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l'araignée givrée
9 juillet 2014

le plus dur c'est de trouver le bon rythme

cycliste 3

pour saluer le retour du Tour en France, les premières pages d'un futur roman où je dirai ma passion du vélo. 

 

Le nombre des diastoles et systoles d’une vie humaine ou même d’un seul jour dépasse tous les chiffres imaginables, Alfred Jarry

 

   

LE PLUS DUR C’EST DE TROUVER LE BON RYTHME, disait Vlad, si tu ne trouves pas d’emblée ton propre rythme c’est fichu, tu chopes un point de côté, tu te mets dans le rouge, faut savoir doser, ne pas se griller d’avance, mouliner sans forcer, en garder sous la pédale comme on dit – j’écris sous sa dictée, j’essaie de retrouver le tempo de son phrasé, le grain de sa voix, le tranchant de son accent, sa façon de rouler les R, il m’avait dit ça une nuit, à Paris, alors que nous avions les flics aux trousses, je le revois pédalant à mes côtés, haletant à mes côtés, sa manière unique de tenir son guidon, d’empoigner le vélo par les cornes, mains fermement agrippées aux cocottes de frein, dos cambré, buste jeté en avant, cou rentré dans les épaules, j’aurais pu le reconnaître de loin, il nous arrivait même de nous croiser par hasard, du temps où il vivait dans un squat à Pantin – un jour je m’en souviens, c’était en avril, un des premiers soirs qui voient s’éveiller la ville, je sors d’un bar un peu éméché, je vais décrocher mon vélo,  j’aperçois un type qui dodeline des épaules en grimpant la rue de Ménilmontant, je me dis pas de doute ça doit être lui, c’est bien son style à lui, chaque cycliste a un style qui n’appartient qu’à lui, j’enfourche ma bécane, je me dresse sur mes pédales, j’attaque la pente en danseuse, lui est déjà loin, si loin – je le vois filer comme si les feux les néons les enseignes les réverbères, toutes les lumières de la ville le halaient vers le ciel aimanté, Vlad dodelinait des épaules comme personne ; sous son bardas de coursier, sa veste noire flottait dans son dos, une vraie cape de corsaire, et lorsqu’il dévalait les rues de Belleville, on entendait claquer les pans de sa veste, flapflapflap, petites ailes de corbeau ivre de traverser la ville ainsi, sur le fil de fer de son seul désir.

Tout est une question de rythme, disait Vlad. Pas seulement de souffle mais de tempo. Pas tellement de vitesse mais de pulsation. Les cuisses et les poumons ne suffisent pas : ce qui compte, c’est le cœur. Les jambes, on s’en fout, elles suivront bien, les jambes, et si la cadence va trop vite, ou si le développement est trop grand, il y a un dérailleur pour ça, suffit de changer de braquet – par contre le cœur, lui, s’il s’emballe, c’est terminé, tu vois rouge, le sang te monte à la gorge, tu as l’impression qu’on t’enfonce une dague en travers de la gueule, tu as ce goût de sang dans la bouche et tu peux t’arrêter net, y rester, j’ai vu un type foudroyé, comme ça, c’était en VTT, dans les Vosges, le type a attaqué un raidillon un peu trop fort, sur la plaque, et il a claqué. Quarante ans, trois enfants. C’est depuis ce jour-là que j’ai arrêté le VTT, l’effort est trop bref et trop violent, moi c’est l’endurance que j’aime, l’endurance et la vitesse dans le soleil et le vent, les longues distances à toute allure, les VTT sont trop lourdauds, suspensions, freins à disque, pneus de tracteur à labourer le goudron et tout le tralala – moi j’ai besoin de mon vélo pour voyager. Pour m’évader. Pour m’échapper.

Surtout, tu dois te concentrer dans ta course, apprendre à surveiller ton pouls, écouter les battements de ton cœur, reconnaître les systoles et les diastoles, tu dois savoir quand tu en fais trop, quand tu dépasses les bornes, quand tu risques la crampe mais aussi quand tu n’es pas dans le coup, quand tu ne peux rien de bon, quand tu te sens vidé. Enfin, tu dois être toujours sur le qui-vive, attentif au moindre bruit, à l’écoute de la rue, sans cesse aux aguets, tout ne tient qu’à un fil, le moindre moment d’inattention, le moindre geste de travers et t’es foutu, une bagnole qui débarque, un piéton qui se jette sous tes roues, le danger te guette à tous les coins de rue, tu dois savoir anticiper, rétropédaler, accélérer, décélérer, doser les freinages et les à-coups, faut viser la fluidité, ne plus sentir l’effort, tu dois avoir l’impression de glisser, de dériver comme dans un rêve – sous la gomme de tes boyaux, l’asphalte doit se liquéfier, les pavés doivent se soulever, petites vagues givrées, et sur l’étrave de ces pavés tu dois te sentir voguer.     

Sur ta bécane, il faut que tu te sentes léger comme une plume – tu dois être toujours prêt à te mettre en danseuse, à saisir la balle au bond, à relancer la machine, dès que tu t’assois un peu trop sur ta selle, dès que tu te poses tranquille pépère, tu prends le risque de te faire choper – si les flics déboulent et te prennent en chasse, tu ne dois leur laisser aucun répit, tu dois sauter de trottoir en trottoir, t’engouffrer dans les ruelles les plus étroites, traverser les passages les plus périlleux, prendre les virages à la corde, assurer tes dérapages, éviter les avenues trop larges et les grandes lignes droites, il n’y a jamais de ligne droite en vélo, pense à la souplesse de ta trajectoire, varie les vitesses, improvise ton itinéraire, serpente sur la chaussée, les flics à vélo sont comme les vieux crocos, si tu te mets à zigzaguer, ils zigzaguent aussi dans ton sillage, pur réflexe de leur part, et n’oublie pas qu’ils ont comme toi la trouille au ventre, la trouille de faire une connerie, la trouille de se viander, la trouille des chicanes et des pavés, des plots des murs des barrières et des poteaux, la trouille d’échouer, de ne pas aller jusqu’au bout de leur mission, de rentrer bredouille au bercail. La trouille, tu ne dois pas la fuir ni la dompter – tu dois l’apprivoiser pas à pas, comme tu as su apprivoiser ton vélo ; l’adrénaline est ta drogue, sans elle tu n’es rien, tu ne vaux rien.

ombre vélo

Si tu trouves le bon rythme, disait Vlad, tu deviens invisible, insaisissable, rien ne peut plus t’arrêter, une sorte de transe te gagne, tu peux continuer sur cette lancée des heures et des heures, parcourir des dizaines et des dizaines de bornes sans t’en rendre compte, la route va se dérouler d’elle-même sous tes boyaux, un vrai film en avance rapide – Paris très vite ne sera plus qu’un lointain souvenir, tu sentiras la ville s’effacer derrière toi comme un mauvais rêve, adieu bagnoles, adieu scooters, trottoirs sales, odeurs de pisse, platanes lépreux, adieu sirènes des ambulances et des pompiers – si les flics sont à tes trousses, à la vue du périph tu pourras SOUFFLER, tu les auras semés, les flics s’aventurent rarement au-delà du périph – en passant dessous tu pourras te dire que tu l’as échappé belle...

 

 

 

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