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l'araignée givrée
18 décembre 2014

Le mirador et la menora : un vendredi à Hébron

 

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Toute forme de gouvernement encore en sève a de quoi faire horreur : le bon usager de ses plaisirs ne supporte l’État que faisandé. […] La parfaite pourriture noble de la chose politique, la viande d’État à point, c’est pour moi la Venise de Tiepolo et de Goldoni. […]. À l’autre pôle, Jérusalem, comète historique dont l’histoire se réduit à un long sillage enflammé, posée sur sa colline brûlée comme une fusée sur sa rampe de lancement – tant de furie d’éternité dans un si petit corps – serrant maigrement autour d’elle son État nain et famélique – ville Pythie, ville épileptique, hoquetant sans trêve de la transe de l’avenir, mordant le pied qui l’écrase, projetant autour d’elle comme les pierres de Deucalion les pierres calcinées de ses remparts – toujours au bord de l’hystérie, entre la pluie de sauterelles et la nuée ardente, et toujours se relevant, invoquant, dénonçant, maudissant, prophétisant, envenimant le monde de sa mort comme aucune – l’inventeur de la Cause historique inextinguible.

Julien Gracq, Lettrines, 1967.

 

C’est une image qui me hante et ne veut plus me lâcher depuis mon retour de la Terre sans promesses. La photo n’est pas très nette car je n’avais pas l’objectif adapté, ce jour-là. Mais ce n’est pas le grain de la photo qui m’intéresse : d’ailleurs je ne prends jamais des photos pour leur qualité esthétique ; ce qui m’intéresse dans la photo, c’est l’agencement, la symbolique, le cadrage à la rigueur, c’est l’idée de baliser d’indices un parcours, de jalonner mes impressions de traces et d’empreintes. La photo comme pense-bête ou aide-mémoire. L’appareil est un petit Leica, glissé dans une poche de mon gilet, que je peux dégainer à n’importe quel instant et tenir dans le creux de ma main. Et puis il y a des moments – comme face à un para sacrément baraqué et armé jusqu’aux dents – où il vaut mieux se faire discret.

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Presser vite fait, ni vu ni connu, la détente. J’utilise d’habitude un carnet à dessins mais pendant les deux mois que j’ai passés à Jérusalem et dans ses environs, tout est allé trop vite. On se dit sans cesse qu’on est en train de rater un moment historique, que l’Histoire est en train de se jouer là, sous nos yeux, et que si l’on hésite un seul instant, on va la laisser filer comme une poignée de sable, l’Histoire. Alors, sortir son carnet, tourner les pages, s’accroupir, tailler ses crayons, dessiner – non, décidément : pas le temps. Ou alors il faudrait avoir une dextérité que je n’ai pas, viser une efficacité dont je suis incapable. Rester debout, vigilant, guetter sa proie dans l’ombre, s’en tenir au feutre noir et ne saisir que les silhouettes les plus intenses qui se découpent sur cette terre de contrastes. Quant à l’aquarelle, qui est ma technique préférée, hors de question ; outre son inadéquation à l’aridité ambiante, l’aquarelle ici serait l’indécence absolue : j’avais bien emporté ma vieille boîte métallique noire, Windsor & Newton, mais elle est restée fermée, oubliée au fond de ma valise, pendant deux mois.

La scène se passe à Hébron, un vendredi 17 octobre, vers midi. Nous sommes partis tôt le matin de Jérusalem, en bus, avec l’association Breaking the silence – une organisation de vétérans israéliens, fondée par Yehuda Shaul en 2004 et qui s’est fixé pour but de révéler au monde entier la vie ordinaire dans les Territoires occupés en faisant parler celle qui a normalement pour mission d’obéir aux ordres et de se taire : la grande muette.

Notre guide s’appelle Avishai. C’est un petit rouquin, barbu, le poil très dru.  Il a trente-trois ans, l’âge du Christ, et le corps d’un enfant. Sa peau laiteuse, constellée de taches de rousseur, laisse voir toutes ses veines – celles de son cou se gonflent tandis que, tourné vers son auditoire, dos à la route, il s’agite sur son siège d’autobus.

Intarissable, déployant une énergie formidable, il ne lâche pas le micro de notre départ à notre destination, nous décrivant chaque pan du paysage et mêlant sa propre histoire à celle de son pays.

Lorsqu’il s’est agi de faire son service militaire, Avishai a choisi volontairement une unité combattante. Sa motivation était simple : faire enfin partie de la tribu. « Mon grand-père a fait la guerre, mon père a fait la guerre, mes oncles ont fait la guerre et lorsqu’ils se retrouvaient le soir, entre hommes, dans le salon, autour d’un verre d’arak, ils se racontaient sans fin des histoires de campagne, des blagues de caserne. Enfant, je les écoutais avant qu’on m’ordonne de monter me coucher, et je me disais que moi aussi, je les rejoindrais un jour, qu’un jour je réciterais mes exploits. » Pas question, donc, de se planquer dans le fortin d’un checkpoint ou derrière l’écran d’un drone. Il a vite déchanté, quand il s’est retrouvé dans les collines d’Hébron avec son barda de trouffion sur le dos et entre les mains un pistolet-mitrailleur Uzi dont il savait à peine se servir : « on était formés sur le tas, à la va-vite ; les cours de tirs ne duraient pas plus d’une semaine ». 

Il nous épargne le récit des temps bibliques – le nom d’Hébron, où sont enterrés les Patriarches et les Matriarches (Abraham & Sarah, Jacob & Léa, Isaac & Rebecca)  revenant soixante-deux fois dans la Torah. L’histoire contemporaine commence en 1929. Avec un pogrom qui cause la mort de soixante-sept juifs sur les cinq cents qui vivaient là depuis des siècles. Les survivants sont alors expulsés par les forces britanniques. En 1968, après l’occupation de la Cisjordanie, le rabbin Levinger décide de passer Pessah (la Pâque juive) à Hébron, dans un hôtel ; il demande à ses amis de le rejoindre en voiture et d’emporter tout ce qui leur passe par la tête ; les amis débarquent qui avec un frigo, qui un four, qui une machine à laver ; une base militaire les accueille… En 1977 est aménagée la colonie de Kiryat Arba, à l’est de la ville, où les colons sont autorisés à s’installer. L’investissement du centre-ville commence en 1979, après que Shimon Peres a autorisé une femme à enterrer son enfant mort-né dans l’ancien cimetière abandonné par les Juifs en 1929. Dans les années qui suivent, 700 Juifs s’installent dans le centre-ville et 10 000 dans la colonie de Kiryat Arba. Le 25 février 1994, Baruch Goldstein, un médecin, entre dans la mosquée d’Ibrahim (le Tombeau des Patriarches côté musulman) et ouvre le feu sur les fidèles agenouillés dans leur prière ; bilan : 29 morts et 120 blessés. En 1997, Netanyahou obtient la division d’Hébron en deux zones : H1 (80% de la ville) demeure sous autorité palestinienne et H2 (20 % de la ville) est placée directement sous l’autorité israélienne, avec un statut spécial. Seulement, H2 inclut tout le centre-ville : soit la Tombe des Patriarches, la Casbah (interdite aux Juifs), les cimetières juif et musulman. L’artère principale, la rue des Martyrs, où se tenait le marché aux fruits, est aujourd’hui une rue fantôme : boutiques fermées, rideaux de fer baissés, piétons et véhicules prohibés, fenêtres grillagées pour éviter les jets de pierre des colons, blocs de béton, barbelés, immenses caméras de vidéosurveillance, guérites de sentinelles, etc.    

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J’ai horreur des voyages organisés et des tours opérateurs. D’ordinaire je voyage seul mais tout le monde m’avait prévenu : malheureux, tu ne peux pas te rendre seul à Hébron ! Et puis c’était l’occasion inespéré de voir des soldats, de parler avec des soldats : un des personnages de mon roman s’appellera David, et ce sera un soldat, ou plutôt un officier de réserve, né français, devenu israélien, parti faire la guerre aux portes du désert pour échapper au malaise français et à l’ennui européen.

La photo est prise depuis les rues désertes du centre-ville. L’objectif est pointé vers les collines qui dominent ce centre fantôme, cette casbah vidée de ses habitants. C’est un soldat qui m’a montré du doigt la menora. Mais en cherchant des yeux la menora, je suis tombé sur le mirador. J’ai vu d’abord le mirador. Et puis j’ai vu les deux : le mirador qui fait face à la menora. Ou plutôt qui se tient côte-à-côte avec la menora, pour surveiller la ville.

C’est un autre soldat qui m’explique comment la menora s’est retrouvée juchée là-haut : c’était un jour de Pessah, il y a maintenant quelques années, des colons l’ont érigée. Elle ne devait rester là qu’un an, mais comme bien des choses que les colons ont plantées ici, elle a fini par prendre racine. Chacune de ses branches est coiffées d’un lampadaire – ce qui en fait une sorte d’immense chandelier, qu’on voit d’ailleurs de partout, tandis que partout où nous allons, le mirador qui la côtoie nous observe.

C’est alors qu’un lointain souvenir est revenu me visiter. La scène se passe dans un ancien ghetto d’une ville d’Europe de l’Est. En errant au hasard dans les ruelles de cet ancien  ghetto, je m’étais retrouvé nez-à-nez avec une menora calcinée : c’était un des derniers vestiges d’une synagogue incendiée pendant la guerre par les supplétifs locaux des Nazis. J’avais continué ma route, rasant les murs, songeur, mélancolique, hagard, dans un crépuscule qui rendait la moindre ombre interminable, inquiétante. Quelques minutes plus tard je sursaute à la vue d’une ombre effrayante qui se profile contre un mur ; je me retourne, soudain, car cette ombre a la forme menaçante d’un mirador : c’est là que je vois un affreux pylône inoffensif. Cette anecdote dit assez combien l’image totémique du mirador hante notre inconscient collectif, combien elle est associée à l’idée de massacre. 

Sur les collines qui dominent Hébron, le symbole du judaïsme et du nazisme sont réunis côte à côte. Les sept lumières de la foi et l’œil noir, aveugle, unique, cyclopéen, de la guerre. La sainte-ampoule bourrée d’eau bénite  des Rois Très Chrétiens, on le sait, une fois brandie, était une grenade explosive, qui pouvait entraîner tout un continent dans la croisade, en quête de la vraie croix du Christ. Plus tard, le sabre et le goupillon ont été les alliés décisifs de la colonisation. La menora et l’étoile de David – hier emblèmes des victimes – sont déjà, pour bien des Palestiniens, les symboles de l’oppression. J’ai beau cherché partout dans ma carte mémoire, je crois que je n’ai pas de meilleur cliché qui dise l’échec actuel du projet sioniste que cette photo prise à Hébron. En Cisjordanie occupée, la menora-lampadaire veille sur la synagogue reconstruite et le mirador surveille la mosquée à détruire.

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Je pense à une phrase d’Imre Kertesz : « je préfère voir une étoile de David gravée  sur le blindage d’un tank que sur la poitrine d’un enfant ». Je comprends cette phrase, je n’ai rien à lui rétorquer. Je comprends que pour un rescapé d’Auschwitz, le tank soit une des garanties contre le retour de la barbarie, et je sais qu’une nation ne vaut rien sans armée. Mais c’est une chose d’avoir besoin d’un tank pour se protéger ; c’en est une autre d’auréoler ce tank de gloire et de l’affubler des ailes de la paix. Les Français des années 50 – qui n’aimaient pas le mot guerre – ont commencé par appeler pacification les opérations en Algérie. Israël n’use pas de cette langue de bois et avoue sans ciller qu’elle est une démocratie en guerre même s’il lui arrive de temps en temps, de relancer, comme on dit à Washington, le processus de paix.

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Tsahal raffole des blasons qui rappellent que dans la Bible, Yahvé est le chef des armées : glaive entrelacé d’un rameau d’oliviers ; glaive aux ailes de chérubin, et puis il y a cet autre blason qu’on peut observer sur les épaulettes des garde-frontières : un mirador. Ce mirador, on ne le trouve pas dans la Bible, et pour cause : il appartient au vingtième siècle. On m’objectera qu’il y a chez Isaïe des guetteurs, des veilleurs, des vigies, des âmes sentinelles qui scrutent le désert et se demandent « où en est la nuit ? » mais ce ne sont pas, je crois, les ancêtres du mirador. Le mirador n’est pas un phare qui prévient les navires d’un naufrage ni l’échauguette d’une tour de garde qui sonnait l’alarme au Moyen-âge. Car le mirador appartient au vingtième siècle. Car derrière  la silhouette de cyclope du mirador, c’est toujours le souvenir – ici refoulé –  d’Auschwitz qui se profile, car le mirador n’a pas pour but de guetter l’envahisseur (le Nord chez Jérémie, la nuit chez Isaïe) mais de parquer l’indigène, de le réduire en poussière s’il se met à broncher ; il ne défend pas la citadelle assiégée contre un ennemi venu d’ailleurs ; il assiège un ennemi intérieur, un bouc émissaire désigné seul responsable de tous les malheurs. 

Hébron, aujourd’hui, n’est plus une ville. Tout ce qui faisait ville à Hébron a été condamné : la casbah est entourée de murs qui grimpent aussi haut que les minarets. Les habitants, chassés, évacués, se sont redéployés dans les collines, deux cent mille arabes palestiniens qui vivent dans la plus grande banlieue de cette Judée-Samarie qu’Israël ne veut plus lâcher, puisqu’il est écrit dans la Torah qu’elle était promise au peuple élu.    

Hébron est un des futurs possibles de la Cisjordanie : le pire des futurs. Ce qui s’est accompli hier à Hébron pourra se reproduire demain à Naplouse, à Bethléem, à Jénine, à Jéricho. Il suffit pour cela de miradors et de barbelés, il suffira de tanks et de drones armés, il suffira d’un régiment qui compte un soldat par habitant. Car il y a autant de parachutistes aujourd’hui, à Hébron, que de colons. 

 

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