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l'araignée givrée
13 mars 2022

Odyssée, Odessa

 

1-2 les escaliers d'OdessaJe vois les images d'Odessa qui se barricade sous les sacs de sable puisés sur les plages de la mer Noire et je ne peux m'empêcher de repenser à ces beaux jours de juin 2017 où Vlad et moi, nous sommes partis de la plus belle ville d'Ukraine, qui doit son nom à Ulysse, le héros aux mille ruses, pour cette odyssée à travers l'Europe. Et je pense à tous mes amis d'Odessa qui ont déjà quitté la ville, et je pense au poèmes de Pouchkine, aux contes d'Isaac Babel, au landau du Cuirassier Potemkine, à Klezmer de Johann Sfar et j'écoute "Odessa, Odyssée" de Kerenn Ann, et je ne peux m'empêcher de partager ces pages du 2e chapitre de Sur la route du Danube. Oui, Odessa a été construite sur ordre de Catherine II à l'emplacement d'un village tatar, Khadjibey, qui fut rasé pour faire surgir de nulle part cette cité dessinée par un émigré français, mais Odessa n'appartient ni aux Tatars, ni aux Juifs, ni aux Russes, ni aux Ukrainiens, et je préfère qu'elle soit en Ukraine car je sais que je pourrais y retourner un jour. Cela fait vingt ans, depuis son appui aux sécessionnistes de Transnitrie, que Poutine convoite les bouches du Danube. Vingt ans de mensonges et de massacres pour en arriver là : contôler les bouches du Danube, le plus européen de tous les fleuves. 

"Vlad ne m’écoute pas. Anastasia ne m’écoute pas. Ils contemplent à nos pieds le port d’Odessa. Alors je les imite et regarde de tous mes yeux ce très vieux spectacle. Odessa la bariolée me ramène toujours en pensée à Marseille : c’est une ville que le visiteur adore ou qu’il abhorre, pas de place ici pour les tièdes et les mous, soit vous tombez raide dingue dès les premiers pas, soit ça ne prendra jamais ; on est odessite comme on est marseillais, fier de l’être et jaloux de devoir la partager ; Marseille et Odessa ont en commun d’avoir les plus beaux escaliers du monde, et si à Marseille, l’escalier ne tombe pas directement dans la mer, dans les deux villes les marches de pierre mènent au port, car ces deux villes sont avant tout des ports, ouverts aux réfugiés comme aux aventuriers, tendus vers l’appel du large ou de la terre promise. Là, sous nos yeux, les porte-conteneurs multicolores venus du Bosphore font la queue leu leu pour se ravitailler au port ; la mer Noire n’est pas tout à fait la Méditerranée, c’est plutôt sa petite sœur nordique et orientale, mais Odessa, qui est tournée vers le Midi et le Levant, est une ville quasi méditerranéenne et, le Danube, que nous rejoindrons dans deux jours, dégringole jusqu’à la latitude du Cap Corse et rejoint la mer à la latitude de Venise, ce qui fait de lui un fleuve quasi méditerranéen, un aspect souvent oblitéré par les voyageurs nostalgiques et germanophiles cherchant partout des traces de la Mitteleuropa et regrettant la Kakanie de Musil, les jupons de Sissi, les favoris de François-Joseph et tous les tauliers de cette prison des peuples qui ne valait guère mieux que l’URSS et sans doute bien pire que la Yougoslavie. Mais si Odessa est tout à fait méditerranéenne quand la canicule s’empare des boulevards et jette ses gamins sur les plages de la mer Noire, elle est parfaitement continentale l’hiver. Imaginez donc une Marseille russophone où il neigerait abondamment tous les hivers. C’est le climat drossopontique qui règne ici. Mais en ce jour de juin, l’été, le véritable été de Tauride et de Bessarabie, n’a pas encore pris ses quartiers dans la ville que célébrait Pouchkine en écrivant Eugène Onéguine :

Я жил тогда в Одессе пыльной...
Там долго ясны небеса,
Там хлопотливо торг обильный
Свои подъемлет паруса;
Там все Европой дышит, веет,
Все блещет югом и пестреет
Разнообразностью живой.

(Alors, j’étais un Odessite,

Dans la poussière et le ciel bleu ;

À Odessa, la réussite

Rend les voiliers aventureux ;

Là, tout ne vit que par l’Europe,

Le sud luit, vibre et développe

Sa fougue riche et bariolée…*)

 

Sur la plage d’Odessa, où nous avons retrouvé Anastasia et sa copine Tatiana en tenues de bain, se produit un drôle de phénomène climatique : mer glaciale malgré le soleil de plomb. Impossible de s’immerger plus haut que les cuisses. Des nappes de brouillard qui occultaient l’horizon se rapprochent, le liseré de la côte disparaît, les corps nus couchés sur la plage sont biffés en quelques secondes, nous ne voyons plus à dix mètres, puis le brouillard reflue, telle une marée, et revient nous effacer. Nous demandons autour de nous ce qui se passe. Personne ne parvient à nous expliquer cette bizarrerie. Même la Manche au mois de mai était moins froide, nous dit Tatiana qui revient de France, où elle a trouvé un mari sur Internet, pour fuir ce pays de malheur qui s’enfonce dans la guerre civile et le marasme économique. De mon côté je pense : Ah ! si seulement nous étions à Istanbul, là-bas, de l’autre côté ! Ça me reprend chaque fois que je reviens à Odessa : je ne peux m’empêcher de rêver à Istanbul !"

* Traduction André Markowicz

https://www.youtube.com/watch?v=QhH99fdzEoQ&ab_channel=FilipSiguret

 

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