La journée de la prune
Ce sera la journée de la prune, m'a dit Alyssa, ma prof de japonais quand je lui ai proposé de faire le cours sous les pruniers en fleurs. Je lui ai rétorqué que le mot "prune" ayant plusieurs sens en français - de la gnôle à la contravention -, j'espérais que la journée se termine dans une izakaya plutôt qu'au commissariat. La journée a donc commencé à 9h au Jonangu, un sanctuaire shintô du sud de Kyoto réputé pour ses pruniers pleureurs et ses camélias, qui font un bel assemblage de nuances lorsque leurs pétales se rencontrent sur la mousse - le rose et le vert de Stendhal, avec même une pointe de rouge et de noir. Après coup, je soupçonne un jardinier un peu trop stendhalien d’avoir prémédité ce petit arrangement floral, mais comme tout le monde je suis tombé dans le panneau et j'ai pris la photo. Le ciel était encore un peu blanc à cette heure-là et l'air frisquet (4°C) sur les bords de la Kamogawa, si bien que j'avais les doigts engourdis pour mitrailler dans la foule d'appareils photos les beaux pruniers larmoyants au-dessus de leur cascade. Une ex première ministre eut le malheur un jour de comparer les Japonais à des fourmis, mais s'il fallait garder la métaphore entomologiste, je parlerais plutôt d'abeilles : ils se déplacent en essaims, butinent à droite, butinent à gauche, leurs objectifs leurs permettent de s'introduire dans la corolle de la fleur, de puiser le nectar à même les étamines, et ils volettent ainsi, silencieux, ébahis, faisant oohooh, oohooh, de verger en verger, de sanctuaire en sanctuaire, polinisant la ville de cette bonne humeur que leur transmet la contemplation des fleurs. Au point qu'Alyssa, distraite, oublia de remettre son casque de moto en sortant du sanctuaire Kitano Tenmagu alors que nous passions devant un commissariat, ce qui nous valut notre deuxième rencontre avec des flics rigolards mais tatillons, qui n'avaient pas été complètement enivrés par le nectar d'ume et l'air printanier régnant hier sur la capitale de la paix et de la tranquillité. Pendant qu'elle s'acquittait de sa prune, j'ai eu le temps de prendre en photo leur paire de sabres suspendus - un héritage de l'ère des samouraïs ?