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l'araignée givrée
20 novembre 2014

Le retour du baron ou la cinquième vie de Romain Gary

romain-gary2

à Cécile Caillou-Robert

 

C’est à Vilnius, sa ville natale, que j’ai découvert Romain Gary. Ou plutôt dans le bus qui me conduisait de Riga à Vilnius. Car c’est dans ce bus que j’ai lu pour la première fois La Promesse de l’Aube, empruntée au centre culturel français de Riga, où je travaillais alors. C’était en mars 2006, et je revois les collines enneigées de la Baltique défiler à travers les vitres embuées pendant que je tournais les premières pages du roman. Mais, une fois arrivé à Vilnius, je n’ai pas retrouvé Romain Gary. Tout avait disparu, tout devait disparaître. Et ce passage célèbre de la Promesse de l’Aube me hantait déjà :

« Eh bien ! Quand tu rencontreras des grands personnages, des hommes importants, promets-moi de leur dire…  Promets-moi de leur dire qu’au 16 de la rue Grande Pohulanka habitait Monsieur Piekielny ».

Au 16 de la rue Grande Pohulanka, vécut il y a près d’un siècle – de 1921 à 1925 – un garçon qui s’appelait Roman Kacew. Il paraît qu’il y a aujourd’hui une plaque ou un monument à sa mémoire. Mais en mars 2006, on pouvait tourner en rond pendant des heures dans les rues de Vilnius sans retrouver la moindre trace de Romain Gary, sans retrouver les paysages et les personnages hauts en couleurs de la Promesse de l’Aube. Partis en fumée, les Monsieur Piekielny, les Ivan Mosjoukine, les Mina, etc.

Aujourd’hui, Vilnius n’est plus la ville cosmopolite qu’elle était jadis, elle n’est plus la « Petite Jérusalem », où l’on entendait parler le yiddish et le russe, le polonais, l’allemand, le lituanien, etc. Aujourd’hui, les seules langues parlées sont le lituanien et l’anglais, fatalement, comme partout ailleurs en Europe.

Quelques mois plus tard, j’ai lu mon premier roman d’Émile Ajar. Cette fois-ci ce n’était pas à Vilnius mais à Paris, sur les berges de la Seine, où j’allais prendre le soleil d’hiver. Et là j’ai découvert un tout autre auteur qui n’avait rien à voir, a priori avec le précédent.

La voix du narrateur n’était pas la même. L’univers était en apparence radicalement différent. Le style naïf et rude, volontairement grossier, vulgaire de façon outrancière. La syntaxe heurtée. Des pirouettes et des jeux de mots par milliers. Une bouffée de fraîcheur. Et pourtant, il y avait des similitudes entre les deux styles. À commencer par l’humour. Il y a un humour de Gary-Ajar, un humour très particulier, un humour noir, décapant, corrosif, une jubilation de la phrase malmenée qu’on trouve déjà dans la Promesse de l’Aube (1960) ou dans la Danse de Gengis Cohn (1967) et qui se déploie dans toute son ampleur avec Pseudo (1976). Il est d’ailleurs étonnant de constater que la plupart des critiques, des commentateurs et des jurys (à l’exception notable de Jacqueline Piatier, laquelle s’était pointée un beau soir chez Gary en claironnant « Ajar, c’est vous ») n’ont pas saisi ces ressemblances.

Citons Romain Gary :

D'abord il est incontestable que par ma mère, j'ai la sensibilité juive. Cela se sent dans mes livres et en les relisant, je la retrouve moi-même. Mais je serais un raciste si je disais que je suis lié aux juifs par les liens de race et de sang. Ce n'est pas ce que je sens. Je suis lié à eux d'une manière beaucoup plus définitive par le sens même de mon œuvre ; l'humour de mes livres est un humour juif.

(Romain Gary, Le judaïsme n'est pas une question de sang)

Le judaïsme n’est pas une question de sang mais de rire, de ce rire qui est le propre de l’homme. Il n’y a pas de sang juif, il n’y a jamais eu de sang juif, mais il y a un humour juif. Ou plutôt un humour d’Europe de l’Est qui a atteint sa perfection, qui a poussé au plus loin son sens du tragique et de l’absurde dans l’humour juif, dans l’humour du Yiddishland. Être juif est une manière de rire, une manière de se moquer de sa propre condition, de se gausser de ses malheurs.

On a du mal à imaginer aujourd’hui comment tout le monde littéraire de l’époque a pu se laisser berner par cet homme au point de lui décerner deux fois le Prix Goncourt. Ils auraient dû entendre, derrière la phrase, ce rire tonitruant, ce rire incendiaire, le rire de Gary (je précise ici que Gary, en russe, signifie « qui brûle »). 

L’humour est un fil rouge dans l’œuvre de Gary-Ajar. Mais je voudrais ici parler d’un autre fil rouge. Ce fil rouge est un personnage baroque, picaresque, tragi-comique. Le personnage du Baron.

Quand, en 2007, j’ai commencé à écrire Halte à Yalta, mon premier roman, j’ai longtemps cherché un narrateur, une voix radicalement étrangère, une voix de basse qui serait à l’opposée de ce qui me constitue, pour ne pas tomber dans l’autofiction qui est le péché mignon du primoromancier.

Et c’est là que j’ai inventé le personnage d’Ulrich, un Chilien d’une quarantaine d’années, mélancolique, d’origine germanique, qui descendrait de barons baltes et revendiquerait tout au long du livre ses origines prétendument nobiliaires ; ce qui lui vaut, de la part du Tatar, son interlocuteur, une drôle de surnom : « Baron Ktchortou », c’est-à-dire, en russe, le Baron du diable, autrement dit, et pour rester poli, le Baron-mon-œil.  

Mettons plutôt que j’ai cru l’inventer, ce Baron Ktchortou. Car, en réalité, ce baron existait déjà : c’était un personnage récurrent des romans de Gary. À peu près à la même époque, j’ai inventé le pays qui servirait de cadre à La ligne des glaces, mon troisième roman : ce pays se nommerait la Grande Baronnie, clin d’œil aux barons baltes, mais aussi à une région que j’ai connu dans mon enfance, les Baronnies et à une rue où j’ai habité, à Riga : la rue Baronia (du nom de Krisjans Barons, le chantre du nationalisme letton). Puis je me suis lancé dans un autre texte, qui deviendrait bientôt un roman, dont le héros (ou plutôt le antihéros), un ancêtre imaginaire, s’appellerait le Baron de Saint-Pesant.

Or ce n’est que quelques années plus tard que j’ai découvert le baron de Romain Gary, qui traverse plusieurs de ses livres sous des noms différents : baron de Hohenlinden, baron von Putz zu Sterne, baron ceci ou baron cela. Voici la liste des livres où ce baron fait irruption, par ordre d’apparition : Le Vin des morts (1937, publication posthume), Le Grand Vestiaire (1949), les Couleurs du jour (1952), Les Racines du ciel (1956), les Mangeurs d’étoiles (1966), la Danse de Gengis Cohn (1967), la Tête coupable (1968), Europa (1972).

Certains commentateurs se sont penchés sur ce personnage. Ainsi de Dominique Bona :

« dans tous les romans, il se caractérise tel un personnage dépourvu de réalité : incongru, saugrenu, dingue. Sans rapport  avec les autres protagonistes, sans lien avec l’histoire : un vrai gêneur, un fou, venu tout à coup mettre les pieds dans le plat » (Bona, p. 345).

« il n’a d’autre rôle, dans les romans où il a l’air de s’être embourbé, que celui d’étonner ou de détonner » (Bona, p. 346)

D’autres commentateurs se sont ingéniés à retracer l’arbre généalogique du baron. Ils lui ont trouvé un petit air de ressemblance avec le baron de Nuncingen de Balzac, un nobliau d’origine juive et polonaise qui s’exprime dans un mélange de français et d’allemand. On pourrait même remonter au baron de Münchhausen qui vient comme Gary lui-même, des pays baltes et qui est un bonimenteur de génie, le saint-patron de tous les mythomanes et de tous les affabulateurs.   

Mais il revient à Gary lui-même d’avoir dresser le portrait-robot de son singulier Baron :

« Le Baron se tenait très droit ; de taille moyenne, il avait une petite moustache grisonnante, des yeux bleus et des joues qui paraissaient toujours gonflées comme s’il était constamment en train de réprimer un rot, un juron indigné ou un prodigieux éclat de rire. Il portait un costume prince-de-galles, un gilet jaune canari, un melon gris et, sur ses chaussures, des guêtres blanches. La seule chose à laquelle il paraissait tenir énormément, c’était la propreté. Almayo n’avait encore jamais vu un homme aussi soigné de son existence, et comment ce type-là arrivait à traverser la vie en demeurant aussi propre dépassait son entendement. Il aimait le voir là installé dans un coin, les jambes croisées, avec son chapeau melon sur les genoux et ses gants de pécari à l’intérieur du chapeau. Vers deux ou trois heures du matin, après deux ou trois filles et autant de bouteilles de whisky, le Cujon avait parfois des larmes aux yeux en regardant l’inconnu.

- Tu crois qu’il était quelqu’un d’important ? demandait-il alors à Radetzky, s’appuyant lourdement des deux coudes sur la table, la cravate défaite, les yeux brûlés d’insomnie. Quelqu’un de bien ?

- C’est un idéaliste, dit Radetzky. Il lève les yeux si haut vers des étoiles si belles et si importantes qu’il ne prend même pas la peine de regarder ce qui lui arrive. Il ne pense pas à lui-même, il ne pense qu’à l’humanité. Sprechen Sie deutsch, Herr Baron ?

- Qu’est-ce que c’est que ça, un idéaliste ? demanda Almayo.

- Un idéaliste, expliqua Radetzky, est un enfant de pute qui trouve que la terre n’est pas un endroit assez bien pour lui. » (Les mangeurs d’étoiles,  p.438, édition Folio).

«Rien n’était jamais arrivé qui pût l’étonner ou le démonter, et il savait que les hommes avaient encore quelques milliers d’années-lumière de route devant eux, avant de cesser d’être des saltimbanques et de devenir des artistes authentiques, créateurs libres  et inspirés d’eux-mêmes et de leur propre dignité.(…) Il allait continuer à faire le tour du monde avec curiosité, sous son déguisement de totale indifférence et sous son masque d’absence, toujours à l’affût de la moindre manifestation de quelque talent authentique autour de lui. »   (Les mangeurs d’étoiles,  p.438, édition Folio).

« Ce personnage apparaît dans plusieurs de mes romans. J’ai bien essayé de l’assassiner dans un livre, mais ce ne fut que pour le voir réapparaître dans le suivant. Je suis incapable de me débarrasser de lui. Sans doute est-ce aussi parce qu’il est si profondément enchâssé dans mon subconscient, que je n’arrive pas tout à fait à me rendre compte de ce qu’il représente. Il s’agit peut-être d’un idéaliste rompu à l’autodérision et s’efforçant éternellement d’atteindre un but inaccessible, soit un esprit vraiment noble – ce qui expliquerait alors le regard amer et sarcastique que je porte sur lui… et sur moi-même. Non seulement sa poursuite désespérée de la dignité humaine semble l’avoir réduit à un état de stupeur alcoolique, mais sa quête d’une distinction impeccable de l’âme et de l’esprit ne se satisfait plus que d’une élégance purement vestimentaire – de quoi ouvrir quelques musées de plus… En tout cas, tout ce que je sais, c’est que je hais le Baron de toute la force de mon amour. Qui plus est, il m’est plus proche qu’il ne l’a jamais été, parce qu’il s’y révèle l’unique maître du jeu – autrement dit l’auteur. Il m’est souvent arrivé de le démasquer – et de me démasquer moi-même par la même occasion – comme un illusionniste incapable de transformer le monde par ses actes et ses promesses. En fait, ce n’est qu’un charlatan. En tant que créateur, ses « pouvoirs suprêmes » sont de simples tours de passe-passe, qui s’achèvent le plus souvent à l’endroit même où ils ont commencé : dans la littérature. » (préface à l’édition américaine d’Europa, trad. Paul Audi).

À travers ces citations, on décèle sans peine un autoportrait satirique de l’écrivain. 

Le baron est un clown, un saltimbanque, un charlatan, un affabulateur, un prestidigitateur. Un auteur en somme, selon la définition qui est celle de l’auteur chez Gary : un homme dépourvu d’identité, drapé dans un style qui est forcément d’emprunt.

Un beau jour, enfin, je suis tombé sur cette phrase à propos du baron, dans la Nuit sera calme, un entretien fictif de Gary avec son vieil ami François Bondy :

« quand je ne serai plus là, ou même avant, j’aimerais beaucoup que d’autres romanciers le reprennent et le continuent »

J’avais repris le baron de Gary, je l’avais continué, sans le savoir.

Récemment, j’ai été invité au centre culturel français Romain-Gary de Jérusalem-ouest, dans le cadre d’une résidence d’auteur qui m’offrait de très belles conditions pour poser les bases d’un nouveau roman et mener des ateliers d’écriture. Je passais donc régulièrement sous les grands portraits de Romain Gary et je me demandais quelles étaient les raisons qui avaient conduit nos têtes pensantes à nommer un tel centre en l’honneur d’un de nos plus grands écrivains français ; je me suis dit, c’est parce qu’il avait une mère juive, qu’ils ont choisi Romain Gary, mais dans ce cas il aurait peut-être fallu appeler le centre Roman Kacew ou Emile Ajar, ça aurait eu plus de gueule ; Romain Gary (qui a profité de ses prérogatives de diplomate pour trafiquer ses papiers d’identité, se faisant passer longtemps pour un Russe mâtiné de Tatar) n’a jamais revendiqué son identité juive en tant qu’auteur ; ce qui n’est pas le cas d’Emile Ajar.    

Un jour, de passage à Tel-Aviv, j’ai visité une exposition permanente, au musée d’Eretz-Israël, intitulée « Au pays du baron ». Je me suis dit, chic, c’est une expo pour moi, ça. En fait, il s’agissait d’une exposition à la gloire d’un des premiers sionistes, le Baron de Rothschild, qui a initié en 1887 le mouvement de colonisation juive en Palestine. À la fin de l’expo, il y avait un petit film intitulé, je crois, « le retour du Baron ». C’était un film de propagande typiquement israélien sur le retour d’Edmond de Rothschild. On y voyait un grand barbu à monocle et chapeau melon, sanglé dans son costume prince-de-galles, l’air un peu triste et nostalgique, qui débarquait sur la Terre Promise. Il était attendu partout comme le Messie mais il ne rencontrait personne, nul ne venait à lui, nul ne le voyait, car il arrivait d’un autre siècle. C’était un spectre qui revenait en Palestine aujourd’hui, c’est-à-dire en Israël, ce pays qu’il avait imaginé, en quelque sorte, mais qu’il n’avait pas eu le temps de connaître. Dans sa grande limousine  blanche, il traversait les colonies qu’il avait fondées à la charnière du XIXe et du XXe s., il buvait son whisky dans un verre en cristal, il regardait d’un œil serein ce pays vitrine de l’Occident à travers les vitres teintées de la voiture. J’ai éclaté de rire à la vue de ce baron d’opérette visitant un Israël de carton-pâte : tous les problèmes actuels étaient évacués, le conflit n’existait pas, les Palestiniens étaient invisibles. Un beau tour de passe-passe en somme.

De tous les peuples européens, les Juifs n’ont jamais eu d’aristocratie. Il n’y a jamais eu de noblesse, à proprement parler, juive. (Sauf peut-être au Moyen-âge avec l’Empire khazar). Les Rothschild étaient des banquiers allemands, des hommes d’affaires anoblis par la dynastie napoléonienne qui a régné sur l’Europe.

La seule aristocratie juive possible était celle de l’argent ou du talent. Les Affaires ou les Arts. Car la Terre ne leur appartenait pas et se dérobait sous leurs pas. Alors, en regardant le petit film de propagande, j’ai repensé au Monsieur Piekielny de la Promesse de l’Aube : s’il s’adresse au jeune Roman Kacew dans la cour d’un vieil immeuble de Vilnius, c’est qu’il  est certain que ce gamin va devenir un jour quelqu’un.

Toute la vie (ou plutôt les vies) de Romain Gary est l’histoire d’une revanche. La recherche de cette aristocratie inaccessible. Il s’agit de venger M. Piekielny qui « a fini en savon pour satisfaire les besoins de propreté des nazis ».

Seulement, à un moment donné dans sa vie, R. Gary, qui a été comblé d’honneurs, n’y croit plus. Lui le résistant, lui l’aviateur, lui le diplomate, l’homme de la France libre, le confident du général de Gaulle, le charmeur de starlettes, lui le cinéaste, l’écrivain dont on raffole, le prix Goncourt, ne croit plus à cette aristocratie qu’il a arraché à la vieille Europe par les armes et par la plume.

Un écrivain, Gary l’a compris, doit constamment se réinventer. Il doit toujours lutter contre les critiques et les commentateurs – lesquels n’aiment rien tant que de tailler une fois pour toutes un costard à leurs écrivains bien aimés, en les enfermant dans la camisole d’un genre et d’un style.

Et c’est à ce moment-là qu’il invente Emile Ajar. L’homme blessé, l’homme fissuré, l’homme entrouvert, le Tatar qui va tuer le Baron. Et ce drôle de Tatar va exprimer sa judéité à travers la voix d’un jeune Algérien d’aujourd’hui, le petit Momo, l’enfant immigré de la Goutte d’or, le môme des rues élevé par une prostituée.

Dans les couloirs du musée de Tel-Aviv, j’ai imaginé un Romain Gary qui débarquerait en Israël. Un Romain Gary qui retirerait le revolver Smith & Wesson de calibre 38 qu’il s’est enfoncé dans la bouche le 2 décembre 1980 et qui déciderait de vivre une cinquième vie. De s’autoriser une cinquième chance sur terre. Et pas sur n’importe quel coin de la Terre : sur la Terre Promise dont rêvaient ses ancêtres. Et j’ai imaginé qu’avec son sens de la justice et son goût de la provocation, il irait dire aux dirigeants israéliens leurs quatre vérités.

En tant qu’homme, Roman Kacew, on le sait, a vécu plusieurs vies. En tant qu’écrivain, il a signé sous le nom de quatre pseudonymes mais aussi vécu quatre vies. Il s’est inventé quatre vies. Il a réécrit quatre fois sa vie. Il a fait de la matière « vie » un genre littéraire. De sorte que chez lui ce n’est jamais la vie qui explique l’œuvre mais l’œuvre qui explique la vie.

- la première vie est celle d’un aviateur anglais, d’origine polono-russe, naturalisé français, qui publie à Londres, en 1944, en anglais, un livre intitulé Forest of Anger où il dépeint la lutte des résistants polonais contre les Nazis dans les forêts de Lituanie. C’est sa conquête de Londres et de l’Europe.

- la deuxième vie est celle d’un diplomate français, ancien résistant, gaulliste, qui a trafiqué ses papiers d’identité et qui écrit des romans à la Malraux pour obtenir le prix Goncourt. C’est sa conquête de Paris et du boulevard Saint-Germain.

- la troisième vie est celle d’un dandy américain, qui écrit tantôt en français, tantôt en argot américain, qui s’autotraduit sous pseudonyme et tâte du cinéma. C’est sa conquête d’Hollywood et de l’Amérique.

- la quatrième vie est celle d’Emile Ajar, écrivain français d’origine juive, représenté sous les traits de son neveu Paul Pavlowitch, qui retrouve le Roman Kacew des débuts, celui du Vin des morts (livre écrit entre 1933 et 1937 à Nice, jamais publié de son vivant). Sa conquête de lui-même (ou de « lui-môme », comme l’a écrit un commentateur bien inspiré).

- la cinquième vie serait celle d’un écrivain israélien (au lieu d’opter pour le suicide, il aurait fait son aliyah)  qui pourrait écrire soit en hébreu moderne, soit en français ou en anglais, qui vivrait à Tel-Aviv et dénoncerait l’occupation israélienne en Cisjordanie et à Gaza dans des romans satiriques.

Quand je réfléchis à l’impossibilité de porter la moindre critique à l’égard d’Israël, depuis plusieurs années, chez la plupart des écrivains et des intellectuels français de confession mosaïque, je me dis que nous aurions tellement besoin d’un cinquième Romain Gary aujourd’hui !

Il suffit de relire ce qu’il écrivit il y a quarante ans à propos d’Israël pour se faire une petite idée de ce qu’il écrirait aujourd’hui :

« F.B.: « Qu’est-ce que c’est pour toi être juif?

R.G.: C’est une façon de me faire chier.

F.B.: Israël?

R.G.: Passionnant. J’aime beaucoup l’Italie, aussi. Je crois que l’Italie est le pays étranger que je préfère.

F.B.: Et si Israël devait disparaître comme État, sa population chassée de son pays, ne te sentirais-tu pas toi-même diminué?

R.G.: Diminué, non, désorienté, oui. Désorienté: est-ce que je serais atteint pour des raisons humaines ou atteint dans ma part juive? Je ne me sens pas « en situation » pour te répondre et j’espère que je ne me trouverai jamais dans cette situation.

F.B.: Mais tu es demi-juif, tu peux choisir…

R.G.: C’est ça, fais le malin avec ce bon sourire… Demi-juif, je ne sais pas ce que ça veut dire. Demi-juif, c’est demi-parapluie. C’est aussi une notion à l’usage des racistes maniaques d’Israël. Tiens, je te le prouve. Il y a quelques années, je reçois de Tel-Aviv une lettre de la part de je ne sais quel organisme qui me demande si je veux figurer dans le Who’s who in the World Jewry, une sorte d’annuaire des Juifs dans le monde. Très frappé par cette largesse d’esprit, je dis oui, je remplis et renvoie le questionnaire. Là-dessus ces cocus me répondent par une lettre embarrassée d’où il ressort que je ne possède pas les caractéristiques qu’il faut pour être considéré comme juif. Ils sont, tu comprends, plus regardants que Rosenberg et Himmler…C’est eux qui décident qui a droit ou n’a pas droit à la chambre à gaz…Je me fous en rogne, je leur rappelle que ma mère était mosaïque, juive, que c’est, paraît-il la mère qui compte chez nous et que si on ne me fout pas dans le Who’s who, je vais pousser une gueulante publique maison….Silence de mort puis je fais l’objet d’une très courtoise visite diplomatique dans le sens propre du terme où l’on me donne une heure d’explications théologiques, étatiques et techniques d’où il ressort que la loi, là-bas, décide qui a droit à la chambre à gaz et qui n’y a pas droit…Les Allemands, à cet égard, avaient des vues plus larges.

F.B.: Tu es quand même catholique…

R.G.: On ne fait pas un pays avec des certificats d’origine, pas plus Israël qu’un autre pays. »

(Romain Gary, La nuit sera calme).

 

 

 

 

Commentaires
A
J'adore ! il se trouve qu'ayant lu Gary très tard, je viens de terminer, en confinement, La Nuit sera calme ! Et comme je suis en train d'écrire mon 10e roman, dont l'exergue est encore une phrase de Gary, j'ai lu aussi son souhait de repasser le Baron à la postérité. Et je viens de l'incorporer dans mes rangs. Je cherchais une description détaillée du Baron, par paresse de la rechercher dans ses écrits ! Merci !
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l'araignée givrée
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