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l'araignée givrée
2 mai 2014

retour de Kiev 2

Là, nous étant libérés des grandes personnes, nous allions établir notre place forte, proclamer une république des jeunes. Là, nous allions promulguer des lois nouvelles, une nouvelle hiérarchie de critères et de valeurs, mener une vie placée sous le signe de la poésie et de l’aventure, des éblouissements et des étonnements continuels.

Bruno Schulz, « La République des rêves » in Les boutiques de cannelles, trad. Thérèse Douchy.

 

Mercredi 23 avril. Ciel bleu pâle, chaleur estivale, soleil éblouissant. On se croirait en juillet. Errer dans les rues de Podol (la ville basse, au bord du Dniepr, peuplée autrefois d’artisans et de petits commerçants) me rappelle la première fois que je suis venu ici, à Kiev, il y a huit ans. C’était deux ans seulement après la révolution orange ; je ne savais rien de ce pays sinon qu’il s’éloignait chaque jour un peu plus de la Russie, coupant peu à peu le cordon ombilical avec le grand frère rival et nordique...

Aujourd’hui, ce qui me plaît à Podol et m’émeut encore, c’est le côté Little Odessa. Comme je n’ai pas le temps de prendre un train pour la grande ville du sud, je me contente de sa version miniature et fluviale. Quadrillage de rues rectilignes qui filent vers le Dniepr ou vers les zones industrielles et les cités ouvrières du nord. Cheminées d’usines désaffectées. Façades multicolores et recouvertes de lierre. Cours pavées. Balcons de fer forgé, glycines qui s’entortillent autour des balustrades et font des guirlandes autour des gouttières, figuiers dont les racines surgissent des murs… Et les vérandas… Partout ces vérandas de bois, chacune plus charmante que sa voisine au point de me donner envie d’habiter toutes ces maisons à la fois.  

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Je commence à prendre en photo des ruines et me rappelle soudain qu’il faut que je me détourne de ce romantisme morbide, de cette attirance pour la pourriture européenne. Ce que je suis venu observer, ce n’est pas la mort mais la vie.

Ici la vie continue comme avant, avec ses petites affaires quotidiennes, et personne ne semble se soucier de la menace qui pèse à l’est.

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Au cinéma Jovten' ("octobre"), un de mes lieux préférés où j'aimais venir avec Yarik, où j'ai découvert Paradjanov et Dovjenko, j'entre et demande le programme. Une dame d'une cinquantaine d'année, avec un fichu à fleurs sur la tête et un sac plastique à la main, est entrée en même temps que moi, qui demande s'il y a des films en russe. On lui explique que la plupart des films sont sous-titrés. Grand Budapest Hotel, que je n'ai pas eu le temps de voir en France, est à l'affiche, mais au mois de juin... Dommage... 

Au pied d’un immeuble, un homme entre deux âges, débraillé, en short et claquettes, s’assoit avec une bière sur un banc, fait sauter la capsule de sa bière en tapant d’un coup sec sur le banc.

Lorsqu’on arrive de Berlin, ce qui frappe, à Kiev et plus encore dans les faubourgs comme Podol, c’est l’à-vau-l’eau généralisé : ici ce n’est pas le bordel organisé, le bordel affecté, le bordel-pour-faire-bien mais le bordel tout court, sans préméditation, parce qu’on n’a pas le choix, pas de fric pour remplacer les pavés qui font tituber tout le monde comme des ivrognes, pas de fric pour changer les rails qui font pencher le tramway comme un bobsleigh et sautiller les gros seins de la conductrice ; on se demande d’ailleurs comment il peut bien continuer à fonctionner, ce tramway qui vous fait sursauter, parfois, lorsqu’une étincelle foudroie le ciel au passage d’une caténaire.

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Les rues ont beau être rectilignes, on bute toujours contre un obstacle, alors tout le monde marche les yeux rivés au sol, aux aguets, histoire d’éviter la racine qui boursoufle le bitume ou le pavé descellé qui ne manquera pas de vous faire trébucher.

Le réel c’est cela : ce qui vous fait trébucher. Ce qui vous fait piétiner. Voici vingt-cinq ans que tout le monde en Ukraine, passe son temps à piétiner, à trébucher contre des embûches appelés l’histoire, le passé, la Russie, le communisme, le fascisme. Ces spectres, ici, sont bien réels. Mais on voit passer, parfois, une grande fille ou un grand gaillard qui regarde droit devant et se laisse guider par l’éclat millénaire des coupoles.

 

L’orage qui menaçait a fini par gronder ; en quelques minutes, la cour de l’hôtel est inondée par une pluie diluvienne. La température a chuté de dix degrés.

Aucune nouvelle des différentes personnes que j’ai contactées avant mon départ. Mon voyage tourne au fiasco. L’après-midi, je décide de me rendre à l’Institut français dans l’espoir de rencontrer quelqu’un qui pourrait me raconter comment les choses se sont passées. 

L’Institut est quasi vide. Je me réfugie dans les livres de Yuri Andrukhovytch, qui est, parmi les écrivains ukrainiens contemporains, un de mes préférés. Je lis et recopie dans mon carnet ce qu’il écrit à propos de Bruno Schulz, un de mes maîtres en géographie imaginaire. Il parle de ce « besoin obsessionnel de rendre la réalité exotique, étrange, complexe […] Schulz aime l’exotisme, et Drohobytch [la ville natale de Schulz, aujourd’hui à l’extrême-ouest de l’Ukraine, en Galicie] ne lui suffit pas, au point d’en grimacer de douleur. S’il en parle, c’est d’un Drohobytch en quelque sorte plus grand que nature : le mot grand, ici, ne concerne pas, bien évidemment, l’espace physique. Lire Schulz, c’est découvrir un Drohobytch plus grand (profond ? secret ? raffiné ?) »

Chaque fois que je viens en Ukraine, je me mets à rêver d’une Europe qui serait plus grande, plus diverse, plus complexe, peut-être plus exotique. Chaque fois que je viens à Kiev je me mets à rêver d’une ville plus grande et plus aérée, plus secrète et plus raffinnée, d’une Seine aussi large et profonde que le Dniepr, d’un ciel aussi bleu que celui-ci, je vois des plages à la place de nos quais (et pas de Pariplage s’il-vous-plaît), je vois nos banlieues qui s’ouvrent sur un horizon de steppe et d’aventure…

Si l’on excepte la Russie et la Turquie, qui ne sont qu’à moitié européennes, l’Ukraine, on le sait, est le plus grand pays d’Europe. Mais ce n’est pas une question de superficie. C’est une question de potentiel. L’Ukraine était un des plus grands potentiels de l’Europe. L’Ukraine des Carpates au Don et de Tchernobyl à la Crimée… j’espère que nous n’écrirons pas un jour des livres qui commenceront ainsi : « Il était une fois le plus grand pays d’Europe… »  C’est cela qui me fait pencher du côté de l’Ukraine, dans le bras de fer qui l’oppose à la Russie : une Ukraine sans Crimée, une Ukraine sans Donbass, est une Ukraine diminuée, une Ukraine au rabais ; non parce qu’il s’agirait d’une Ukraine moins forte, moins grande, ou moins riche, mais parce qu’il s’agirait d’une Ukraine moins complexe, moins variée, moins hybride ; nous ne pouvons accepter une Ukraine réduite à la dimension stricto sensu ukrainienne, voire ruthénienne ; nous ne pouvons laisser les Russes à l’est et les nationalistes à l’ouest grignoter le plus grand pays d’Europe et le partager comme on le fit ailleurs et en d’autre temps en une multitude de grands-duchés, de seigneuries ou de grandes-baronnies, voire de cantons helvétiques qui ressusciteront les vielles haines et s’inventeront des langues ennemies.

Alors oui, Andrukhovytch écrit quelque part « ce pays est trop grand, trop arriéré, trop lourdaud » ; il plaide ailleurs pour un retour de la frontière au Zbroutch (rivière qui séparait l'Ukraine polonaise de l'Ukraine soviétique) et se dit un homme des montagnes ; il n’a pas besoin de la Grande Ukraine qui se délite sous nos yeux mais il témoigne lui-même, par ses livres, qui continuent de tracer le sillage loufoque et tortueux de Gogol et de Chevtchenko, de Schulz et de Babel, de Boulgakov et d’Antonytch, que les pays imaginaires sont plus grands que les pays réels et que l’Europe a besoin d'esquisser des utopies sur ses marges plutôt que d’y tracer des frontières.

 

Commentaires
P
oui, Andrukhovitch, avec tout mon respect, je ne lui pardonnerais jamais cette vision séparatiste. il n'est pas mieux que les gars à Slovyansk, qui veulent soigner le mal de tête avec une hache.
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