Komorebi
Au bout de 2 mois de résidence, donc, je commence seulement à le trouver, le rythme, même si je sais que le satori est encore loin. Et cela veut dire d'abord apprendre à ralentir, ne plus courir partout dans l'angoisse de l'arrivée de l'hiver, de la chute des feuilles mortes, ne plus avoir peur de rater l'instant resplendissant, laisser venir, regarder la neige tomber comme dans une pièce de Tchekhov, ne plus jouer aux momiji gari, les chasseurs de feuilles d'érables, capables de parcourir des centaines de km pour voir la plus belle frondaison en feu. Rester chez soi au contraire, admirer la virevolte des flocons au-dessus du camphrier et des coupoles de zinc de la villa, de l'autre côté des baies vitrées de 6m de haut, qui ne laissent passer qu'une lumière rare, éphémère, entre 13 et 14h et guetter le moment du 木漏れ日 komorebi, un de ces mots japonais intraduisibles qui désigne les rayons du soleil filtrant au travers des feuillages et venant imprimer sur la paroi de béton nu leur petit cinéma d'ombres étoilées et dansantes. Vivre au Japon, c'est apprendre à transcender la routine en rituels. Alors, la journée est rythmée par ces gestes qui ne prennent leur véritable dimension que parce qu'ils sont répétés mais jamais expédiés, accomplis au contraire dans une parfaite adéquation avec l'instant présent, dans un état de conscience aiguë et de présence au monde qui vise simplement à garder le sens du calme, à se dépouiller de toute passion triste. Rallumer le chauffage, fouetter son matcha, dérouler son tapis, accomplir ses 20 mn de yoga, prendre sa douche, mâcher son petit-déjeuner en écoutant la radio, trouver enfin après 2 mois de tâtonnement le bon siège et la bonne assise face à l'ordinateur pendant que le riz cuit dans l'autocuiseur, faire la sieste après la lecture postprandiale, reprendre le travail à genoux ou en tailleur sous la table basse, plus adaptée pour le dessin ou le shodo, pianoter ce texte dans un fauteuil, préparer la soupe d'udon avec quelques menues variations par rapport à la veille, dîner devant un film de Kore-Eda, se remettre à lire et découvrir qu'on est capable de passer une journée sans sortir.