retour de Kiev 6
Vendredi 25 avril
…Elle était là encore la Terre, elle était ferme,
et pourtant j’entendais ses craquements futurs
– et il ne faut pas s’y attarder
– il ne faut pas lui faire confiance,
Quelque chose aura lieu. Quelque chose, mais Quoi ?
Benjamin Fondane, Ulysse, 1933
Passé le début de la soirée à monter et descendre comme un yoyo grisé par les rayons du soleil la rue Saint-André, qui ne désemplit jamais, tandis que les vendeurs de souvenirs replient leurs étals. Je me demande ce que je suis venu faire dans cette ville étrangère où la liesse populaire de la révolution a tourné à la gueule de bois des aurores meurtrières ; la colère s’est déplacée à l’est mais il est désormais trop tard pour me rendre là-bas : il me faudrait passer deux nuits sur les trois qui me restent dans un train direction Kharkov ou Donetsk.
En retournant vers l’hôtel, je tombe sur un bouquiniste en train d’étaler ses livres sur le trottoir en pente raide, à l’heure où la plupart des vendeurs ambulants remballent leur marchandise. Il m’alpague en russe, mégot à la bouche, casquette sur la tête, odeur un peu forte, grands ongles noirs, et me fait l’article de ses vieilleries. Voici les prix de la littérature russe à Kiev en 2014 : Blok (je précise qu’il s’agit des élégies, pas des poèmes guerriers et révolutionnaires) vaut très cher (70 grivnas), Pouchkine un peu moins (50 grivnas) ; Maïakovski est bradé à 20 grivnas et les récits de Gorki, dans une très belle édition bilingue, russe-français, de 1981, avec une couverture rouge cartonnée – sans doute à destination des militants du PCF qui désiraient se frotter à la langue du Kremlin – valent 5 grivnas, soit moins de 50 centimes d’euro. Nous parlons de Maïdan, de la crise, de la guerre. Petro – c’est son nom – a compris la faillite du communisme et la folie soviétique le jour où, tankiste dans l’Armée rouge, il s’est retrouvé aux commandes de son engin, sur la route de Prague. C’était en 1968 ; il avait vingt ans ; on lui donnait l’ordre d’aller écraser la révolution de tout un peuple. C’est ce jour-là, me dit-il, qu’il a compris qu’il était Ukrainien et qu’il n’avait rien à faire dans cette histoire : les Tchèques et les Slovaques étaient nos frères, des Slaves comme nous, tout autant que les Russes et moi je devais aller me battre contre eux ! Pas question !
J’emporte le petit Gorki, le fourre dans mon sac à dos avec deux bières et mon carnet à dessin, remonte la rue gagnée par l’ombre et les fêtards qui ont remplacé les touristes, grimpe un escalier de fer forgé qui mène sur les hauteurs, là-bas, où le soleil éclaire encore les feuillages, les troncs d’arbre et la terre ocre dont la poussière s’élève dans l’air ambré. Ce sont de drôles de terrains vagues perchés au beau milieu de la ville, couronnés de bosquets, cernés de ravins ; la pente y est si forte et si fréquents les risques d’éboulement, de glissements de terrains, que la marée urbaine, s’est arrêtée là, tranchée nette, au pied de ces monticules restés sauvages qui attirent toute la jeunesse kiévienne, à l’heure où le soleil se couche, à l’heure où des envies vous viennent, et pas seulement de boire des bières ou de fumer des joints, entre les ronces et les fougères.
Épiant les différents groupes de jeunes qui se donnent rendez-vous sur ces hauteurs, écartant les branches de bouleaux qui se dressent sur mon passage et dont les yeux noirs me dévisagent, j’erre à la recherche de Yarik – espérant le retrouver dans les bras d’une belle blonde ou bras-dessus bras-dessous avec un pote de beuverie. Mais Yarik était un solitaire acharné, qui pouvait passer des heures à arpenter la ville guidé par son ombre et le pressentiment me gagne – à mesure que je m’enfonce dans cette forêt miniature, voyant surgir de la verdure les premières tombes déchaussées – que je ne le retrouverais que mort. Je sais qu’il aimait dériver vers ces cimetières à l’abandon, d’où l’on pouvait observer toute sa ville et d’où l’on pourrait aujourd’hui guetter l’avenir inquiet de son pays. J’observe les changements dans la physionomie de la ville.
À l’ouest, l’espèce de gated community d’un kitsch absolu, avec ses clochetons et ses frontons multicolores qui sortait de terre il y a six ans est encore inachevée, sans doute à cause d’une de ces affaires de pot-de-vin qui régissent ici le trafic immobilier : mais bon sang, qui aurait envie de venir s’enterrer dans ce Disneyland des ravins, cerné de grillages et contrôlé par des caméras qui vous toisent de leur œil noir ?
À l’est, je regarde le pont inachevé, là-bas, qui traverse le Dniepr ; il dessine un arc-en-ciel de béton, reprend la forme de l’arche élevée en 1954 pour célébrer les trois cents ans de l’amitié russo-ukrainienne (traité de Pereiaslav) ; je pense aussi à l’arche de Saint-Louis, au bord du Mississippi qui symbolise le seuil du Far West ; l’inachèvement de ce pont, en avril 2014, est comme le symbole de la faillite et de l’écartèlement d’un pays suspendu entre un Far East qui le menace toujours et ne veut pas lui lâcher la bride et un Far West qui veut l’absorber coûte que coûte… De ce côté-ci de la colline, la nuit vient plus tôt, l’ombre se répand partout, des nappes de brouillard se détachent du fleuve, s’élèvent, planent sur la ville basse et s’immiscent entre les ravins, vous font frissonner, et, boutonnant ma veste, je ne sais pas ce qui me prend, je réalise que je suis toujours venu dans cette ville en été, au printemps, que je ne connais pas le terrible hiver ; Yarik, dans ses lettres de Maïdan, me le décrivait, me disait cher ami, il faut que tu voies un jour le Dniepr en hiver, il faut le voir pour le croire, il faut entendre les glaces qui crépitent et c’est alors que je l’imagine, le Dniepr en hiver, cet hiver dont je viens moi-même, à Berlin il gelait encore la nuit, et j’ai erré pendant cinq jours au bord de la Spree, où le vent du Nord soufflait si fort, je vois se dessiner la ligne des glaces, ce nouveau rideau de fer qui descend de la Baltique à la Mer Noire mais qui reste ici encore à l’état d’esquisse ou d’ébauche, tracé sur papier par les uns, gommé par les autres, retracé, embrouillé de repentirs et de fioritures, et soudain je vois les pans d’un mur se dresser comme des pierres tombales, les miradors pointer leur crâne hérissé d’antennes, je vois toute la zone devenir un noman’s land, on dynamiterait les vieilles églises encombrantes, on boucherait les fenêtres des immeubles, des gens tenteraient de s’échapper, défieraient le vide pendant que des soldats les mettraient en joue, mais je sais aussi que l’histoire, la farce tragi-comique de l’histoire ne se répète jamais tout à fait – que le nouveau partage de l’Europe n’aura pas lieu, ou aura lieu d’une manière totalement inédite, imprévisible, je déteste les comparaisons historiques, les simplifications, les réductionnismes, le fantasme du retour des années trente, les Poutine = Hitler, Sudètes = Crimée et autres billevesées, Kiev ne sera pas le Berlin de demain, être visionnaire ne signifie pas quêter dans le passé des présages du futur, ce besoin maladif de nos sociétés postmodernes ; non, être visionnaire ou plutôt se faire clairvoyant,
c’est être sans cesse aux aguets,
sur le qui-
vive,
appartenir de plain-pied au présent,
scruter le noir de l’horizon,
écouter ce que dit
la nuit
quand la terre craque et que le monde
meurt dans le fatras
des vieilles légendes.
Alors s’assoir, quelques instants, au chevet de la ville, sortir de son sac
un carnet à dessins,
un feutre noir
et se contenter d’inscrire, noir sur
blanc le visage inquiet d’une ville
qui tremble au couchant