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l'araignée givrée
29 mai 2014

retour de Kiev 8

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Plus d’une fois, j’ai eu l’impression de noter le futur,

Svetlana Alexievitch, La Supplication

Après Tchernobyl, nous vivons dans un monde différent, l’ancien monde n’existe plus. Mais l’homme n’a pas envie de penser à cela, car il n’y a jamais réfléchi. Il a été pris de court,

id.

 

 

 

Samedi 26 avril 

Ce matin, visite du musée de Tchernobyl dès son ouverture. Entrée gratuite. Je monte les marches entre les panneaux bleu nuit des villages de la zone, aujourd’hui vidés de leur habitants. Ce n’est que devant une maquette animée qui reconstitue heure par heure le déroulement de l’événement que je réalise, en regardant ma montre, que je suis tombé par hasard le jour anniversaire de la catastrophe. Et pourtant, le musée est à-demi désert. Ambiance sépulcrale et poussiéreuse dans cette immense boite noire qui est un vrai bric-à-brac. Derrière des centaines de vitrines, sans ordre apparent, on trouve toutes sortes d’objets rescapés de l’apocalypse : pelles, casques, dosimètres, slips de plomb, cercueils de zinc, rameaux arrachés à la fameuse forêt rousse, et des quantités de cartes, de photos, de maquettes et d’articles de journaux qui rappellent l’infernale épopée des liquidateurs. Tout est en ukrainien, aucune traduction, ni en russe ni en anglais. Je suis condamné à regarder sans comprendre, à deviner ce que je vois, à interpréter, à imaginer. Nombreux écrans qui passent en boucle des images d’archive et des documentaires sur les habitants de la région, sur les personnes évacuées, ou sur le risque nucléaire.

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Je demeure quelques minutes devant une carte des radiations et je pense à cette phrase lue dans La supplication de Svetlana Alexievitch : « les journaux ont écrit que le vent, heureusement, soufflait dans l’autre sens. Pas sur la ville… Pas sur Kiev ». J’ai toujours trouvé bizarre le fait que sur toutes les cartes, la zone contaminée s’arrête en bordure de la ville, comme si Kiev, la Ville sainte, la mère des villes russe, ne pouvait pas, ne devait pas être touchée par l’apocalypse. Quelques vitrines plus loin, c’est autre chose qui attire mon attention : un animal inidentifiable, empaillé, sorte de rat-araignée, à huit pattes. Un de ces nombreux monstres dont Tchernobyl a accouché. Au moment où je décide de partir, commence une cérémonie commémorative : des élèves venus de plusieurs lycées de Kiev sont invités à rencontrer un survivant et un réalisateur, qui leur présente son film. Ils prennent place docilement dans une salle réservée à ce genre d’événements pendant que je descends les marches, sous les panneaux barrés des villes et des villages interdits.

 

Après-midi au musée Boulgakov. La joie de découvrir le décor d’un de mes romans préférés, la Garde blanche, laisse rapidement la place à la déception, à la nausée, au sentiment que l’âme des lieux s’en est allée, ne laissant qu’un petit monde étriqué, embaumé, naphtaliné, peuplé de spectres à l’odeur de camphre. Mon guide est une dame d’une cinquantaine d’années qui parle dans un russe de manuel – très châtié, très littéraire, un brin obséquieuse. Sont peints en blanc tous les objets qui ne sont pas d’origine, que Boulgakov n’a pas connus : bienvenue au pays des fantômes ! D’ailleurs, nous dit la dame, Boulgakov, comme Victor Hugo, s’adonnait au spiritisme. Et de nous dévoiler, derrière un rideau de théâtre, un miroir magique qui fait remuer les tables et dédouble les visages.

Retour le soir à l’auberge de jeunesse : j’ai besoin de fuir le bruit de la ville et de trouver un endroit calme, où je pourrais écrire, un peu comme la véranda de Boulgakov, aujourd’hui transformée en salon de thé pour les touristes. Dans ma chambre ont débarqué quatre immenses gaillards aux gueules de cosaque et une jeune fille pas très jolie mais un peu délurée : ils viennent de Donetsk et de Lougansk, pour le marathon de Kiev, qui se tiendra le lendemain. Impossible de pianoter en paix dans mon plumard, pendant qu’ils sont en train de descendre leurs dernières bières en provision des quelques heures de sobriété qu’il leur faudra affronter. Ils me proposent de me joindre à eux ; je boirais bien un coup, moi aussi, histoire de secouer mes souvenirs et de noter le plus rapidement possible et sans ordre préalable tout ce que j’ai vu, vécu, entendu ces dernières heures ; oui, je boirais bien un coup mais seul, enveloppé de fumée, face à mon écran. Je prends congé, dévale les escaliers, m’installe avec une bière sur la terrasse de l’auberge, qui n’est pas encore prise d’assaut par les autres pensionnaires, allume un cigarillo, mais une serveuse qui doit trouver l’air un peu trop mou branche les enceintes à fond et m’injecte dans les oreilles la soupe à vomir de la pop ukrainienne à deux balles – en globish s’il vous plaît, « you still love me », « i’m your baby », « never let me go », and so and so. C’est l’eurovision qui attaque, porté par le vent d’ouest acidulé qui souffle ici depuis quelques jours. Je fuis de nouveau, mon portable en veille glissé sous le bras, le fourre dans mon sac à dos, quitte la cour pavée, me mêle à la foule de la rue Saint-André, marche à grands pas dans l’avenue inondée de soleil, me dirige vers les berges, saute par-dessus une palissade, ignore le vigile qui fronce les sourcils sur un œil menaçant, traverse le terrain vague qu’est devenue la place Pochtova, gagne enfin les bords du Dniepr, où je retrouve les chiens errants de la veille, grimpe les marches qui mènent à la passerelle Troukhanov, franchit le fleuve, porté par cette jeunesse en liesse qui salue le printemps retrouvé et défie le vide en se balançant au bout d’un élastique. Les jeunes ukrainiens aiment le vertige, habitués qu’ils sont à marcher sur un fil, à jouer les acrobates, à jongler entre les langues et à faire le grand écart entre l’est et l’ouest.

    

De l’autre côté, sur la plage de l’île Troukhanov, je retrouve la ferveur joyeuse des week-ends ukrainiens, je retrouve les immenses bouleaux de Sibérie, je retrouve les graffitis que Yarik taillait dans leur écorce poivre-et-sel. Le Dniepr est presque bleu mais trop froid pour s’y baigner ; quel bonheur, cela dit, de retrousser son jean et d’y tremper ne serait-ce que les pieds. Je m’allonge sur le sable avec un bouquin, pensant aux jours d’été que je venais passer ici avec Yarik, sur cette plage au cœur de la ville, quand nous nous baignions sans penser que c’était dans l’eau de Tchernobyl, sans penser que le sable qui nous brûlait la plante des pieds, c’était le sable de Tchernobyl. Des pêcheurs sont là, fermement plantés sur leurs jambes, dos musculeux, épaules déjà bronzées au mois d’avril, attendant que ça morde. Ils se moquent bien de Tchernobyl, de l’Europe, de la Russie, de la troisième guerre mondiale et du rideau de fer qui retombe du ciel trop bleu. J’ai ma manière de les imiter, de lancer moi aussi mes lignes, de tirer mes filets : je sors mon carnet à dessin, un calame, un flacon d’encre de chine et, profitant des dernières heures de soleil, je griffonne l’horizon zébré d’ombres noires. 

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