retour de Kiev 9
Le cosaque est le défenseur et le bandit, il est le gardien de la Sainte Russie contre le Tartare, mais il est aussi le Tartare ; jusqu’au seizième siècle, écrit doctement Klaus J. Gröpper, le mot cosaque – qui signifie à l’origine sentinelle – désignait le Tartare, même si peu après les cosaques allaient devenir les ennemis légendaires des Tartares, tout en partageant avec eux les mêmes us et coutumes,
Claudio Magris, Enquête sur un sabre
En dessinant le large dos tatoué d’un pêcheur au crâne rasé, je pense à l’adage de Levasseur de Beauplan, que Yarik, pour faire le cuistre, aimait souvent me répéter : Ucrainia est terra cossacorum. L’Ukraine est la terre des Cosaques. D’où me vient ce mélange d’horreur et de fascination que m’inspirent les Cosaques ?
L’Ukraine est la terre du doute. Tiraillée entre tant d’aspirations. Tant de sentiments contradictoires affleurent ici, de l’écœurement à la béatitude. Ici, je comprends peu à peu mon scepticisme et mon enthousiasme, mon inquiétude et mon insouciance, mes petits effondrements et mes rebondissements permanents. L’Ukraine m’a inspiré mon premier roman, Halte à Yalta, dans lequel un jeune homme qui n’est pas Tatar pour un sou se fait passer pour tel ; d’une certaine manière je me considère comme un écrivain ukrainien, c’est-à-dire un écrivain de la marche-frontière (u-kraïna), un romancier des lisières ; en jouant sur les mots je pourrais dire aussi que je suis un écrivain zaporogue (mot-à-mot un écrivain d’outre-chutes, za-porogui, c’est-à-dire d’après la chute du mur de Berlin, d’après la chute des Tours jumelles, d’après la chute de l’Europe et qui sait bientôt, de l’Occident) ; je me rends compte aussi que je suis un écrivain non pas voyageur mais vagabond (c’est le sens premier du mot cosaque), et qui tente de rester le plus vigilant possible dans son vagabondage, un cœur sismographe, une âme sentinelle (autre sens du mot cosaque), sensible aux moindres secousses, toujours aux aguets, sur le qui-vive. Au fond, un écrivain n’a aucune personnalité : il faut être à la fois tous les hommes et toutes les femmes, être perméable à tous les possibles, à toutes les influences, ne pas seulement être un « petit peuple à soi tout seul », selon la belle formule de Novalis, mais être plusieurs peuples à la fois, parler plusieurs langues, mêler plusieurs styles, n’avoir ni femme ni maison, n’avoir pas d’intériorité sinon cette chambre obscure où tout se grave et s’écrit – cette caisse de résonnance qui vous rend fou le soir, quand ça ne peut plus se vider, quand le papier ou l’écran ne suffisent plus à étancher cette soif d’un esprit insatiable, irréconciliable, inconsolable, qui « se transforme en tout ce qu’il voit et tout ce qu’il veut être », pour citer encore Novalis.
Mais chaque fois que je viens ici, je sais que je pourrais mourir heureux au bord du Dniepr, qui est ce fleuve frontière aux eaux paisibles et aux sables mouvants – oui, je pourrais crever ici, sur cette ligne de partage, cette marge fertile, en attendant les Russes ou les Américains, peu importe, et pourquoi pas les Turcs, les Vikings, les Chinois ou les Inuit…
Alors que je m'égare dans ce genre de pensées morbides, une jeune fille restée jusque-là dans les bras de son mec, derrière une dune, vient se planter dans mon champ de vision.
– Ça ne vous dérange pas si je vous prends en photo ?... Vous êtes si haut en couleurs (je ne trouve rien de mieux pour traduire le mot qu’elle a dit en anglais, et qui doit se vérifier puisque je rougis illico : colourfull).
Elle ne semble pas se douter que c’est elle, que ce sont eux, les jeunes ukrainiens, qui sont « hauts en couleurs ». Elle s’appelle Daria, c’est une belle brune aux grands yeux verts, grand sourire, grands sourcils, pommettes saillantes, teint mat. Sa poitrine haut-perchée se soulève sous son t-shirt orange pendant qu’elle presse, accroupie, la détente de son appareil. Elle tient à me photographier dans le feu de l’action, alors, bien sûr je perds complètement le peu de concentration que j’avais et mes mains tremblent autant que le reflet des coupoles dans l’eau glacée.
La conversation reprend, tandis que son mec ne nous lâche pas des yeux. Elle veut savoir d’où je viens, ce que je fais à Kiev.
– Mais vous n’avez pas peur ?
– Il y a des raisons d’avoir peur ?
– Beaucoup de gens ont peur de se rendre en Ukraine, aujourd’hui ; j’ai des amis qui vivent à l’étranger ; je leur dis de venir, qu’ici ça ne craint rien mais ils ont trop peur, à cause de la télé : la télé c’est une machine à fabriquer la peur, à empêcher les gens de sortir, de quitter leur pays, sauf pour faire du tourisme.
– Et toi, Daria, tu viens d’où ?
– J’habite à Kiev mais j’ai grandi en Crimée. Mes parents vivent encore là-bas.
– Des Tatars ?
– À quoi vous le voyez ?
– …
– Et ils vivent où, tes parents, en Crimée ?
– Foros. La ville la plus méridionale d’Ukraine. Enfin, aujourd’hui c’est la Russie.
(Sourire embarrassé.) Vous savez ce que m’a dit mon père au téléphone, le matin du 12 mars : hier, tu sais quoi, Daria, on s’est couchés en Ukraine, maman et moi et on s’est réveillés en Russie. Comme quoi les miracles sont encore possibles dans ce putain de pays ! Et puis il a éclaté de rire. Mais je savais, je sentais, dans le combiné, que c’était nerveux, qu’il ne riait pas pour de vrai. Il ne voulait pas me dire la vérité. Cette fois-ci, a-t-il ajouté, les Russes sont arrivés à nous déporter sans train, sans wagons ; ils nous ont même emportés avec notre terre, comme quoi ils ont fait des progrès du point de vue humanitaire. Et pour cela il leur a suffi de larguer quelques petits hommes verts (ici on les appelle les Martiens) aux quatre coins de la péninsule. Après quoi ils ont dressé des barrages routiers, tranché le cordon de Perekop à coups de barbelés ; on dit même qu’ils ont déjà prévu de construire un pont pour traverser le détroit de Kertch….
Un temps. Puis Daria reprend : J’aimerais bien leur rendre visite, à mes parents, mais maintenant, c’est trop tard. Je voulais y aller pendant les vacances de février, et puis les Russes sont arrivés. Je savais que ça se produirait un jour mais pas si vite, pas comme ça, du jour au lendemain, sans guerre ni rien.
Daria continue à me parler tandis que son mec, un grand brun torse nu, visage mal rasé, muet comme une taupe, s’est rapproché pour l’enlacer et lui faire comprendre qu’il est temps d’y aller. Elle me dit qu’elle tient les gouvernements successifs responsables de ce qui s’est passé : si l’Ukraine a perdu la Crimée, dit-elle, ce n’est pas tant la faute à la Russie mais à l’incurie des autorités, incapables d’ukrainiser le territoire, de répandre la langue, la culture, et d’intégrer vraiment les Russes et les Tatars à une nation ukrainienne. Là-bas ils ne parlent pas ukrainien. Vous imaginez toute une région en France où on ne parlerait pas français ?
Le soleil s’est couché sur Kiev. Daria et son mec se dirigent vers la passerelle, m’enjoignent de les suivre, je marche à distance dans leur sillage, je regarde les traces que leurs pieds nus laissent sur la rive, je grimpe les marches derrière eux, ils se perdent dans la foule bariolée de la passerelle, là où toute une frange de la jeunesse kiévienne, qui n’a plus peur de rien, se réunit le samedi pour jouer de la musique, parler politique, fumer des joints, boire des bières, contempler le Dniepr et dompter le vertige pour épater la galerie, impressionner son mec ou sa copine, faire le plein d’adrénaline. Daria fait signe à son mec qu’elle veut sauter elle aussi, tenter le grand plongeon, non elle n’a pas peur, il lui dit tu es folle ou quoi, c'est du suicide, elle retrousse son jean jusqu’aux genoux, retrousse les manches de son t-shirt, secoue ses cheveux noirs, son collier craque, les perles se répandent sur le tartan de la passerelle, son mec se baisse pour les ramasser, Daria attache ses cheveux, enfile un casque de vélo et un baudrier d’alpiniste, le coach lui donne les instructions, l'harnache comme une jument, elle répète les gestes en tremblant un peu, son dos se cambre, on voit saillir ses seins, son t-shirt se soulève et découvre le piercing de son nombril, sa queue de cheval fouette le visage du coach ; elle enjambe le parapet, elle est sur les starting-blocks, elle aspire un grand bol d’air, gonfle ses poumons, prend mentalement son élan, le coach se met à compter raz dva tri,
elle
saute
hurle
ouaaaaaaaaaaaaaaaaAAAAAAAHHH
tout son corps arqué comme un boomerang au bout de la spirale qui
la retient au réel
se vrille dans l'air
rebondit
ne lui appartient plus
aspiré vers le bas, recraché vers le haut,
yoyo humain balotté par le vent
et puis enfin, elle ouvre les bras, dessine le V de la vie,
ses jambes font des vagues
ses doigts écartés griffent le bleu du ciel
elle danse, elle vole, elle se balance à fleur d'eau,
elle crie
ribiata eta prikraaaasna ("les gars c’est génial")
(et moi je pense à la fin des Ailes du désir...)