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l'araignée givrée
30 avril 2015

le Palestinien errant 2 : toutes les pierres de la vieille ville

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Jérusalem vous place précisément dans une étrange relation au temps. C’est à ma connaissance la seule ville qui vous donne le sentiment de n’exister que dans la longue durée, ce qui, en langage palestinien, se traduit par la longue patience.

Elias Sanbar

 

Enfant, K passait tous les étés à Damas mais il est né à Jérusalem ; Jérusalem est sa ville.

L’autre jour, nous avons visité la vieille ville à la sortie des bars. « Tu vas voir mon frère, Jérusalem est une vieille sorcière et si tu veux la comprendre, c’est à minuit qu’il faut frapper à sa porte ».

K n’a pas fait d’études d’archéologie, et pourtant il connaît chaque pierre de la vieille ville. Nous commençons par la porte de Damas. Il me lit chaque strate et m’apprend à faire la différence entre les vieilles pierres hérodiennes, les pierres de l’époque romaine, et les pierres ottomanes. Il me décrit les impacts de la guerre de 1948, « c’est du gros calibre, du 45 mm » ; il me montre que là-haut, les Israéliens ont retapé les créneaux.

Nous entrons solennellement dans cette Jérusalem délivrée de ses marchands, de ses touristes et de la plupart de ses soldats. Aucun bruit. Aucune odeur. Seuls quelques chats éclopés détalent sur notre passage tandis que des chauves-souris volettent au-dessus de nos têtes. K n’arrête pas de parler. Je suis épuisé mais je l’écoute. Il s’arrête devant chaque voûte.

Il m’apprend à reconnaître les voûtes de l’époque mamelouk et les arcs brisés des Croisés qui ont laissé parfois, ici où là, une rosace. Il me mène dans les ruelles les plus secrètes, me fait entrer dans un caravansérail, me désigne une madrasa, une petite mosquée que je n’ai jamais vue, le tombeau des frères de Gengis Khan. Il me lit les inscriptions gravées au-dessus d’une fontaine, me fait remarquer que le marbre, ici, est encore polychrome et qu’il y a là des incrustations d’or et de pierres précieuses.

De temps en temps il caresse la pierre et s’écrie : « Non mais regarde dans quel état Israël laisse sa capitale ! »

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Nous passons devant la confrérie des soufis afghans puis nous allons voir les Africains de la vieille ville, qui vivent dans des ruelles très sales donnant sur l’esplanade des mosquées. Ce sont des Soudanais, des Erythréens, des Somaliens, les seuls êtres humains que nous croisons depuis le début de notre exploration. Ils jouent au foot malgré l’heure tardive ; K échange avec eux quelques mots d’arabe. « On les a fait venir pour contrer démographiquement l’immigration juive en Palestine. » Et moi qui croyais que les seuls noirs, en Palestine, étaient des Falachas ! « Lors de la deuxième intifada, c’étaient les premiers à lancer des pierres sur la police ! »

Quelques mètres plus loin, nous tombons sur une patrouille, puis sur un gendarme seul, très jeune, assis sur des marches, à côté de l’Ecce homo, et qui nous regarde d’un air soupçonneux. Devant le gendarme sans doute d’origine russe, K se plante d’un air défiant et fait le fier.

« Il a la trouille, je peux le sentir. Alors que c’est lui qui est armé, mon frère, c’est lui qui a peur. Tu sens cette frousse que nous lui inspirons ? »

Le gendarme détourne le regard et fait mine de ne plus nous voir. K s’adosse contre un mur et, provocateur, roule un pétard. 

Comme il me l’a déjà expliqué, il est convaincu de descendre des anciens Hébreux : « Je m’appelle Bacri, ça te dit quelque chose, mon frère ? Putain, regarde un peu mon pif et regarde le sien ; lui c’est un russe, il a retrouvé un très lointain arrière-grand-père maternel qui parlait vaguement yiddish ou alors il a payé 5000 dollars pour se faire établir un petit certificat de cacherout ; moi je suis plus juif que la plupart d’entre eux ; les Bacri se sont convertis au christianisme puis à l’Islam, au départ on était des Samaritains, regarde mes oreilles pointues, putain ! »

« On était huit cent mille au début, tu imagines ? Aujourd’hui les Samaritains ne sont plus que trois cents sur le mont Garizim et trois cents dans le reste du monde ! La Bible rapporte quelques massacres mais à ce jour on n’a retrouvé aucun récit d’exil massif ou d’extermination. Donc il n’y a qu’une seule hypothèse plausible : la conversion. »

Là-dessus, K se lance dans une longue diatribe. Selon lui, la Palestine doit se libérer de :

 - l’orientalisme nauséabond des religieux, des intellectuels et des chercheurs

 - « la bourgeoise de la Cause » : l’intelligentsia des profiteurs. Une vraie maffia, dit-il.

 - les collabos & les informateurs de Tsahal

 - le colonialisme d’Israël et son régime de ségrégation en Cisjordanie

 - la morgue, l’indifférence, le mépris des autres pays arabes et leur opportunisme : la cause palestinienne, et plus particulièrement la cause gazaouite est le meilleur des alibis pour continuer à maudire Israël et l’Occident.

 - le néocolonialisme de l’ONU et des ONG : tous ces volontaires sans frontières qui ne font que jeter de l’huile sur le feu en croyant panser des plaies : pompiers pyromanes et attentistes de l’UNRWA, branleurs et fêtards de l’OTCHA, bisounours de MSF, etc.

 « En Afrique du sud, ils n’étaient pas encombrés par toutes ces ONG pour se libérer ! D’abord on s’occupera des ONG, après on fera le ménage chez les collabos et les profiteurs, et à la fin il ne restera plus qu'Israël et les autres pays arabes. La vraie lutte, alors, pourra commencer ! »  

Il se fait tard et je bâille de fatigue. 

« Viens, mon frère, je te ramène au couvent » dit K en riant.

Comme nous ressortons de la vieille ville par la porte de Damas, comme il est temps de nous séparer, je demande à K comment il voit le futur :

« Ça va  rester comme ça, ça va empirer mais tout doucement, ça va pourrir sur place. Jérusalem c’est bon pour la patience, mon frère ! »

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En rentrant au couvent, l'esprit rendu perplexe devant une telle dualité de dicours, c'est à Spinoza que je pense :

"La plupart semblent croire qu'ils sont libres dans la mesure où il leur est permis d'obéir à leurs penchants et qu'ils abandonnent de leur indépendance dans la mesure où ils sont tenus de vivre selon la prescription de la loi divine. La moralité donc, et la religion, et, sans restriction, tout ce qui se rapporte à la force d'âme, ils les prennent pour des fardeaux qu'ils espèrent déposer après la mort, pour recevoir le prix de la servitude; à savoir de la moralité et de la religion: et ce n'est pas cet espoir seul, mais aussi et surtout la crainte d'être punis par d'horribles supplices après la mort, qui les poussent à vivre selon la prescription de la loi divine, autant que le permettent leur petitesse et leur âme impuissante. Et si les hommes n'avaient pas cet espoir et cette crainte, s'ils croyaient au contraire que les esprits périssent avec le corps, et qu'il ne reste aux malheureux épuisés par le fardeau de la moralité aucune survie, ils reviendraient à leurs nature. Ils, voudraient tout gouverner selon leurs penchants et obéir à la fortune plutôt qu'à eux-mêmes. Ce qui ne me paraît pas moins absurde que si un homme, parce qu'il ne croit pas pouvoir nourrir éternellement son corps de bons aliments, préférait se saturer de poisons mortels; ou bien, parce qu'il voit que l'esprit n'est pas éternel ou immortel, préfère être dément et vivre sans la Raison: absurdité telle qu'elle mérite à peine d'être relevée."

Spinoza, l'Ethique (livre 5).

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