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l'araignée givrée
13 mai 2014

la lignes des glaces en Atopia

article lmda 153

 

À moins de recopier mot à mot le Oui ou le Gel ou L’Origine de Thomas Bernhard, à moins de procéder comme Pierre Ménard a procédé avec Cervantès et à moins de liquider au bout du compte mes quelques ridicules résidus d’individualité, ma bonne conscience, mes velléités d’originalité […] je ne serais pas en mesure de dupliquer les termes exacts de Thomas Bernhard…

 

Oliver Rohe, Défaut d’origine, Allia, 2003.

 

Comme Éric Bonnargent accueille si chaleureusement la Ligne des glaces en Atopia dans son article du Matricule des Anges n°153 (mai), c'est l'occasion pour moi de réfléchir à cette notion de littérature décalée qu'il a exposée dans son essai Atopia, petit observatoire de littérature décalée, publié aux éditions du Vampire Actif en 2011 (et lu pour ma part en janvier de cette année)... Non dans le but de renvoyer l'ascenseur, comme on dit, car j'ai bien conscience du caractère limité de mon audience, mais dans celui, très égoïste, narcissique peut-être, de savoir ce que je suis venu faire là, dans cette galère, parmi des auteurs qui me sont chers (Camus, Borges, Pessoa, Musil, Nabokov, Dagerman), d'autres que je ne connaissais pas, que Bonnargent m’a fait découvrir avec la joie de transmettre qu’on lui connaît (Brinkmann, Erofeiev, Solstad), ou d'autres enfin, qui me sont encore étrangers... et ce n'est pas faute d'avoir essayé (Bolaño, Vann, McCarthy)... 

 

On se souvient que Thomas More a inventé l'utopie, Zamiatine la dystopie (Nous autres, 1920), Michel Foucault l'hétérotopie, dans sa célèbre conférence intitulée Des espaces autres (1967). Il revient à Bonnargent d'avoir inventé l'atopie. Le mot est puisé chez Platon : Socrate s'y définit ou est qualifié par ses interlocuteurs, à plusieurs reprises, d'être atopos (mot-à-mot "privé de lieu"), ce que les traducteurs ont rendu tour-à-tour par original, extraordinaire, déconcertant, déroutant... Bonnargent décide soit de garder le mot tel quel, soit de le traduire par décalé. Est atopos ou décalé celui qui ressent en permanence un sentiment d'inquiétante étrangeté face au quotidien : à cet égard, l'Étranger de Camus serait le personnage le plus atopique de la littérature, un paradigme de décalage.

 

Cela dit, l'atopie existe en médecine et désigne une prédisposition génétique au développement cumulé d'allergies courantes elles-mêmes dites « atopiques » : la dermatite atopique, (un type d'eczéma), l'asthme, la rhinite allergique (rhume des foins, allergie aux acariens, etc.). Il n’existe actuellement aucun traitement permettant de guérir de l’atopie, seuls les symptômes peuvent être traités. 

 

Le désir d'écriture (qui grandit chez certains comme un prurit dès le plus jeune âge) serait-il une manifestation de l'allergie au quotidien, à la foule, à la norme, et plus généralement à la vie ? C'est bien possible. Qu’on pense à tous ces prétendus écrivains qui hantent nos écrans de télévision, nos ondes radiophoniques, les manchettes de nos journaux : quel est leur but ? Ils cherchent à échapper à leur condition, ils fuient leur misère et leur solitude d’hommes voués au silence et à l’échec ; à moins qu’attirés par le gouffre, ils viennent griller leurs ailes comme des phalènes aux seuls néons de nos vies souterraines. L'écrivain serait alors une sorte de malade incurable, fuyant tout ce qui le met en danger pour se réfugier dans l’espace improbable et amniotique de sa page blanche. Mais quittons un instant l’écrivain et intéressons-nous au personnage de roman, qui est le vrai sujet de Bonnargent. Quels sont les rapports entre Samuel Vidouble, le narrateur de la Ligne des glaces et le roi Béranger de Ionesco, le Meursault de Camus ou le Jim de David Vann ?

 

Samuel Vidouble vit en atopie. Il évolue dans un noman’s land imaginaire, la Grande-Baronnie, situé quelque part entre l’Union européenne et un immense pays innommé, qu’on devine aisément, car il montre en  ce moment ses griffes. Il tâche d’accomplir une besogne fastidieuse, un vrai travail de moine-copiste : tracer la frontière de cette zone fantasmatique et, gagné par ce que Bonnargent, à la suite de Vila-Matas, appelle le syndrome Bartleby, il se rend compte, comme le personnage éponyme de Melville, qu’il would prefer not to… Vidouble est un individualiste qui préfère errer seul dans la ville ou passer du bon temps avec de jolies filles, c’est un misanthrope qui évite ses collègues et n’apprécie la compagnie que d’un plus misanthrope que lui (son double Lothar), c’est un marginal bientôt montré du doigt et stigmatisé, qui sombre peu à peu dans le désespoir et la mélancolie ; avec le dégel, il perd le contrôle et se met à dériver au large de la ligne des glaces qu’il est censé tracer ; attiré par la mort, ne voyant plus qu’autour de lui des âmes mortes et des ruines d’une Europe charnière, il rêve de disparaître et songe au suicide. (En gras, les 10 chapitres de l’essai de Bonnargent).

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Bref, à lire l’essai de Bonnargent, on pourrait croire que l’auteur de ce livre avait pour plan un petit tableau, un cahier des charges bien ficelé dans lequel il cochait scrupuleusement pour chaque chapitre les cases d’un séjour tout compris et clés en main en Atopia. Mais il suffirait de lire d’autres livres du vingtième ou du vingt-et-unième siècles pour s’aviser qu’il n’est pas le seul à suivre cet itinéraire tout tracé, et que la dérive de Vidouble n’a rien d’original, en fin de compte car elle est la condition de l’homme moderne : Bonnargent, qui ne cite que des livres postérieurs aux années 30 fait coïncider la naissance de l’atopia et celle du roman moderne ; il remonte même à Don Quichotte…  Mais Don Quichotte, le grand roman du désenchantement du monde est un livre égaré dans son époque, comme l’ont montré de nombreux commentateurs (parmi lesquels un certain Borges), et c’est plutôt Robinson Crusoé l’anti-Quichotte, rusé comme Ulysse, ingénieux, conquérant, qui règne alors sur le monde des lettres : il faudra attendre Kafka ou Céline pour voir revenir l’atopia avec Joseph K ou Bardamu, l’anti-Robinson par excellence…

 

« Il n’y a de littérature que décalée » (p. 281), l’atopia, cet espace imaginaire privé de lieu serait le « point de rencontre entre l’écrivain et son lecteur » (p. 284) : Bonnargent l’avoue à la fin de son essai : l’atopia, finalement, n’est peut-être rien d’autre que le nom du véritable espace littéraire, long tunnel dans lequel s’engouffre celui qui a décidé d’assumer et de magnifier l’échec de sa tentative de vivre comme les autres. En souhaitant la bienvenue en Atopie à la Ligne des glaces et à ses lecteurs, Bonnargent ne fait rien d’autre que saluer l’entrée (la troisième en réalité) de son auteur en littérature : à quoi je lui réponds un grand merci mais s’il-vous-plaît, cher monsieur, par où la sortie ?

 

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