Génération JAPD, la guerre ne date pas d'hier...
le voici donc, le texte que j'écrivais dimanche 15 novembre au matin, sous le choc... Il a les défauts de tous les textes écrits dans l'urgence, dans la colère, j'en conviens, mais il tente d'exprimer au mieux la bouillie qu'il y avait dans ma tête au lendemain des attentats. Je crois que ce qui est le plus honnête, de la part d'un écrivain, dans ces moments-là, c'est de de tâcher de retranscrire tous les états par lesquels on passe, les milliers de sentiments contradictoires qui nous traversent... En tout cas, il nous faut éviter de relayer la propagande des uns, la bienpensance ou la malveillance des autres, c'est dangereux, ça fait de nous des porte-parole alors que nous devons proposer une autre parole, subjective, contraire, irrécupérable...
Nous sommes en guerre, nous faisons mine de le découvrir aujourd’hui, parce que la guerre a débarqué dans nos rues, pour la deuxième fois en dix mois, au cœur de la Ville Lumière, tuant plus d’une centaine d’innocents, blessant des centaines d’autres, traumatisant des milliers de Parisiens et de Parisiennes.
Mais la vérité, c’est que nous, les Français, sommes en guerre depuis vingt-cinq ans, depuis la chute du Mur de Berlin, l’éclatement du bloc communiste et le début de la guerre du Golfe. Je donne quelques dates au hasard : 1990, Irak (opération Daguet). 1992, ex-Yougoslavie, Cambodge, Somalie, Rwanda. 2001, Afghanistan (opération Arès). 2002, Côte d’Ivoire (opération Licorne). 2004, Haïti. 2011, Libye (opération Harmattan). 2013, Mali (opération Serval). 2013 encore, Centrafrique (opération Sangaris). Pendant toutes ces opérations militaires aux noms de code souvent belliqueux malgré le prétexte constamment affiché de rétablir la paix, l’armée française, poursuivant l’idéal insensé d’une guerre zéro-mort, a déploré 164 « morts pour la France » : à peine un peu plus de victimes que les attentats qui ont frappé Paris en quelques mois. Mais nous savons très bien, que ces guerres, ne se sont pas soldées, pour les populations civiles, d’un bilan comparable. Rien qu’en Afghanistan, on a dénombré plus de 220 000 morts. Car dans ces nouvelles guerres robotisées où les militaires croient pouvoir tuer sans prendre le risque de mourir, les civils seront toujours en ligne de mire.
Lundi dernier, j’ai eu 35 ans : j’appartiens à cette génération d’hommes et de femmes qui a vécu jusqu’à ce vendredi 13 la guerre à la télé. J’appartiens à cette génération d’hommes et de femmes qui n’a pas fait son service militaire mais répondu à un simulacre d’appel de préparation à la défense : nous qui sommes nés après 1979, nous ne savons pas tenir une arme, nous ne savons pas nous défendre, nous n’avons plus le devoir de mourir pour la France mais nous savons depuis vendredi dernier que nous pouvons mourir à n’importe quel moment, n’importe où, à la terrasse d’un bar ou pendant un concert de rock, à cause de la France.
À cause de la politique étrangère d’une ancienne grande puissance qui n’a plus les moyens de ses ambitions. Ou si, qui a encore les moyens, les moyens économiques et militaires, le sabre (aujourd’hui remplacé par le drone) et le bifton, mais qui n’a plus le goupillon, ni la foi révolutionnaire, ni même des valeurs intactes ou une noble devise dont elle pourrait légitimement se targuer pour justifier ses agissements prétendument pacifiques.
Or, contrairement à ce qu’on nous raconte d’ordinaire, nous, le peuple du canal Saint-Martin, la génération visée par la dernière tuerie, les 20-40 ans, nous ne sommes pas seulement les enfants de la crise (cette continuation de la guerre par d’autres moyens), nous sommes aussi les enfants de ces guerres larvées, nous avons grandi dans une atmosphère de crise et de guerre permanentes – une crise qui sévit encore, une guerre que nous n’avons pas voulue (nous, ses victimes potentielles, anonymes, pas nous la France, la nation ou je ne sais quoi), que nous ne pouvons pas gagner, mais qui peut nous tuer – nous c’est-à-dire, toi, moi, lui, elle – Hodda, Mathieu, Yoav, Lamia. Un vendredi 13. Rue Alibert, rue Bichat, rue Faidherbe, rue de Charonne.
Aujourd’hui, nous fédérons le monde entier, de l’Amérique à la Russie, de l’Iran à Israël, et nous repartons pour la guerre globale contre la terreur. On pourrait se montrer optimiste et faire preuve, pour une fois de ferveur cocardière. Foncer la fleur au fusil, comme en quatorze. Mais nous ne sommes plus des citoyens-soldats de Valmy, nous savons désormais que cette guerre – qui est affaire de professionnels et de mercenaires, de drones et de machines – se passera de nos services. Et puis on ne nous fera plus le coup, nous connaissons trop l’antienne. Contre quoi, au nom de quelles valeurs et de quel droit combattions-nous, en 1990, en Irak ? Contre quoi, au nom de quelles valeurs et de quel droit bombardions-nous, en 1999, Belgrade et Novi Sad, la ville où je vis aujourd’hui ? Ici, en Serbie, les gens, à l’heure des condoléances, nous disent : quoi, vous avez agité le chiffon rouge et brandi l’épée partout sur la planète et vous croyiez ne jamais voir la corne du taureau ? C'est cynique, je sais, mais ils n'ont pas oublié le bruit de nos bombes sous les sermons de nos colombes. Je sais ce qu’on me répondra : nous avons lutté contre la barbarie Saddam-Hussein, la barbarie Milosevic, la barbarie Daech.
Nous ne devrions jamais oublier cette phrase de Lévi-Strauss : « le barbare, c’est l’homme qui croit à la barbarie ». Donc le barbare, c’est lui, le calife, qui croit que c’étaient des barbares, ces mille cinq cents fans venus écouter un concert de metal au Bataclan. Mais le barbare, c’est aussi toi, qui crois que c’est un barbare celui qui tue au nom d’un livre ou de n’importe quelle idéologie meurtrière.
Le terroriste n’est pas un barbare : certes, il méprise la mort, certes il est évidemment fanatisé, sans doute drogué, mais il obéit à une rationalité terrifiante, il s’exprime dans des tracts, il revendique ses actes, les justifie froidement, glisse au passage une petite note sarcastique. Le terroriste n’est pas un barbare, c’est un lâche, donc c’est un homme. Et la mauvaise nouvelle, au vingt-et-unième siècle, c’est que le soldat qui le combat n’est pas toujours un brave guerrier. Car il est bien difficile de dire qui est le plus lâche, de celui qui actionne à distance la fusée d’un drone, ce mirador aveugle et volant, ou de celui qui décharge au hasard, sur une foule anonyme, sa kalachnikov ? C’est si facile de croire que Daech incarne à lui seul le mal absolu.
Lundi j’hésitais entre le rire et l’effroi en voyant le féroce soldat Hollande entonner la Marseillaise à Versailles – et puis l’effroi l’a emporté sur le rire quand j’ai vu tout le Congrès, à gauche, à droite, à l’extrême-droite, se lever comme un seul homme, reprendre le refrain martial et lui emboiter le pas. Et pendant ce temps, les va-t-en guerre et les faucons né-cons se frottent les mains : oui, ils se réjouissent d’être enfin entendus, ceux qui nous conseillaient déjà, il y a douze ans, contre le véto de Chirac et de Villepin, contre l’avis de la plupart des partis politiques, contre l’ensemble de la société, de repartir vers le Golfe, dans le sillage des Américains, pour défaire un dictateur et tuer des innocents. Nous les entendons baver toute la journée sur nos écrans, sur nos ondes. Si nous les écoutions, les faucons néo-cons, qui planent sur nos ondes et pavanent à la télé, nous serions déjà en guerre contre les trois-quarts de l’humanité : contre la Russie à cause de la Crimée, contre l’Iran à cause du nucléaire, contre l’Arabie Saoudite parce qu’elle décapite des rebelles et lapide des adultères, contre le Qatar parce qu’il financerait en sous mains le salafisme. Contre toutes les formes du mal. Toutes sauf une : celle qu’incarne le pays, rappelons-le tout de même, où l’on électrocute encore ceux qu’on ne se contente pas de foudroyer à distance.
Parce que nous n’avons pas su – sauf pendant l’intermède 2003, au moment de l’invasion de l’Irak – nous désolidariser à temps des États-Unis, nous sommes tombés dans les mêmes draps que les États-Unis, frappés sur notre sol avec quatorze ans de retard, partis en croisade avec quatorze ans de retard, placés sous surveillance intégrale avec quatorze ans de retard. Nous bombarderons Daech, nous anéantirons Daech. Et après ? Le mal se poursuivra. La terreur se poursuivra. La guerre globale se poursuivra. La guerre civile se poursuivra car notre paix factice a besoin d’elle, de cette guerre intérieure et de cette guerre planétaire pour écouler nos munitions, justifier nos spoliations, figer nos privilèges. Pour que perdure l’Ancien Régime. L’empire c’est la guerre. Le néo-libéralisme, c’est la guerre. Le manichéisme américain, c’est la guerre. Le vaste complexe militaro-industriel occidental ne lutte pas contre le mal, il lutte contre la fin d’un règne, car il sait qu’il ne peut pas survivre à l’effacement des frontières, aux grandes migrations, et à ce choc des civilisations qu’il a pourtant théorisé, orchestré, planifié. Il est peut-être encore temps de dire NON. Pas non « nous n’irons pas la faire » – puisque nous ne recevrons pas nos papiers militaires – mais NON nous ne voulons plus de ce monde de guerres. Nous ne voulons plus de ces apocalypses qu’on nous promet. Nous ne voulons pas attendre une nouvelle année zéro pour inventer un autre monde.