Que reste-t-il à tous les emmurés de la Terre?
Le 2 novembre, j'ai publié dans le Huffington Post une tribune. Comme le texte a aujourd'hui disparu dans les archives, remplacé dans la colonne de gauche par tout un tas d'autres blogs dont les dernières élucubrations de l'intellectuelle consensuelle CF, je le reproduis ici :
Les événements récents survenus en Europe et en Israël, cet avant-poste oriental de l'Occident, nous ont prouvé ceci: un mur ne peut rien contre la colère, un mur est la pire des frontières. Le XXIe siècle est un nouveau moyen-âge: on érige entre nous et les autres des rideaux de fer et des remparts de béton, on multiplie les murailles d'acier, on fait zigzaguer sur nos coteaux des serpents d'airain, la mer devient une ligne des glaces, le ciel une immense cloche de bronze d'où les bourdons noirs opèrent comme des chevaliers ailés larguant leurs épées de Damoclès sur un ennemi anonyme et multiple traqué depuis des milliers d'écrans.
Que reste-t-il aux hommes qui sont pris dans les mailles d'un tel filet? Que reste-t-il à tous les emmurés de la Terre? Les armes les plus rudimentaires: la tenaille pour briser les barbelés; le cutter, le couteau de cuisine ou le tournevis pour tuer le garde-frontière. Ce sont les armes des faibles et des fuyards, ce sont les armes des réfugiés et des désespérés.
Voici la première différence majeure entre la première, la deuxième et la troisième intifada: le modus operandi. Non plus la pierre, la bombe ou la roquette, mais la lame. Le canif contre le fusil-mitrailleur ou le char d'assaut. Le tournevis qu'on peut se fournir aisément, une fois franchi le mur, qu'on promène sur soi et qu'on dégaine à l'instant T.
La deuxième différence majeure entre la première, la deuxième et la troisième intifada c'est qu'il y a désormais un mur, en Palestine. Or en quelques jours, le mensonge qui régit le consensus israélien s'est écroulé; on comprend aujourd'hui que le mur est un cactus qu'on fait passer pour un olivier; pire, ce mur érigé pour stopper les poseurs de bombe, ce mur agit, nous le voyons aujourd'hui, comme une bombe à retardement: cela fait douze ans qu'il grignote les terres et attise la haine de tout un peuple; symbole le plus criant de la ségrégation et de l'occupation, le mur murant Jérusalem rend Jérusalem murmurant.
Car le mur est tout sauf une frontière. Car un mur ne peut jamais coïncider avec une frontière. Tracée au stylo sur une carte ou pixel par pixel sur un écran, une frontière est une ligne rouge ou verte, continue ou pointillée: comme la côte bretonne du théorème de Mandelbrot, une frontière est toujours infinie, donc franchissable. Tandis qu'un mur -une barrière électrifiée, des alignements de bunkers ou de miradors- tout cela forme dans le paysage une dénivellation grise, un objet fini, qui assombrit l'horizon, brise la lumière, viole le paysage et se veut inviolable. Mais qui ne fait qu'aiguiser la curiosité des nomades, la colère des parias, l'avidité des passeurs et des contrebandiers.
L'Europe sortie du Moyen-âge, l'Europe du traité de Westphalie, avait inventé deux fictions absolument nouvelles: la frontière et son corollaire, l'État moderne. Autrement dit le contraire du rempart médiéval et de la seigneurie féodale. Or, à l'heure de la mondialisation achevée et de l'effondrement des puissances publiques, les remparts anachroniques sont venus se substituer à toutes les frontières perdues.
Il y a partout, dans l'Ancien Testament, une obsession des frontières, du point de partage, de la partition. Yahvé ordonne à son peuple, dans les Nombres, dans Josué, dans Ézéchiel, de tracer, sans cesse, des frontières. Les enveloppes de ces frontières -que nous pourrions qualifier, avec des guillemets, bien entendu, de "naturelles"- sont toujours plus ou moins identiques: à l'ouest la Mer Méditerranée; au nord les hauteurs de Galilée; à l'est le lac de Tibériade, le Jourdain, la Mer Morte; au sud la Mer Rouge et le désert du Sinaï. Le contenu, cependant, diffère du tout au tout - et, par leurs contradictions flagrantes, les auteurs de la Bible hébraïque annoncent les dilemmes qui hantent encore aujourd'hui le projet sioniste.
Pour l'auteur des Nombres, prophète ancestral du Likoud, il importe de chasser "tous les habitants du pays [...] car ceux d'entre eux que vous aurez laissés deviendront des épines dans vos yeux et des chardons dans vos flancs" (33, 51-56). Pour l'auteur du livre d'Ézéchiel, socialiste avant la lettre, il faut au contraire partager la terre en héritage "pour vous et pour les étrangers qui séjournent au milieu de vous [...] car vous les traiterez comme le citoyen israélite" (47, 13-23); à chacun son Ancien Testament, à chacun son Canaan.
Au moment même où Viktor Orban finissait de boucler la frontière serbo-hongroise, Benyamin Netanyahou annonçait la construction prochaine du quatrième mur israélien. L'objectif des deux premiers ministres est similaire: stopper les réfugiés, se barricader contre l'Islam, rassurer leur électorat, prendre de vitesse le Jobbik ou Israël Beytenou. Mais nulle part, Yahvé, dans la Bible, n'exige d'ériger de tels murs. Au contraire, il commande à son peuple de saboter les murs qui se dressent devant lui: ceux de la ville d'Aï comme ceux -restés célèbres, et qui n'ont pourtant jamais existé- de Jéricho. Il confie même à son peuple des trompettes magiques pour faire trembler ces pierres. Erri de Luca, commentant l'épisode de la prise de Jéricho dans Un nuage comme tapis, fait observer que les murs ont toujours stimulé l'inventivité des assaillants: la ruse de Josué devant Aï préfigure le stratagème du cheval de Troie. Quant à Ismaïl Kadaré, dans la Muraille de Chine, il se demande en fin de compte si ce n'est pas l'édification des murailles qui engendre les envahisseurs plutôt que l'inverse.
Une métonymie encore en vogue désigne par le terme de territoires ce qui subsiste aujourd'hui de la Palestine. En réalité, privés d'État comme de frontières, les Palestiniens n'ont plus de territoires, donc plus de peau: ce sont des écorchés-vifs, des émigrés errant sur un archipel asséché, des nomades condamnés à l'arbitraire militaire et au va-et-vient des checkpoints. Et comme ils savent qu'ils n'auront pas d'État, que personne n'évacuera un demi-million de colons, ils rêvent aujourd'hui soit de détruire Israël, soit de construire un État commun, de la mer au Jourdain, qui remettrait en cause les principaux acquis du sionisme et inventerait une nouvelle forme de territoire et de citoyenneté.
Les adorateurs du mur des Lamentations ont érigé entre eux et les autres des murs et des murs d'humiliation; le mur de séparation n'est qu'un seul -mais le plus violent- de tous les procédés de ségrégation qui visent à traiter l'autochtone arabe comme un étranger, un ennemi héréditaire et un bouc émissaire - celui par qui tout le mal arrive, au point de faire endosser au grand muphti de Jérusalem la responsabilité morale de la Shoah.
La dernière différence majeure entre la première, la deuxième et la troisième intifada, c'est la multiplication des bavures. En quelques jours, plusieurs Juifs israéliens -ainsi qu'un réfugié érythréen, lynché dans des conditions abominables - ont été tués parce qu'ils avaient le malheur d'avoir une tête d'Arabe. Je me souviens d'un film israélien dans lequel des jeunes soldates se voyaient confier la mission, dans les rues de Jérusalem, de contrôler quiconque, c'était l'ordre de leur instructeur, avait "une tête d'Arabe". Les jeunes filles étaient totalement désemparées: les cheveux très bruns, la peau très mate, le nez busqué, elles n'avaient jamais vu la différence entre une tête de Juif et une tête d'Arabe.
Or qui s'est un peu promené à Jérusalem sait que des "têtes d'Arabe", on en voit partout, à l'est comme à l'ouest de la ville -c'est la raison pour laquelle de nombreux Mizrahim, Juifs irakiens, marocains, yéménites- portent une kippa bien épinglée sur la tête, quand bien même ils ne sont pas pratiquants. Que signifie, dans une démocratie, le délit de faciès? C'est croire qu'un visage porte en lui une origine, donc une frontière. Et ce n'est plus voir le visage de l'autre, c'est voir à sa place une face tatouée, une façade étrangère, un mur qui fait peur, auquel on se heurte.
Tous mes amis à Jérusalem me le disent: ils n'ont jamais eu aussi peur; ils se méfient partout, de tout le monde. En opprimant un autre peuple, en le divisant pour mieux régner, l'Israélien s'est empêché lui-même de former un peuple uni: car il y aura toujours, dans les rues de Haïfa, de Tel Aviv, de Beersheba ceux qui ont des têtes d'Arabes et les autres, ceux qui s'abritent derrière leur barbe ou leur kippa et les autres. Ce qu'annoncent, en Israël, le délit de faciès, la multiplication des bavures et la psychose actuelle face à un ennemi intérieur, c'est le spectre de la guerre civile. Mais, pour reprendre une expression de Zeev Sternhell, "même menacés de guerre civile, les Israéliens continueront de faire la guerre aux Palestiniens."
Israël est gouverné depuis six ans par un Machiavel pyromane qui ne veut pas lâcher l'épée mais elle attend encore son Salomon: celui qui n'apportera pas l'épée mais la paix, celui qui détruira les murs, révisera les anciennes partitions, initiera un nouveau partage. Celui qui aura compris que la mère légitime est celle qui frémit à la vue de l'acier, quand on menace de découper son fils. C'est peut-être tout ce que j'ai gardé d'une tradition familiale et d'une foi qui m'a quitté ou qui ne m'a jamais vraiment habité : cette folle espérance dans un Dieu politique -le Dieu de Spinoza- et dans la venue d'un Messie rédempteur.