le roi des lônes
(extrait d'une nouvelle à paraître un jour dans un recueil qui s'intitulera Dernières nouvelles de la frontière : sept nouvelles qui se passent à cheval entre la France et l’Ukraine, c'est-à-dire à la fois partout et nulle-part. Tous ces récits prennent leur source auprès de frontières, dans des confins, des marches, sur des terres oubliées, dans des angles morts du monde et de l’Europe. Dans chacune de ces nouvelles, je me suis livré à un jeu de collage ou de surimpression ; c’est dans cet interstice, dans ce va-et-vient entre deux pays, entre le futur européen et le passé soviétique ou national que s’échafaudent les fictions qui m’interpellent.)
"Dans le temps on venait ici pique-niquer en famille, avec des amis, sur les berges, on étalait de grandes nappes sur l'herbe et untel apportait du pinard, untel du rôti, untel du frometon, l’après-midi on allait à la pêche au brochet, on attrapait des bestioles grosses comme ça, des brochets d’un mètre vingt qu’il fallait cuire dans le four à pain ou alors on organisait des concours de ricochet au bord du fleuve, parfois pendant trois quatre jours c’était la vogue, on dansait, on fricotait, on se saoulait, on allait se promener sur les berges au clair de lune, oh y avait bien des noyades de temps en temps à cause des tourbillons, mais ça ne refroidissait personne, pendant une semaine ou deux on ne faisait plus les mariolles, le fleuve était maudit, on interdisait les jeunes de s'y rendre, on attendait patiemment qu'il recrache les corps avalés, puis le cadavre repêché, l'enterrement terminé, on y retournait, on remettait ça, les vogues aux bords de l'eau, on dansait sur les berges, on oubliait les noyés, on buvait à leur santé, y avait de grandes tablées au bord de l’eau, la mère Penelle en tablier apportait des quenelles de brochet dans son grand plat à gratin, ah vous n’avez pas connu l’époque des quenelles de Penelle, elles gonflaient, elles doraient, elles débordaient de tous côtés dans leur sauce Nantua !
Mais bon je dois vous faire rire à vous parler d’une époque qui doit être le moyen-âge pour vous, je parie que vous n’avez pas connu le bac à traille !" Et là, dépliant de nouveau sa carte, il caresse les courbes du Rhône du plat de la main, me montre où nous sommes, "vous voyez ce gros nœud bleu où toutes les eaux se rejoignent, c'est ici, c'est tout ce bleu que vous avez sous les yeux, on appelle ça le grand large, ça fait près d'un kilomètre de bout en bout, dans le temps y avait un bac à traille, on l'a supprimé en quatre-vingt-trois si je me souviens bien, regardez ici, sur la carte on voit encore le mot bac avec un petit bateau noir dessiné, on y faisait grimper les troupeaux pour les mener paître à l'île des Chèvres, à l'île Gabriel, à l'île de la Sauge, si vous aviez une petite amie vous l’emmeniez sur les îles Molottes et puis il y avait aussi le bac pour l'Île tout court, qui n'est plus qu'une presqu'île et l'emplacement d'un hameau qui s'écrit à l'ancienne, regardez, l'Isle avec un S.
Et puis à cette époque-là, vous voyez tous ces petits carrés noirs, des gens vivaient encore sur l'île du Grand Brotteau – c'était tout un petit archipel campagnard. On cabotait d'île en île, comme les gens du Saugey qui vivaient aussi sur une île, une île véritable et une enclave – le Rhône, un beau jour, en se mordant la queue, s’était mis à faire d’un méandre une île, c’était assez rigolo, ça compliquait bien les frontières, il ne faut pas oublier que le Rhône était une frontière pluriséculaire, et les bateliers, les nautoniers, dans leur patois, distinguaient les deux rives, pour parler de la rive occidentale qui était française depuis des siècles ils disaient riaume, c’est-à-dire du royaume, du domaine royal, et pour parler de l’orientale arrachée de force ou achetée à l’empire, ils disaient pire, on n’était pas de l’est ou de l’ouest, on était de riaume ou de pire, vous voyez grâce aux lônes je vais vous faire passer de pire en riaume !
Aujourd'hui les gens du Saugey sont reliés à la terre, finie l’île, et l'ancien méandre n'est plus qu'un bras mort, un chapelet d’étangs reliés par un petit ruisseau de rien du tout, un pipi de chat qui s’appelle la Morte. Il faut dire que les lônes disparaissent, oh c'est pas seulement la faute aux barrages, le Rhône, c'est un fleuve un peu fantasque, il a passé son temps à changer de cours, un siècle il fait des méandres, un autre il fait des îles, les hommes exagèrent un peu leur importance, aujourd’hui le grand mythe c'est que l'homme bousille tout, réchauffement climatique, effet de serre, je veux bien, mais le petit âge glaciaire, que je sache, les hommes n'y sont pas pour grand chose, la forme d’un fleuve change plus vite qu’on ne le croit, barrage ou pas barrage, dompté ou non, le Rhône n’en fait qu'à sa tête, c'est un têtu, il ondoie, il se tortille, il erre, il divague, il zigzague, se presse ici, s'attarde là, vous qui faites du vélo, c’est un peu comme le tour de France, il y a les eaux échappées, les eaux retardataires, les eaux poursuivantes et le peloton des grosses eaux, et le courant n’est jamais le même, ça change à peu près tous les jours !
Regardez autour de vous, quelle raison de faire des méandres ici franchement y a pas de falaise, aucun coteau, aucun encaissement, c'est des méandres faits comme pour le plaisir, le plaisir de se perdre, de s'oublier : le fleuve dispose ici de tant d'espace qu'il ne sait plus où aller, qu'il ne voit pas pour quelle raison il devrait se presser, le hasard doit bien jouer son rôle, il se plie, se déplie, se replie, arabesque, lasso, boa constrictor, il tricote et détricote, il tisse la nasse de ses eaux bleues, un vrai macramé ! Vous allez me dire je suis obsédé par les tissus, mais j’ai travaillé trente ans dans une filature mon ami, dans la région vous étiez soit paysan soit tisserand, y avait rien d’autre à faire, et puis voilà boub badaboum, tout ça s’est écroulé, l’usine a fermé un beau jour, la faute à la crise, c’était moins cher d’aller fabriquer tout ça ailleurs, je me suis retrouvé au chômage et puis j’ai fini par être embauché par la CNR, la compagnie nationale du Rhône, à l’époque on changeait encore facilement de boulot, et c’est là que j’ai tout compris, comment ça fonctionnait, tout ce monde aquatique sur lequel je m’aventurais depuis que j’avais une barque."
Et, pointant l’horizon de son tuyau de pipe, il dit : "vous voyez là ce liseré gris sur le ponton, et cette raie de mousse sur le torchis du cabanon là-bas ? Le fleuve découche tous les dix ans, la pire crue du siècle c’était en quarante-quatre, je m’en souviens bien j’avais quinze ans, on vivait à l'étage ou dans les granges, on se déplaçait en barque, tout le village du Bouchage qui avait la mauvaise idée de s’étaler dans la plaine sur les marais mal asséchés du temps de Louis XI avait été rayé de la carte, chaque village, chaque hameau, le moindre patelin fait pour quelques jours une île ; quant aux clochers, on aurait dit des phares !"