Virée de l’autre côté de la ligne des glaces : bienvenue en Hongrie !
« Quand ils regardaient une carte, ils ne voyaient que les lignes rouges des frontières. Et dans leur aveuglement, ils étaient tellement attachés aux frontières de ce qui, sans qu’ils s’en doutent, était une cage, qu’ils étaient prêts, pour les défendre, à mourir, à ressusciter et mourir encore. », Hakan Günday, Encore, Galaade, 2015, trad. Jean Descat.
L’été 2015 nous aura appris qu’un pays peut être exclu de l’Union parce qu’il vire à gauche et ne veut plus de sa fausse monnaie alors qu’un autre pays peut refouler des réfugiés, ériger contre eux des barbelés, virer à droite toute sans craindre la moindre menace d’exclusion. L’été 2015 nous aura appris que nous, les Européens, sommes redevenus des païens dans le pire sens du terme : des adorateurs du veau d’or, des êtres peu charitables, des sacrificateurs, des barbares en somme.
La voici la vérité de l’Europe de Schengen et de l’euro. Il n’y en a pas d’autre. Et ce ne sont pas les jeux d’équilibriste de Mme Merkel et de son associé Hollande qui nous feront prendre des vessies pour des lanternes, avec leurs histoires de quotas, de tri sélectif, pour ces gens qu’on traite comme des déchets, qu’on refuse d’appeler des réfugiés – ce qu’ils sont – et qu’on nomme des migrants, comme il y a des oiseaux migrateurs.
La Hongrie au XXIe s. restera célèbre pour nous avoir donné Sarkozy et Viktor Orban : la peste et le choléra. Elle restera célèbre pour avoir rétabli le nouveau rideau de fer alors qu’au XXe s., elle était la première à l’avoir démantelé. La Hongrie des années 50 nous émouvait : combien d’écrivains, combien d’intellectuels ne se sont-ils pas battus pour Budapest et contre Moscou qui l’écrasait ?
Combien d’intellectuels, aujourd’hui, pour dénoncer l’établissement de cet Etat FN planté comme une sentinelle sous la guérite de la Forteresse Europe ? Combien d’intellectuels pour exiger l’exclusion de la Hongrie de l’Union ?
Car la Hongrie d’aujourd’hui nous rappelle qu’il y eut une autre Hongrie, au XXe s., qui ne se battait pas pour ses libertés – cette Hongrie ne se fortifiait pas non plus derrière un rideau de fer, elle envahissait les voisins, cette Hongrie, elle prenait sa part du grand gâteau hitlérien, annexant la Slovaquie, la Voïvodine yougoslave, le Banat roumain, recréant au cœur de l’Europe un petit empire du milieu fasciste, lequel se rua contre la Russie au moment du plan Barbarossa – l’invasion de l’Union soviétique. Lequel extermina la quasi-totalité de la population juive de Novi Sad, la ville où je vis, et d’une manière particulièrement atroce : en les noyant vivants, les Juifs, du 21 au 23 janvier 1942, dans le Danube gelé.
L’Europe, en 2004, ne pouvait s’agrandir qu’à une seule condition : celle d’exiger que les pays de l’Est, qui n’avaient pu le faire sous la coupe soviétique ou yougoslave, opèrent un authentique travail de mémoire ; ce qui voulait dire avouer publiquement, qu’ils n’avaient pas tant été les victimes de l’occupation nazie que leurs principaux alliés ; que des Slovaques, des Hongrois, des Roumains, des Croates, des Ukrainiens se battirent pour le Reich, avec le Reich, et cela principalement contre les Juifs – et secondairement contre les Serbes, les Russes, les vieux ennemis d’hier et d’aujourd’hui.
L’Europe, en 2004, n’a pas posé ces conditions. En croyant s’agrandir, elle n’a fait que renoncer à ses valeurs, en feignant de ne pas voir que ceux qu’elle accueillait ainsi à bras ouverts ne se livraient qu’à reculons, restant agrippés à des idoles qui ne sont pas les nôtres. Et c’est la raison pour laquelle elle est aujourd’hui impuissante face à ce nouveau rideau de fer, face à cette ligne des glaces qui la coupe de son cœur et de ses valeurs. Car en s’agrandissant vers l’est, l’Europe a viré à droite, à droite toute.
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J’y suis allé, en Hongrie, le 27 août dernier : la frontière dont on parle tant n’est située qu’à une centaine de kilomètres au nord de Novi Sad. J’avais emporté sur la banquette arrière des vêtements pour les réfugiés. Dès la sortie de l’autoroute, à l’approche de Subotica, j’ai vu, à moitié nus, mon premier groupe de réfugiés : ils se lavaient dans un champ, mais ils n’étaient pas seuls : lunettes noires sur le nez, oreillettes, chemises blanches, air de mafieux en somme, leurs passeurs les attendaient devant des Mercedes aux vitres teintées. J’ai poursuivi ma route. Arrivé à Subotica, je me suis rendu à la gare ferroviaire : personne. A la gare routière, j’ai vu quelques hommes mais je n’ai pas osé les déranger : allongés dans le hall de la gare, ils faisaient la sieste, en attendant ce bus qui voudrait bien les mener de l’autre côté de la frontière. On m’avait parlé d’une briqueterie où ils se rassemblaient mais j’ignorais où elle se trouvait. Alors, j’ai pris la route du poste-frontière le plus proche de Subotica, à Kelebija. Sur le bas-côté, j’ai vu marcher un groupe de quatre hommes mais je ne me suis pas arrêté, les flics n’étaient pas loin, qui les attendaient. Une fois franchi le poste serbe après une petite attente d’un quart d’heure, je me suis retrouvé dans un embouteillage digne d’un vendredi soir porte de la Chapelle. C’était en plein cagnard, et toutes les plaques d’immatriculation d’Europe rutilaient dans la poussière de ce no man’s land, sous les douze étoiles du drapeau bleu nuit qui s’agitait sur sa hampe : Allemands, Autrichiens, Hongrois, Tchèques et Slovaques, retour de vacances. Au bout d’une demi-heure d’attente, alors que pas un seul véhicule n’a bougé d’un iota, alors que les policiers hongrois, là-bas, fouillent une voiture de fond en comble, deux chauffeurs ukrainiens, à bout de nerf, tentent un demi-tour ; je fais de même et les prends en filature : j’imagine qu’ils connaissent une autre issue vers Schengen – à moins qu’ils aient décidé de contourner la Hongrie via la Roumanie.
Dans les rues de Subotica, je perds leur trace et me retrouve sur une autre route emplie de vacanciers de retour au pays natal. Sur la gauche de la route, je vois un petit écriteau frappé d’un H qui veut dire Hongrie ; je vire donc à gauche, vers le nord, et me retrouve sur un piste à moitié goudronnée qui mène bien – après des milliers de zigzags à travers des jardins ouvriers, des champs, des marécages – à un petit poste frontalier, qui n’est pas indiqué sur ma carte routière, où la file de véhicules est déjà moins décourageante. Quand vient mon tour, le policier serbe examine ma plaque d’immatriculation noire – corps diplomatique ! – me fait signe de baisser la vitre, jette un œil sur mes papiers, indique la barrière de gauche, qui se lève spécialement pour moi. C’était sans compter, quelques mètres plus loin, sur le policier hongrois. Celui-ci exige à nouveau mes papiers, me fait signe à travers la vitre de descendre, me demande où est mon passeport diplomatique. Je lui dis que je n’en ai pas, que la diplomate c’est ma compagne, que je ne suis qu’un pékin ordinaire.
- Alors faites demi-tour ! répond-il et, de la main droite il dessine quelques moulinets dans l’air qui signifient que je dois repartir à l’autre bout de la file, laquelle s’est considérablement allongée depuis que je m’y suis inséré.
Je proteste. Il ne veut rien savoir. J’explique que c’est le policier serbe qui m’a envoyé vers lui.
- Ce n’est pas mon problème !
Je baisse les yeux au sol et – l’espace d’un instant, la fatigue et l’énervement aidant – je la vois, la ligne rouge qui passe entre mes pieds, la ligne rouge de l’Europe, de la glace, des frimas, de la bêtise et de l’absurdité bureaucratique.
Je reste planté là quelques instants, comme le plus parfait idiot. Et si je renonçais à rentrer pour quelques heures à la maison Europe ? Je m’entête :
- Vous ne voulez pas lui demander, à lui, là…
- Inutile, nous travaillons ensemble !
Alors, ça c’est la meilleure !
- Ben, précisément, non, vous voyez bien que vous ne travaillez pas ensemble !
Le flic hongrois, furibard, décide alors d’aller réveiller son collègue serbe. L’engueule, dans un serbe rudimentaire : « ici, seulement passeport diplomatique, toi comprendre ? » Et là-dessus, il me rend mes papiers, actionne la barrière et me fait signe de foutre le camp.
J’ai parcouru cent bornes pour le voir de mes propres yeux, ce nouveau rideau de fer, mais je suis tellement agacé que je ne pense même plus à m’en approcher. J’aperçois bien, là-bas, des policiers qui sont en train de parachever la clôture, je vois bien les barbelés de l’autre côté mais je ne sais pas, j’ai la tête ailleurs et je roule, je roule, comme si je sortais d’un mauvais rêve. Et c’est là, sur la gauche, au premier embranchement vers Morahalom, que je les vois, tapis dans un fossé, les premiers réfugiés qui viennent de gagner l’Union. Je suis sur le point de m’arrêter lorsque je vois débouler un immense car blanc, un peu bizarre, avec de drôles de vitres grillagées ; j’ai à peine le temps de lire les premières lettres RENDERSŐ… que j’ai déjà compris, quand j’entends la sirène réveiller la forêt, quand je vois les gyrophares d’une camionnette clignoter dans la verdure : c’est la police qui rapplique, et ce grand car blanc, ce n’est rien d’autre qu’un immense panier à salade pour cueillir ces hommes qui viennent de mettre les pieds dans notre Europe.
Plus loin, sur la route de Szeged, à un carrefour, un autre groupe de réfugiés, assis en rond. Cette fois, c’est à leurs calots rouges que je les reconnais, les flics, debout, les poings sur les hanches, qui les ont déjà cernés.
C’est en repassant par Subotica, finalement, que je frapperai à la porte de la Croix-Rouge pour livrer ce gros sac rempli de fringues – d’ailleurs, qu’en auraient-ils fait, par près de quarante degrés, de mes vieux jeans et de mes vieilles chemises, eux qui ont fui Daesh et une mort certaine, marché pendant des jours et des jours à travers la Turquie, franchi la mer Égée, subi la xénophobie grecque, inhalé le gaz macédonien, payé les passeurs serbes, bravé tous les obstacles, rampé sous le rideau de fer hongrois pour sauver ce qu’il y a de plus précieux en l’homme, disait Valéry, mais que nous avons peut-être oublié, derrière nos écrans, nos murs, nos vitres et nos œillères – oui, pour sauver leur peau.