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l'araignée givrée
20 mai 2014

retour de Kiev 7

hetman

 

Et déjà commençait à m’étreindre une angoisse encore inconnue : de retour à Paris, que saurais-je dire ? Comment répondre aux questions que je pressentais ? L’on attendait de moi certainement des jugements tout d’une pièce. Comment expliquer que, tour à tour, en URSS, j’avais eu (moralement) si chaud et si froid ?

André Gide

 

 

En regagnant la ville basse à la nuit tombée, j’entre dans une superette, achète une bouteille de horilka (de la vodka ukrainienne) tandis qu’un homme passablement saoul s’embrouille avec une caissière qui le chasse en criant « Moskal, Moskal », le mot pour désigner l’envahisseur moscovite.

Goulot de ma bouteille vissé aux lèvres, je décide de me bourrer la gueule sur la place Kontraktova en espérant m’approvisionner de récits et de choses vues, voire d’aventures. Je me laisse tomber sur un banc, tandis que des groupes de jeunes descendus comme moi des hauteurs jouent du tam-tam, que d’autres picolent des bières, mangent des chawarmas, bavardent, s’agitent, se disputent en profitant de la douceur revenue. Une meute de chiens errants traverse la place ; les jeunes les excitent, les chiens aboient, montrent les crocs, se battent, roulent dans la poussière, s’ébrouent, font la course autour d’un kiosque puis vont se tapir là-bas, derrière un grand sapin solitaire.

Sachant que griffonner est toujours un bon moyen d’attirer l’attention, je sors mon carnet à dessins, m’attaque à la statue à cheval du cosaque Petro Sahaidachnyi qui règne sur le bordel ambiant, sa massue brandie en l’air comme le foudre d’un Zeus éclair. On se presse autour de moi, on me demande d’où je viens, on me propose de la bière. Ce sont les gars du banc d’à côté : trois mecs d’une vingtaine d’année, une jeune fille, un type entre deux âges qui sirote une bouteille de vin géorgien et une vieille clocharde en jupe à fleurs qui arrête les passants, mendie à gauche, mendie à droite, et papillonne de banc en banc, en quête d’alcool ou de tabac. On me parle dans un mélange de russe et d’anglais… Viktoria, d’abord, petite blonde aux bras potelés qui veut savoir ce que je suis venu faire seul à Kiev, à part me bourrer la gueule sur un banc. Comme toutes les jeunes filles de son âge, elle rêve de Paris. Je lui dis que c’est justement Paris que j’ai fui, que ça me prend tous les ans, au mois d’avril, ce besoin de fuir, de guérir, de revivre ; je lui parle de mon ami Yarik, qui aurait à peu près son âge, et qui faisait des études de médecine, comme elle, je lui décris ses yeux verts, son visage, ses cheveux blonds, la cicatrice à son arcade sourcilière, mais ça ne lui dit rien, le seul Yarik qu’elle connaît, il est brun. Nous parlons un peu littérature, car elle adore, me dit-elle, la littérature française, Alexandre Dumas, les Trois mousquetaires, moi je lui parle de la littérature ukrainienne, mais tous les noms que j’énumère lui sont inconnus, à part celui de Serhiy Jadan, que je n’ai pas encore lu mais qui s’est rendu célèbre pour avoir défié des séparatistes, à Kharkov : les types l’ont fait s’agenouiller, l’ont aspergé  d’un produit vert, la zelenka, et l’ont tabassé à coups de batte de base-ball. Je lui dis que moi aussi j’écris des livres, que mon premier roman se passait en Ukraine, imaginait une énième guerre de Crimée qui a fini par avoir lieu et que je suis venu à Kiev après Maïdan pour prendre le pouls de la ville. Elle esquisse une moue suspicieuse : elle ne comprend pas ce qui peut bien m’intéresser dans son pays ; elle n’a qu’une seule envie, foutre le camp d’ici. Je lui dis qu’à Paris j’ai l’impression de tourner en rond parmi les âmes mortes : chacun ne pense qu’à son petit confort intime, à se divertir, à la série américaine qu’il regardera le soir sur l’écran de son ordi ; à l’Ouest, personne ne serait prêt à mourir pour des idées, et pour cause : toutes les idées ont dépassé leur phase critique, toutes les idées sont mortes. Alors qu’ici, je suis toujours fasciné par cette jeunesse débordante de vie, prête à tout risquer, prête à crever sous cette bannière étoilée de l’Europe qui a trahi nos rêves. Je leur demande s’ils sont allés sur Maïdan. Oui, ils y sont allés, me disent-ils, comme tout le monde ici. Mais au début, quand la révolte était encore pacifique, ils apportaient des provisions aux insurgés, des clopes, des médocs, des fruits et des légumes, de la bière et de la vodka… Parfois ils montaient la garde près des barricades. Après ça a mal tourné, les premiers coups de feu, les premiers snipers et puis le sang s’est mis à couler, ils me disent ça en anglais, avec de grands gestes épouvantés : there was so much blood, blood, blood, evrywhere… Et ils ont eu peur, et ils se sont repliés ici, à Podol, où la vie continuait comme avant tandis qu’on entendait, là-haut, le bruit des armes et qu’on voyait les flammes s’élever au-dessus de la colline, et qu’on sentait partout l'odeur âcre de la fumée.

Roman, cheveux bruns et longs, intervient dans la conversation : il n’est pas d’accord avec moi, d’après lui, c’est à l’est, en Russie, que les âmes sont mortes ; tuées par la propagande et le totalitarisme, dit-il, qui sévit encore sous Poutine. Roman fait des études de cinéma et a bien l’intention de venir tenter sa chance en France, on lui a dit qu’il y a là-bas des écoles de cinéma réputées. Je lui dis que c’est vrai. Je lui demande ce qu’il pense du cinéma ukrainien. Il me dit ici il n’y a rien, que ça ne vaut rien. Je lui demande de me citer des cinéastes ukrainiens mais il préfère me parler de nos fausses gloires occidentales. Je lui dis que je suis étonné, Kiev était pourtant une grande ville du cinéma dans le passé, il doit bien rester quelque chose de cette tradition, je lui parle de Paradjanov, de Dovjenko. Mais il ne veut pas entendre parler de Dovjenko : Dovjenko, me dit-il, était payé par Moscou… Et là je me dis, intérieurement, l’espace d’un instant : le jour où l’on dira de tel ou tel cinéaste européen : mais il était payé par Hollywood, on aura fait peut-être un pas vers la décolonisation des esprits…

Sacha, cheveux blonds et longs, visage pâle et maigrichon, petites lunettes rondes sur un nez pointu, sort alors d’un étui son violon, et se met à jouer, en mon honneur, dit-il – prenant des airs très romantiques, secouant sa mèche à la cadence de son archet ; je pense à Liszt ou à Chopin mais c’est du Bizet qu’il joue, un petit arrangement perso sur l’air du Toréador, la vieille clocharde s’approche, elle ramasse un mégot par terre, le fourre dans sa grande bouche édentée, me demande mon briquet, allume le mégot, m’arrache des mains la bouteille de horilka, se contorsionne au son du violon, elle rit, elle rougit, elle chiale, elle revit, se caresse les seins, soulève ses jupes, et le petit point brasillant du mégot qu’elle tient au bec virevolte dans la nuit comme une luciole, son visage passe par toutes les couleurs de l’ivresse et de la joie, elle entre dans une région frénétique que nous avons perdue depuis l’enfance, une sorte d’extase et d’oubli de soi, de folie peut-être, c’est la Gorgone, c’est la Carmen de Bizet qui agite sa jupe à fleurs et défie la mort Toréador, et lorsque Sacha s’arrête et nous salue comme un soliste, avec le sourire embarrassé du jeune premier, elle l’applaudit, nous embrasse tour à tour comme une mamma romaine, et s’écroule sur le banc, ivre morte.  

Roman et Viktoria tentent de la réveiller mais elle ne répond pas ; Sacha se penche vers elle, soulève sa main gauche qui pendouille, lui prend le pouls, puis, il la retourne et colle son oreille à sa poitrine dénudée : tout va bien, dit-il, elle roupille comme un bébé.

Il est temps pour eux de partir : Roman doit rentrer chez ses parents, de l’autre côté du Dniepr ; Sacha doit prendre un train de nuit pour Vinnitsia et Viktoria retrouver son mec qui est allé picoler au bord du fleuve avec des potes.  

C’est alors qu’Andreï – le trentenaire resté jusque-là un peu à l’écart – me tend sa bouteille de vin géorgien et me propose de finir la soirée en sa compagnie. Nous nous rendons dans un bar désert où il commande deux cafés, deux cognacs et deux glaces. Il vient de Zaporijjia, le pays de la steppe et des cosaques, et je suis le bienvenu chez lui si je passe un jour dans les parages, dit-il en me tendant une carte de visite. Sur son portable, il fait défiler des photos de Maïdan, les derniers jours, pour me prouver qu’il y était lui aussi, qu’il a eu le droit à son baptême du feu. Les photos sont floues, la fatigue ou l’alcool me font cligner des yeux, mais je crois distinguer, sur un fond de flammes et de fumée, des hommes en cottes de maille, des massues, des gourdins, des sabres et des étendards, comme s’il me montrait les images d’un film de cape et d’épée. Il a une petite théorie à propos de son pays : la théorie de la tenaille ; ici, dit-il, nous avons toujours été pris en tenaille entre les Russes et les Allemands, entre les Turcs et les Autrichiens, entre les Polonais et les Lituaniens, c’est notre destin. Il s’enfonce dans son délire obsidional et me dit : aujourd'hui, la Russie veut nous entraîner dans la guerre et les Etats-Unis dans la crise. Si je devais choisir entre la crise et la guerre, dit-il encore, je n’hésiterais pas un seul instant, je préfère la guerre : la crise, tu es pauvre, tu dors dans la rue, tu n’as rien à bouffer et tu meurs d’ennui, petit à petit. La guerre, tu es pauvre, tu dors dans la rue, tu n’as rien à bouffer mais tu ne t’en rends pas compte, parce que tu n’as pas le temps d’y penser, et si tu crèves ce n’est pas d’ennui, mais d’une balle dans la tête ; et disant cela, il se lève, nous sortons du bar ; mordant à moitié sur le trottoir l’attend sa bagnole, un vieille Volga noire aux vitres teintées ; il me propose de monter et de me raccompagner ; je décline l’invitation, je préfère marcher ; lorsqu’il claque la portière et que la Volga démarre sur les chapeaux de roue, je remarque sur la plage arrière cet immense autocollant : entre les lettres AK et le chiffre 47, il y a le dessin d’une kalachnikov. 

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