Qui a dit qu'il y avait des amis en littérature ?
C’est bizarre comment les écrivains changent parfois de goût. Lorsque j’étais publié par son éditeur (les éditions Payot & Rivages et les éditions Inculte appartiennent à Actes Sud, donc à Mme Nyssen, ex-ministre de la culture), Claro disait le plus grand bien de mes livres. Cela donnait des critiques dithyrambiques, comme celle-ci, sur mon troisième roman : https://towardgrace.blogspot.com/2014/03/en-un-pays-incertain-lenigme-de-ruben.html.
Or, depuis que j’ai quitté la « Galaxie Actes Sud », Claro, l’écrivain soi-disant incorruptible, n’aime plus du tout ce que j’écris. Cela donne deux articles fielleux (https://towardgrace.blogspot.com/2020/07/a-la-recherche-du-temps-de-fignoler.html, https://towardgrace.blogspot.com/2020/10/le-sabre-sans-le-goupillon.html) dans lesquels l’auteur et traducteur attaque deux tribunes que j’ai publiées sur le site internet de Libération. La première tribune (https://www.liberation.fr/debats/2020/05/29/pour-une-intermittence-des-arts-et-des-lettres-une-utopie-concrete-et-realisable_1789795), qui défend le droit d’auteur n’est pas mon œuvre exclusive mais elle a été rédigée par des dizaines d’artistes-auteurs et signée par des centaines d’autres. J’assume seul la paternité de la seconde tribune, qui défend l’éducation nationale et les professeurs d’histoire-géo, aujourd’hui menacés par des islamistes fanatiques d’être décapités en pleine rue pour avoir fait découvrir à des enfants la liberté d’expression. Je ne reviendrai pas sur l’ignominie qui consiste à polémiquer en écrivaillon sur un tel sujet. Je ne reviendrai pas sur le fait que Claro, qui donne à tous des leçons de lecture et d’écriture, ne sache pas faire la différence entre l’auteur et le narrateur, me confondant, moi, Emmanuel Ruben, et Samuel Vidouble, le prof d’histoire-géo narrateur de mon dernier roman, Sabre.
À présent, j’aimerais m’attarder sur la critique de la première tribune. Cette tribune défend une utopie concrète dans laquelle nous, les artistes et les auteurs, serions considérés comme des travailleurs à part entière, qui méritent un salaire. C’est le combat mené aujourd’hui par des milliers d’artistes-auteurs, des centaines de collectifs, des dizaines de syndicats, et un parti politique, le PCF, qui planche, en ce moment sur une proposition de projet de loi pour une protection chômage des artistes-auteurs, qui sera défendue à l'Assemblée nationale par le député Pierre Dharréville.
Pourquoi Claro s’en prend-il à la défense du droit d’auteur ? Parce qu’il est publié par des gens capables de bafouer le droit d’auteur.
En décembre 2019, j’ai informé Payot & Rivages, l’éditeur de mon dernier livre, que j’avais une proposition des éditions Stock pour mes deux prochains romans. Lorsque Bertrand Py, directeur éditorial d’Actes Sud et de Payot & Rivages a appris que j’étais tenté de signer un contrat avec un concurrent, il s’est contenté de me répondre à neuf heures du soir, à coups de textos condescendants et paternalistes, que je faisais une grosse bêtise. Il n’a jamais pris la peine de décrocher son téléphone et n’a jamais surenchéri à l’offre de Stock.
Le lendemain de la signature de mon contrat, j’apprends de mon ancienne éditrice, Émilie Colombani, par texto, toujours, qu’elle souhaite publier sous le titre – apocryphe et inventé par elle – de Nouvelles ukrainiennes un recueil de nouvelles inachevées et jamais retravaillées pour lesquelles j’avais signé un contrat en novembre 2014 et touché la moitié d’un à-valoir modique, à savoir 2000 €. Je lui réponds que le contrat a expiré et que je m’oppose à la publication de ces nouvelles. Elle me rétorque que le contrat est toujours valide et qu’elle publiera ces nouvelles coûte que coûte et contre mon gré.
La plupart des auteurs croient – comme c’est écrit dans la plupart des contrats – qu’un ouvrage doit être publié dans les 24 mois suivant la signature du contrat. C’est méconnaître une petite clause chafouine qui stipule que l’auteur, passé expiration de ce délai, doit mettre en demeure son éditeur de publier l’ouvrage. Je n’avais aucune raison de le faire, les nouvelles n’ayant jamais été publiées suite à un accord tacite entre mon éditrice et moi, qui avions préféré publier à leur place deux autres livres.
Les éditions Stock, alertées de cette intention de publier un ouvrage contre mon gré, croient d’abord à une simple menace d’Actes Sud et de Payot & Rivages jusqu’au jour où j’apprends – on est autour du 20 janvier – que les nouvelles ont été inscrites au catalogue pour le 1er avril 2020. Je crois d’abord à un poisson d’avril mais je découvre bientôt sur Internet une quatrième de couverture apocryphe et un argumentaire de presse qui ne correspondent en rien à l’esprit que j’avais donné à ces nouvelles. Je me demande qui a édité le texte, qui l’a corrigé, qui a terminé dans de si brefs délais ces nouvelles que j’avais laissé inachevées. Tout à coup je comprends la raison de cette programmation anticipée : Payot & Rivages souhaite faire capoter mon contrat avec les éditions Stock qui stipule que je ne dois rien publier avant la parution de mon roman Sabre, prévu pour le mois d’août 2020.
Je me sens tout à coup perdu, j’imagine l’annulation de mon nouveau contrat, j’imagine ces nouvelles apocryphes qui paraissent dans mon dos, que je ne peux pas défendre en librairie ou dans la presse car elles ne sont pas vraiment de moi, je ne dors plus, je ne sais pas que faire pour empêcher le pire des scénarios : un auteur trahi par son ancien éditeur et abandonné par le nouveau.
Je contacte la SGDL et la Ligue des auteurs professionnels. Je passe des heures à discuter avec leurs juristes qui discutent à leur tour avec les juristes d’Actes Sud. J’écris personnellement à Françoise Nyssen, je la supplie de faire marche arrière et d’empêcher cette catastrophe, qui ne serait une bonne chose pour personne, ni pour l’auteur, ni pour l’éditeur, ni pour le libraire, ni pour le lecteur. Aucune réponse de l’ex-ministre de la culture. Aucune solution n’est trouvée par les organismes qui défendent le droit d’auteur.
Heureusement, les éditions Stock décident de valider mon contrat et de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher la parution des nouvelles. On me dit de faire jouer mon droit moral, qu’il n’y a rien de plus inviolable que le droit moral d’un auteur. Une lettre – rédigée par l’avocat des éditions Hachette – est envoyée en recommandé avec accusée de réception, le 30 janvier, à la direction juridique d’Actes Sud pour les informer que, « sur le fondement de mon droit moral, je m’oppose formellement à la divulgation » du recueil de nouvelles. Je propose, évidemment de rembourser la moitié de l’à-valoir perçue en 2014. Quatre jours plus tard, il m’est répondu qu’« il n’est pas raisonnable de considérer que le remboursement de la part d’à-valoir perçue au titre du contrat du 18 novembre 2014 saurait réparer le préjudice que les éditions Payot & Rivages seraient amenées à subir du fait de la confiscation d’une publication dont elle sont cessionnaires » et que « la non-parution d’un ouvrage programmé constitue un manque à gagner important en termes de chiffres d’affaire. »
Nous comprenons alors l’acharnement d’Actes Sud : mon dernier ouvrage, Sur la route du Danube, lauréat de 4 prix littéraires, écoulé à plus de 10 000 exemplaires, s’est bien vendu, et le poche est annoncé pour le mois de mai. Les enchères ont monté, on peut pratiquer de la plus-value littéraire. Si je valais 4000 € en 2014, je vaux désormais quatre fois plus. Il faut donc que Stock, qui m’a déjà réglé un à-valoir et la moitié du suivant, passe encore à la caisse. Non plus auprès de l’auteur, cette fois-ci, mais auprès de son ancien éditeur. Dans le mercato du football, on appelle ça un transfert. En littérature aussi, on commence à parler de transfert, même si les sommes sont un peu moins trébuchantes. La manœuvre consistait simplement à faire du chantage. Le recueil de nouvelles était la monnaie de ce chantage. C’est quand même tellement plus simple de se faire payer pour des livres qu’on ne publie pas que pour des livres qu’on publie !
Une fois le maître-chanteur récompensé de son sale boulot, on aurait pu penser que les basses manœuvres s’arrêteraient là. Mais non, la fureur ne s’est pas tue. Cela ne suffit pas que Stock ait racheté quatre fois plus cher les droits des Nouvelles ukrainiennes, il faut à présent que Sabre, le roman à venir, soit un échec. Il faut flinguer l’auteur félon qui s’est laissé appâter par une grande maison, en assassinant son prochain roman. On fait bien sûr courir la rumeur que c’est tout de même moins bon que les précédents. On fait jouer tout son réseau, des petits amis aux anciens amants. On contacte les journalistes, les libraires, les membres des jurys littéraires, pour accabler l’auteur félon et déprécier son nouvel opus. À part quelques critiques indépendants qui ne s’en laissent pas compter, certains mordent à l’hameçon. Et certains magazines de mèche avec l’éditrice de Payot & Rivages ont même de la place à perdre pour évoquer, dans leurs colonnes, la chronique d’un flop annoncé.
Mais comme cela ne suffit pas d’accabler l’auteur félon et de saborder son prochain roman, il faut aussi flinguer sa réputation, l’attaquer dans ses prises de position. C’est alors qu’on recourt aux cannibales sans foi ni loi comme Claro, aux nettoyeurs de tranchée, aux petits auteurs frustrés qui gribouillent des billets fielleux dans leur coin, qui ne savent jamais écrire pour mais qui ont le don pour écrire contre, qui se prennent pour des pamphlétaires incorruptibles alors qu’ils ne font que rouler pour leur propre maison. Ce sont des amis du félon ? Le félon les a même invités chez lui, les a nourris, logés, leur a programmé une soirée de rencontre avec le public de la Maison Julien Gracq, qu’il dirige, sur les bords de Loire. Peu importe, qui a dit qu’il y avait des amis en littérature ?