"Son visage scindé en deux se reflète dans la vitre du train", Les Méditerranéennes, p. 11-12
"Son visage scindé en deux se reflète dans la vitre du train, son front de trentenaire qui laisse percer les premières rides est comme hachuré par les fragments bousculés de cette campagne à grande vitesse, ses cheveux bruns et frisés qui ne sont plus aussi vivaces et fournis qu’hier s’effilochent dans les envolées des derniers feuillages, son long nez courbé qu’il a toujours cru juif alors qu’il pourrait être berbère se tient là, au milieu, tel un point d’interrogation, ses grands yeux sensuels qui le faisaient passer pour une fillette jusqu’à l’âge de neuf ans brillent d’une lueur inconnue. Des lampadaires s’allument à l’approche d’une gare anonyme que le TGV traverse en un éclair, sans laisser le temps de lire les lettres blanches sur les panneaux bleu nuit et Samuel se dit qu’au fond il est un étranger, que la vie est comme cette campagne française que l’on croit connaître par cœur mais que l’on traverse toujours trop vite, un agrégat de chiffres et de lettres s’égrenant dans la nuit, et pour se détourner de cette idée, pour oublier son visage dédoublé qui le toise à travers la vitre et se penche sur l’écran de sa tablette, il tâche de se raccrocher à la seule image nette et précise qu’il emporte du vacarme de la veille", Les Méditerranéennes, Stock, 2022, p. 11-12.
Après un long été de recherches documentaires et de travaux préparatoires, j'ai commencé à écrire Les Méditerranéennes (ou plutôt Chandelier, titre du premier jet) en octobre 2019 dans un TGV Saint-Dié-Paris-Est. Le train, qui accusait un retard d'une bonne heure, nous ramenait du festival international de géographie où j'avais obtenu le prix Amerigo-Vespucci (pour Sur la route du Danube) mais raté une rencontre avec Benjamin Stora qui parlait à la même heure, et dont je venais de dévorer presque tous les livres. Toute la scène du banquet initial, je l'ai écrite dans ce train - la SNCF, résidence forcée des écrivains français, devrait être remerciée - et j'ai pensé, en l'écrivant, à Salammbô, bien sûr, mon Flaubert préféré, qui commence par un autre genre de festin, et à une scène des Poupées russes de Klapisch. Je ne l'ai jamais dit, je l'avoue, Klapisch, bien souvent moqué par le petit milieu snobinard des cinéphiles français, est un de mes cinéastes préférés. C'est le seul vrai cinéaste de ma génération, celui qui aura su capter avec un génie incomparable tous les petits événements de notre vie banale et à vitesse grand V, cette vie sinusoïdale qui nous aura fait connaître les échanges Erasmus et les vols low cost, les amours TGV et les crises d'émoticones, les empoignades familiales et les enterrements en catimini, les crises économiques, migratoires, climatiques et sanitaires, les attentats terroristes et le FN trois fois au second tour, les manifs contre la guerre en Irak et les réformes des retraites, les retours à la campagne et la mode du vin naturel, le télétravail et la baise en distanciel, la cancel culture et les débats à la con sur le wokisme... Nos vies s'effacent si vite et tout change à une telle vitesse que même lui, Klapisch, malgré son talent, n'aura pas pu suivre, et ses films, autrefois pleins de détails et de témoignages sur l'époque, à la limite du reportage, pour nous qui avions pour la première fois l'impression d'être dans l'écran, que le cinéma parlait de nous, oui, même, lui, Klapisch, s'est mis à faire des films plus épurés, plus travaillés, moins bordéliques, qui nous touchent encore au plus haut point - le sublime En corps - mais ne parlent plus vraiment de nous, avec nos petites manies, nos tics à la Duris, nos désirs minables et nos gueules de bois sordides. Un soir, à Paris, dans un bar, un type d'une cinquantaine d'années, passablement alcoolisé, m'a dit que je ressemblais à Duris dans un film de Klapisch. Je lui ai répondu que tous les hommes de ma génération ressemblent à Duris dans un film de Klapisch.
Dans cette impression que j'avais de vivre cette vie TGV, d'être en permance traversé, balotté, voyagé par une France trop grande, trop vieille et trop compliquée pour moi, je me suis raccroché à un souvenir d'enfance. Un de ces souvenirs d'enfance que font naître les retards de la SNCF et les attentes interminables sur le quai d'une gare. Sabre avait surgi, ainsi, tout entier, sur le quai de la gare de Modane - je revenais d'un voyage solitaire en Italie - de l'image d'un sabre accroché dans le salon de mes grands-parents. Les Méditerranéennes a surgi tout entier, dans le TGV de retour des Vosges, de l'image d'un chandelier posé sur un buffet, chez ma tante.