vampires & cerfs-volants
Je me souviens d'un interview de Richard Ford où il disait en somme : "si un écrivain vous dit qu'il a beaucoup travaillé, ne l'écoutez pas, ça veut juste dire qu'il veut vendre beaucoup de livres". Donc, à propos de Sous les serpents du ciel, je ne vous dirai pas que j'ai beaucoup travaillé, que pendant trois ans je n'ai cessé d'y penser, me levant tous les jours pour reprendre, dans le ciel fugitif de nos pensées, les fils de six histoires entrelacées, me réveillant dans la nuit pour compléter une scène, corrigeant quinze fois telle ou telle phrase, surveillant plusieurs laits sur le feu, je vous dirai simplement que j'ai tout donné comme un cycliste, au terme d'une très longue échappée solitaire - avec tout de même dans les oreillettes les conseils d'Anne ma compagne, d'Emilie Colombani, mon éditrice et de quelques autres que je salue ici - donne tout sur la ligne d'arrivée en sentant le gros peloton de la rentrée qui sprinte et rugit dans son dos. Parler de travail quand on a la chance de faire tous les jours ce qu'on aime est une insulte à ceux qui bossent pour de bon : ce n'est pas comme une parturiente dans le tripalium de l'accouchement ni comme un tchinovnik ou un stakhanoviste de la nomenklatura littéraire qu'il faudrait parler de ses livres, mais comme un cuistot, un viticulteur, un cycliste qui ne distingue plus la part de souffrance de la part de plaisir.
Michel Tournier disait que publier un livre c'est procéder à un lâcher de vampires. Aujourd’hui, je procède à un lâcher de drones et de cerfs-volants. Ils siffleront, ils bourdonneront au-dessus de vos têtes mais c'est à vous, lecteurs, lectrices, qu'il appartient de les rattraper, des les remanier, de les redéplier vraiment, pour qu'ils continuent peut-être, demain à voler. Car un drone ou un cerf-volant qui ne vole pas, et qu'on épingle comme un papillon empaillé sur le mur d'une collection privée, n'existe pas vraiment non plus.
« La fameuse tour d’ivoire de l’écrivain est en vérité une tour de lancement. On en revient toujours au lecteur, comme à l’indispensable collaborateur de l’écrivain. Un livre n’a pas un auteur, mais un nombre indéfini d’auteurs. Car à celui qui l’a écrit s’ajoutent de plein droit dans l’acte créateur l’ensemble de ceux qui l’ont lu, le lisent ou le liront. Un livre écrit, mais non lu, n’existe pas pleinement. Il ne possède qu’une demi-existence. C’est une virtualité, un être exsangue, vide, malheureux qui s’épuise dans un appel à l’aide pour exister. L’écrivain le sait, et lorsqu’il publie un livre, il lâche dans la foule anonyme des hommes et des femmes une nuée d’oiseaux de papier, des vampires secs, assoiffés de sang, qui se répandent au hasard en quête de lecteurs. À peine un livre s’est-il abattu sur un lecteur qu’il se gonfle de sa chaleur et de ses rêves. Il fleurit, s’épanouit, devient enfin ce qu’il est : un monde imaginaire foisonnant, où se mêlent indistinctement – comme sur le visage d’un enfant les traits de son père et de sa mère – les intentions de l’écrivain et les fantasmes du lecteur. », Michel Tournier, Le Vol du vampire, Paris, Mercure de France, 1981, pp. 10-11.