retour de Kiev 5
Ils ont peur de perdre leur passé. Nous avons peur de perdre notre futur.
Serhiy Jadan
Vendredi 25 avril
Après-midi derrière l’ordinateur. Ça barde de plus en plus à l’est, du côté de Slaviansk, après l’assaut lancé par l’armée contre les séparatistes, qualifiés de terroristes par le nouveau gouvernement, qui manie déjà à la perfection la novlangue du vingt-et-unième siècle.
Ici, les rumeurs vont bon train. On parle de seize étrangers enlevés à l’est. Sur des photos qui montrent les portraits de jeunes hommes disparus du jour au lendemain, dont on a retrouvés les cadavres torturés dans la forêt, je cherche encore le visage de Yarik. Là-bas, de l’autre côté de cette frontière qui se secoue comme une vieille faille longtemps restée dormante, la propagande fait son travail de sape. Ukraine et Russie se livrent à une véritable guerre verbale. Moscou accuse Kiev de vouloir provoquer une catastrophe humanitaire. Kiev accuse Moscou de violer son espace aérien. Le président Tourtchinov apparaît sur l'écran en uniforme, avec sur la tête un képi militaire frappé d'un trident noir. De nouveaux drapeaux voient le jour à l'est, qui sont noir bleu rouge, avec pour emblème un glaive ou l'aigle russe. Il n'y a pas une Ukraine de l'Est et une Ukraine de l'Ouest. Il y a une Ukraine du passé et une Ukraine de l'avenir. D'un côté, des jeunes gens qui fuient ce pays trop grand qui avance en claudicant, un pas en arrière, un pas en avant. De l'autre ceux qui ont la nostalgie de l'odeur de poudre et du bruit des armes, ceux qui n'ont jamais pu se faire à l'idée de la paix, ceux qui ont continué de vivre dans cette ambiance guerrière, avec pour idoles Tupolev et Kalachnikov, ne quittant jamais le treillis qui a remplacé à la chute de l'URSS le bleu de travail.
Les premiers sondages pour les élections présidentielles du 25 mai donnent peu d'espoir. Ils placent largement en tête Petro Porochenko, oligarque, expert en voltige politique et en revirement de bord, qui a été ministre aussi bien de Iouchtchenko que de Ianoukovitch, et qui est venu faire un petit tour sur Maïdan, au bon moment, pour se placer dans le sens du vent.
Sur un site d’information en ligne (Kyivpost), je regarde une vidéo dans laquelle Arseniy Yatseniouk, président de la fondation Open Ukraine et premier ministre par interim, dévoile pièce après pièce son appartement, pour montrer qu’il ne vit pas dans la débauche de luxe et la vulgarité de ses prédécesseurs. La transparence est le premier critère de l’euronormalité. Yatseniouk a l’air sympathique et je réalise à quel point, malgré son crâne chauve, il est jeune. Je repense à sa déclaration de la veille, à la télé ukrainienne : « la Russie veut lancer une troisième guerre mondiale » ; à quoi il a ajouté : « nous n’avons pas oublié la deuxième guerre mondiale ». Qui est ce « nous » ? Au nom de qui parle-t-il, lui qui est né trente ans après la fin de la guerre ? Au nom de l’Occident ? de l’Europe ? de l’OTAN ? Au nom de ses concitoyens ? Il est évident qu’en Ukraine, personne n’a oublié la deuxième guerre mondiale, sauf les énormes détails qui fâchent tout le monde et font frémir d’horreur. Mais chacun se souvient de la version qui lui convient. L’annexion soviétique, l’occupation nazie et le génocide des Juifs ont façonné des mémoires et des valeurs impartageables.
L’Europe s’est construite en 1945 sur la réconciliation entre la France et l’Allemagne. Elle aurait dû se construire, après 1989, après 1991, sur la réconciliation entre la Russie et les alliés de l’Allemagne nazie que Staline avait occupés puis satellisés voire annexés. Cela aurait nécessité, de la part des autres peuples qui ont constitué l’URSS, de reconnaître qu’ils avaient collaboré autant d’un côté que de l’autre, qu’ils avaient eux-mêmes contribué à Auschwitz et au Goulag ; au lieu de quoi ils ont préféré nier le Goulag et refouler Auschwitz.
La fin du pacte de Varsovie devait avoir pour corollaire la fin de l’OTAN ; mais la guerre froide a été une victoire occidentale, elle a donc eu pour conséquence immédiate l’humiliation du vaincu, le partage de l’URSS et l’agrandissement de l’OTAN.
En 2004, avec l’élargissement à l’Est, l’UE et l’OTAN se sont mis à fusionner bizarrement. Ils avaient déjà la même capitale, le même centre, à Bruxelles ; ils auraient désormais la même frontière, la même périphérie (cette ligne des glaces que traça pour la première fois Alexandre Nevski contre les chevaliers teutoniques, en 1242) ; ils auraient le même ennemi : la Russie. Car l’OTAN, comme toute coalition militaire, a besoin d’un ennemi. Du grand ennemi communiste, elle n’avait plus que des confettis : Cuba, Corée du Nord, Venezuela. Alors il a fallu trouver de nouveaux ennemis : Iran, Syrie, Russie. Et de nouveaux alliés qui serviraient tour-à-tour de fer de lance et de bouclier : Ukraine, Géorgie, etc.
La frontière de l’Europe future doit se dissocier de celle de l’OTAN ; le centre de l’Europe future doit se déplacer vers l'est, quelque part sur le tracé de l’ancien rideau de fer, à Vienne, à Trieste ou à Berlin ; l’Europe future ne doit pas s’arrêter à Kiev, elle doit aller plus loin, gagner Sarajevo, Belgrade, Istanbul, Ankara, Tbilissi, Erevan, Bakou, peut-être Moscou ; mieux, la frontière doit s’oublier, devenir à la fois franchissable – par les hommes – et inatteignable – par les idées d'hier ; infinie, fractale au lieu d’être fortifiée : l’Europe future ne doit plus avoir de frontières qu'imaginaires ; ce n’est qu’à se prix que l’Europe survivra à un vingt-et-unième siècle en passe de l’oublier ; ce n’est qu’à ce prix que nous, Européens, peuple rendu chimérique par une mémoire qui nous étouffe et des traités qui nous bâillonnent, pourrons encore habiter l’archipel sidéral que nos ancêtres ont rêvé pour nous et ne pas mourir de froid sur ce petit cap gelé de l’Asie, cette péninsule démarrée, cette presqu’île barbelée, américanisée par la ruse et suissifiée par la peur.