le vampire s'active
Obtenir une bourse du CNL pour un livre qu'on n'a pas encore entre les mains mais qu'on n'aura plus besoin d'écrire puisqu'il est déjà dans les tuyaux, c'est à la fois magique et troublant. On sait que cela n'arrivera pas de nouveau. On vit un moment grave. On se sent une grande responsabilité sur les épaules. On se dit "ben voilà, maintenant tu n'as plus le choix, ça t'apprendra à écrire des livres, mon petit père, et faudra continuer comme ça jusqu'à ce que mort s'ensuive". On espère que le livre sera à la hauteur. Qu'il y aura des gens pour le lire et le soutenir. On veut embrasser tout ce beau monde sans lequel on n'est rien sur les deux joues. On croit en l'humanité. On en perd le sommeil. On veut inclure des illustrations couleur, histoire d'utiliser tout cet argent à bon escient. On ne sait pas si on pourra le faire.
Mais on sait que le livre se fera. Qu'on se battra pour qu'il vive et qu'il prenne son envol, car comme le dit Michel Tournier, qui sert de devise à cet éditeur alchimiste, lequel vous bricole de si belles oeuvres au noir :
« La fameuse tour d’ivoire de l’écrivain est en vérité une tour de lancement. On en revient toujours au lecteur, comme à l’indispensable collaborateur de l’écrivain. Un livre n’a pas un auteur, mais un nombre indéfini d’auteurs. Car à celui qui l’a écrit s’ajoutent de plein droit dans l’acte créateur l’ensemble de ceux qui l’ont lu, le lisent ou le liront. Un livre écrit, mais non lu, n’existe pas pleinement. Il ne possède qu’une demi-existence. C’est une virtualité, un être exsangue, vide, malheureux qui s’épuise dans un appel à l’aide pour exister. L’écrivain le sait, et lorsqu’il publie un livre, il lâche dans la foule anonyme des hommes et des femmes une nuée d’oiseaux de papier, des vampires secs, assoiffés de sang, qui se répandent au hasard en quête de lecteurs. À peine un livre s'est-il abattu sur un lecteur qu'il se gonfle de sa chaleur et de ses rêves. Il fleurit, s'épanouit, devient enfin ce qu'il est : un monde imaginaire foisonnant, où se mêlent indistinctement — comme sur le visage d'un enfant les traits de son père et de sa mère — les intentions de l'écrivain et les fantasmes du lecteur. », Michel Tournier, Le Vol du vampire, Mercure de France, 1981, pp. 10-11.
Il est temps, donc de laisser la parole à mon éditeur qui vous présente ainsi son futur vampire :
"Vermeer et Le Greco nous accueillent à l’ouverture de cet essai. L’auteur nous entraîne alors au cœur d’une réflexion sur la place des cartes et des plans dans l’histoire de la peinture et de l’illustration, sur tout ce que cette tentative de délimiter les territoires (sur et dans lesquels nous évoluons et auxquels nous semblons être intrinsèquement liés) offre de fantasmes et de fascination. Progressivement l’auteur met en regard cette manière d’essayer de contenir le monde avec l’acte d’écrire, de lire, nous plonge dans les expériences de ses propres voyages mais évoque aussi la façon dont il s’est imprégné de ceux de nombreux autres écrivains issus de diverses cultures tout en nous faisant part de passionnantes investigations linguistiques – parce que Dans les ruines de la carte est un aussi un formidable texte sur ce que (dé)construit et/ou délimite le langage, sur ce que nous disent les frontières, réelles ou métaphoriques – lignes imaginaires et poreuses… On chemine avec Gracq évidemment, mais également avec Pouchkine, Cendrars, Borgès, Glissant, Melville, Soljenytsine, Stendhal, Sebald et bien d’autres… Ce que réussit absolument Emmanuel Ruben dans son travail, est une absorption progressive par la forme dans laquelle il choisit de s’exprimer, du sujet qui l’habite véritablement : on assiste au terme de l’ouvrage à l’abolition des frontières du genre dans lequel il s’est d’abord inscrit : l’auteur s’échappe des normes de l’essai pour se libérer dans sa dernière partie des contraintes de l’écriture. Le texte, pétri au fil de son déroulé, de rythmes, de couleurs et de souffle(s) devient alors îlot de pure poésie, chant, litanie et façonne à son issue une véritable profession de foi au sujet de ce que l’auteur nomme une écriture en archipel."