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l'araignée givrée
28 septembre 2014

Seule la mer sait oublier : bain de jouvence à Jaffa

old jaffa

D'abord il est incontestable que par ma mère, j'ai la sensibilité juive. Cela se sent dans mes livres et en les relisant, je la retrouve moi-même. Mais je serais un raciste si je disais que je suis lié aux juifs par les liens de race et de sang. Ce n'est pas ce que je sens. Je suis lié à eux d'une manière beaucoup plus définitive par le sens même de mon œuvre ; l'humour de mes livres est un humour juif.

Romain Gary, Le judaisme n'est pas une question de sang

 

Lorsque la Bêtise se fait trop puissante autour de nous, lorsqu’elle glapit, piaille et siffle, couche-toi, ferme les yeux et imagine que tu es sur une plage, au bord de l’Océan… Lorsque la plus grande force spirituelle de tous les temps, qui est la Connerie, se fait à nouveau entendre, j’appelle toujours la voix de mon frère Océan à la rescousse… ,

R. Gary, La nuit sera calme

 

Voici déjà trois semaines que j’habite cette étroite bande de terre étirée le long de la mer, voici déjà trois semaines que je franchis sans cesse des murs, des portes, des checkpoints, toutes sortes de chicanes plus ou moins chimériques et je n’ai pas encore vu la seule vraie frontière, celle dont on rêvait hier mais qui tue aujourd’hui tous les jours, déglingue les barcasses et les radeaux de fortune, recrache ses cadavres sur les côtes de la Sicile ou de la Grèce. Je veux parler de la Grande Bleue de jadis, notre grand cimetière européen, que j’ai pourtant devinée ou aperçue plusieurs fois, depuis les hauteurs de Ramallah ou depuis le panorama du Mont Garizim.

À force de tourner en rond dans l’arrière-pays le plus célèbre et le plus disputé de la Terre, sur ce tas de cailloux poussiéreux que la pluie ne vient jamais nettoyer, on finit par devenir complètement taré, l’impression d’enfermement que chacun ressent ici nous gagne, on accumule le stress et les tensions, on est au bord d’exploser intérieurement, on ne dort plus, on erre la nuit dans les rues, on se dit ça y est c’est le syndrome de Jérusalem qui commence, et la soif d’un horizon véritable se fait amèrement sentir, la soif d’un ailleurs, d’un azur autre que le bleu permanent du ciel, la soif de vraies vagues, bleues ou vertes, frangées d’une petite lisière d’écume dans lesquelles on pourrait plonger tout entier et se laver, au lieu de ce moutonnement ocre-gris-doré du désert de Judée, qui nous entoure et qu’on aime admirer de loin, le soir, depuis le mont des Oliviers ou depuis le panorama de la cinémathèque, mais où l’on ne tient pas forcément à s’enfoncer, sous le soleil de plomb d’un été qui semble ne jamais vouloir finir.

Le soir, quand il se lève, le vent du désert nous assèche les lèvres, on a besoin d’un élément liquide, peu importe lequel, mare, étang, lac ou fleuve et l’on s’en va rêver d’une vraie rivière au fond de la vallée de Josaphat où le Cédron est toujours à sec, où ne coule qu’un grand torrent d’ombre à ficher la chair de poule parmi ces milliers de tombes, mais où l’on peut rester de longues minutes à méditer devant le chapeau pointu du tombeau d’Absalon, pensant à un roman de Faulkner, pensant au roman qu’on est censé écrire soi-même, avant que la nuit nous surprenne.

Le matin, on va se promener vers le sud-ouest, au hasard, et pour rentrer il faut arpenter les escaliers de Yemin Moshe sous le soleil qui cogne au-dessus de la vallée de la Géhenne et l’on se met à rêver d’un torrent de lait et de miel dévalant soudain les pentes de cette Géhenne qui porte bien son nom : à neuf heures du matin, c’est déjà la fournaise.

Alors sur un coup de tête, on grimpe un beau jour la rue des Prophètes et l’on saute à bord d’un sherout direction Tel Aviv.

Arrivé à la gare routière, c’est la position du soleil dans le ciel qui me guide, et à mesure que je m’engage dans ce drôle de damier bariolé, déglingué, cette grande mosaïque de visages et de styles où toute une rue parle russe puis toute la suivante arabe et la suivante encore dans une langue africaine inidentifiable, je la sens qui s’approche, la mer, par bouffées d’air moite, alcalin, je vois les palmiers s’ébrouer dans la brise marine, je respire enfin, malgré le tohu-bohu ambiant, et comme au bout d’une demi-heure, on ne la voit toujours pas, la mer, je prends en filature un type en claquettes, puis un autre en short de bain.

Une fois sur la plage, un grand panneau m’indique que la baignade est prohibée mais la plupart des gens ignorent l’interdit ; je cours dans le sable, on entre dans l’eau tiède comme dans une seconde peau, je plonge, une grande vague me happe et me retourne, ça fait un bien fou, le grand lavage de cerveau commence – et là, dans cette mer de lait et de miel, environné de ce paysage hybride, entre la ville arabe à main droite avec ses minarets, et la skyline des gratte-ciel à main gauche, j’ai des envies d’alyiah qui me viennent, mais pourquoi tu n’as pas fait ton alyiah, tu aurais tiré le meilleur avantage d’avoir supporté pendant trente-trois ans une mère juive, ce pays serait le tien, tu habiterais ici, à la limite des deux mondes, dans n’importe laquelle de ces cahutes qui font la transition entre la ville ancienne et la ville moderne, tu viendrais te baigner tous les matins, il y aurait du soleil tous les jours, toi qui a besoin de soleil, d’énormément de soleil…

Je reviens sur la plage au bout d’une demi-heure de crawl et je suis tellement K.O. que je m’endors aussitôt. Des aboiements me réveillent : j’ouvre l’œil ; je reçois une volée de sable en pleine poire ; ce sont deux chiens qui se bagarrent à deux pas de ma serviette ; à leur vue me reviennent par flashs les impressions initiales de mon premier voyage en Israël ; c’était il y a quatre ans, je n’avais pas dormi de la nuit en attendant le taxi qui me mènerait à l’aéroport à cinq heures du matin, l’ami qui m’hébergeait ne pouvait me recevoir avant sept heures du soir ; arrivé à Tel Aviv, comme j’avais toute une demi-journée à tuer mais que je n’avais pas la force de jouer les touristes, j’avais pris le chemin de la plage, m’étais endormi sur mon sac à dos comme un clochard ; au bout d’une bonne heure de sommeil profond, je m’étais réveillé de la même manière. Mêmes sons, mêmes images, mêmes visions, comme si toute la scène inaugurale se répétait : aboiements de chien, cris de soldats jouant au football, mouvements militaires – pompes, abdos, flexions – d’un grand retraité torse-nu, cheveux de Paymobil, bronzage de Ken et biceps gonflés de Musclor.

Je ne savais pas où j’avais foutu les pieds. Le moment d’émotion intense que j’avais tant attendu, qu’on m’avait tant prédit dans ma famille juive – si si tu vas te mettre à chialer quand tu vas découvrir la Terre Promise et fouler le sol d’Israël – ne s’était pas produit. Je me demandais ce que je foutais là, sur cette plage californienne, parmi les chiens bagarreurs, les soldats footballers et les papys bodybuildés.

Palestine-PrintedatTheNileMissionPressCairo

C’est en retournant me baigner que je comprends : la mer et le soleil n’appartiennent à personne, ni à la Palestine, ni à Israël, ni aux Juifs, ni aux Arabes, or c’est ce pays que je voudrais adopter : la mer allée avec le soleil. J’ai horreur de l’expression de citoyen du monde qu’on utilise pour parler des grands voyageurs – car elle suppose, primo que le monde existe, et secundo qu’on peut l’embrasser dans son ensemble et sans embûches, bref elle pue l’humanisme nigaud des mondialisateurs sans frontières. Mais pourquoi ne pas se considérer, plus modestement, comme frère du soleil, frère de la mer, frère des dunes et des nuages ? Je comprends soudain Romain Gary, le moins franchouillard mais le plus chauvin de nos écrivains, qui se moquait volontiers de ses lecteurs en racontant comment il avait inventé de toutes pièces sa promesse de l’aube mais qui n’aurait jamais troqué sa vraie mère juive et son passeport trafiqué contre un permis de voter délivré par des rabbins sourcilleux ; si sa grande trilogie romanesque s’intitule Frère Océan, ce n’est peut-être pas pour rien.   

Et en quittant la plage au coucher du soleil, qui a suspendu tous les gestes et même stoppé les joggeurs comme un arrêt sur image dans le film Israël, je pense aux enfants qui ne peuvent plus voir la mer pourtant si proche ; je pense aux enfants de Kalkilya, de Tulkarem, de Qibiya, qui n’ont plus d’autre horizon que la grande muraille de béton.

Commentaires
E
Je me suis totalement laissée prendre par votre récit, l'espace de quelques instants, j'étais loin de mon appartement.... C'était un très bon moment!
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