Jean, à quinze stades (environ trois kilomètres) de Jérusalem, de l’autre côté du mont des Oliviers.
« Jésus étant arrivé, trouva qu’il y avait déjà quatre jours que Lazare était dans le sépulcre ; et comme Béthanie n’était éloigné de Jérusalem que de quinze stades environ, beaucoup de Juifs étaient venus voir Marthe et Marie pour les consoler de la mort de leur frère », Jean, 11, 17-19.
Aujourd’hui, la bourgade s’est étendue et la tombe de Lazare n’a pas bougé, qu’on peut encore visiter ; seulement, la ville a le malheur de ne pas faire partie du grand Jérusalem prétendument réunifié ; aussi se trouve-t-elle de l’autre côté du mur et même sous le mur – qui longe à cet endroit la ligne de crête. Se rendre en bus au lieu de Lazare (en arabe Al’Eizariya), aujourd’hui, prend à peine moins de temps qu’il n’en fallait à un pèlerin de l’Antiquité, chaussé de bonnes sandales romaines. Pour contourner le mur, le minibus n°36 qui part de la porte de Damas, doit effectuer un drôle de circuit en forme de boucle et parcourir dix-sept kilomètres pour revenir quasiment à son point de départ ; on prend d’abord l’autoroute de Jéricho, direction plein est, on franchit le mur sous un tunnel, on dévale vers la Mer Morte, le temps d’apercevoir le désert de Judée et quelques bédouins minuscules marcher dans un ravin entre deux bidonvilles ; à l’orée de l’immense colonie de Ma’ale Adumim, changement de cap, plein sud cette fois, grâce à un échangeur autoroutier qui nous recrache sur le long virage vers l’ouest d’une route palestinienne qu’on reconnaît immédiatement aux cahots et à la saleté des bas-côtés.
En arrivant en ville, on le voit partout, le mur, gris, toujours gris dans la lumière poudreuse de midi. Il zigzague entre les villas qui poussent comme des champignons, il laisse percer timidement une coupole rouge coiffée de sa croix, il se dresse là, tout proche, surplombe les deux églises, les ruines d’un couvent et la mosquée qui sont alignés dans le même axe, est-ouest, en direction de cette ville sainte qui s’est retirée là-bas, en Israël, d’où l’on ne vient plus, où l’on ne va plus.
Pour le décrire, les métaphores viennent aisément à l’esprit mais elles ne disent pas assez combien il outrage le paysage, comme ne le nient pas assez les tags et les graffitis qui l’enjolivent. On marche jusqu’à lui, on le touche, on s’accroupit, on le regarde d’en bas, on voudrait savoir ce que les enfants qui jouent là-bas se disent lorsqu’ils se réveillent et que leur rêve se cognent à cette paroi triste. « Le mur leur tape sur le système » me disait-on l’autre jour au lycée pour m’expliquer la rage et l’intranquillité des élèves, excuser leur agitation permanente.
Que voient-ils, ces enfants, dans ce ruban de béton qui leur ferme l’horizon ?
Une échine de dinosaure crénelée ? Un serpent de ciment armé d’acier, comme l’écrivit le poète ? Des pierres tombales déchaussées et dressées à la verticale ? Des incisives de grisaille ?
Ces dalles de béton nu et laid à face de cyclope nous barrent la route et défigurent le paysage ; on aimerait bien savoir ce qu’il y a de l’autre côté ; on aimerait savoir si l’on verrait Jérusalem en grimpant sur cette arête barbelée.
Mais on ne le fera pas tant cette muraille de fer paraît infranchissable.
Et pourtant, des hommes, des femmes et des enfants la franchissent tous les jours, cette muraille de fer. Qui pour émigrer en Europe ou en Amérique, qui pour aller prier à la grande mosquée, qui pour revendre des clopes ou des petits pains, qui pour se faire embaucher au black, de l’autre côté, là où il y a du travail. Avec des cordes, des échelles ou des poutres disposées en espalier, munis de lampe de poche, à travers le dédale des égouts et de tunnels boueux, ces Palestiniens risquent leur vie tous les jours pour tenter leur chance dans le camp ennemi. Et cela grâce à tout un réseau de passeurs et de contrebandiers, avec parfois la complicité de patrons sans scrupules et sous la surveillance des hélicoptères, des 4x4 et des sentinelles embusquées. C’est le mérite du film de Khaled Jarrar, Infiltrators, de nous dessiller : un très beau film qui nous embarque, caméra sur l’épaule, dans le quotidien de ces assiégés irréductibles qui défient les frontières, narguent les patrouilles et percent les murailles. Une image restera ancrée dans ma mémoire : celle de cet enfant qui marche au petit matin entre une autoroute et le mur, dans un paysage dévasté, semi-désertique : il porte à bout de bras les deux poutres qui l’aideront à escalader le mur ; on pense d’abord à Ulysse portant sur son dos les rames qui intrigueront les gens de l’intérieur ; mais les deux poutres forment bientôt une croix dans l’aube saignante ; et l’enfant marche vers la caméra ; on sent qu’il peine à porter ses deux poutres ; on n’aperçoit pas son visage mais la croix se dessine de mieux en mieux, c’est la croix du roi des Juifs : Ulysse ou Jésus ressuscités, nous dit la caméra, seraient des enfants palestiniens.