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l'araignée givrée
8 août 2014

puzzle italien 1

bourg-st-maurice

1

 

Toute cette histoire aura commencé par une erreur impardonnable pour un passionné de géographie. Pas facile de franchir le Rubicon pour qui lit trop vite les cartes routières, se perd dans leurs méandres, rêve dans leurs franges et néglige les détails qui pourraient infléchir irrémédiablement son voyage.

C’était en avril 2011. Un grand ciel bleu, sans nuage, inquiétant, un ciel de steppe kazakhe régnait depuis plus d’un mois sur Paris ; les parcs étaient pleins de belle chair humaine ; les bibliothèques et les musées déserts ; les joggeurs s’époumonaient sur les pavés, bref tout le monde vivait dehors dans un début de liesse populaire, un prélude aux grandes retrouvailles malgré les avertissements des autorités qui nous menaçaient matin midi et soir d’une pollution aux particules fines, histoire de cantonner tout ce beau monde à la maison, la devise métro boulot dodo s’infléchissait en vélo drague bronzette ; sous ce ciel bleu on se sentait encore plus seul que sous la pluie ; la plus fidèle compagne du Parisien ne venait même plus vous caresser le bras à la sortie du ciné ; partout je regardais ces couples s’enlacer, se bécoter, se peloter sur un banc, rouler dans l’herbe fraîche ; je m’attardais parfois dans les Buttes-Chaumont, bouquinant sous un if une bière à la main avant de rentrer me biturer une fois pour toutes en pianotant un début de roman sans queue ni tête.

Au lieu de m’inciter à rester tranquille au pays, ce ciel bleu aiguisait mon désir de partir, de ne plus tourner en rond sur ma selle de vélo dans les rues de Paris ; un désir de partir illico presto pour le Sud.

Mais où aller ? Rendre visite à  mes cousins du Var ? Prendre ma tente à la main, sauter dans un train pour Nice et tenter n’importe quel camping de la Côte d’Azur ? Retourner voir ma vieille tante qui vivait du côté de Gap ?  Seulement, j’étais complètement fauché : pas moyen de lâcher à la SNCF cent cinquante euro pour un aller-retour Paris-Gap ; la grande escroquerie de la SNCF, la gigantesque entreprise à défigurer la France, à étirer l’hexagone, à l’essorer sans pitié comme une vieille chemise élimée, me mettait hors de moi ; quand au même prix on pouvait s’envoler pour Casablanca, changer de pays, changer de climat, voir la mer, entendre une autre langue, passer toutes ses économies dans un billet Paris-Gap pour s’enterrer au fin fond d’un trou et réveiller les morts ressemblait à un petit suicide raté. Un acte désespéré,  pathétique.

Alors, comme cette satanée SNCF m’interdisait de retourner voir ceux qui m’étaient chers, je m’étais dit que je prendrais la ligne 5 direction Austerlitz et grimperais dans le premier train de nuit en partance pour le sud, avec ou sans billet.

Heureusement, c’était l’époque – pas si lointaine – où un type à casquette grise et pourpre épinglée de l’affreux pin’s aux armes de la saloperie nationale de contournement de la France ne vous attrapait pas sur le quai pour exiger vos billets, et pourquoi pas tant qu’on y est vos cartes bancaire et d’identité – mais rassurez-vous, ça viendra, on fera de nos gares des aéroports, avec tapis roulants, ligne jaune, portique de sécurité, fouille au corps en cas de bip bip, oui même les chaussures monsieur, et la ceinture aussi monsieur, nous allons procéder à une petite palpation de routine (accent marseillais)….  

J’avais pris ma tente à la main et jeté dans mon sac à dos quelques fringues, quelques bouquins, le Journal du voleur de Genet, le Gai savoir de Nietzsche, le Condottiere de Suarès, l’ordinateur portable sur lequel je suis en train de pianoter cette histoire et une carte routière du sud-est de la France ; prévoyant de ne pas fermer l’œil de la nuit, pour guetter le type à casquette qui finirait bien par pointer le bout de son nez, je me disais que je passerais les sept heures que durerait le trajet à étudier la carte afin de pointer du doigt, en fonction du train que j’aurais pris, ma destination finale.

J’avais pris l’habitude de jouer au chat et à la souris avec les contrôleurs – peut-être pas seulement parce que j’étais fauché, mais par besoin maladif de frauder, de franchir la limite, d’être toujours sur le fil et sur le qui-vive ; je m’étais fait choper une fois, dans le Paris-Lyon alors que je m’étais enfermé dans les chiottes, et comme je refusais de leur tendre mon passeport ou ma carte bleue, j’avais eu le droit à la totale, humiliation de la police ferroviaire qui vous traîne sur les quais jusqu’au poste, humiliation de la fouille au corps, clébards qui te reniflent de la tête aux pieds, dépeçage minutieux du sac à dos, interrogatoire musclé, amende faramineuse, mais comme mon passeport indiquait heureusement une vieille adresse, je n’ai jamais reçu le courrier fatal dont me menaçait le flic en vociférant entre ses dents.

Le train filait vers Chambéry ; je m’étais tapé l’incruste dans le wagon des places assises, le wagon des laissés-pour-compte, de tous ceux que la crise ne permet plus de se payer la bonne vieille couchette d’autrefois ; les gens dormaient affalés sur leur siège, la bouche ouverte, un bandeau sur les yeux, la nuque tendue en arrière ou cassée sur le côté, le blouson jeté sur les épaules en guise de couverture, dans l’odeur de sueur froide et le ronflement lourd, appuyé, des gens qui ont bossé dur toute la journée. 

Finalement, j’avais roupillé dès le départ, aucun contrôleur n’avait dérangé ce sommeil inattendu et je n’avais pas eu le temps d’étudier la carte ; j’avais rêvé d’Italie, l’Italie, oui, revenait me hanter comme un besoin de lumière, un désir de clarté, une envie de légèreté, une promesse de bonheur. J’avais passé à Pise les plus beaux mois de ma vie, dans une insouciance totale quant à l’avenir, écumant les coins les plus reculés de Toscane, d’Ombrie, des Marches, chaque jour apportant son plein de trouvailles et son lot d’émerveillement.  

Je ne savais pas où aller en Italie, et je m’en foutais un peu, tant que je quittais cette France que je ne reconnaissais plus depuis mon retour de l’étranger, tant que j’entendais de nouveau rouler cette langue qui était pour moi la première langue étrangère, la première langue aimée.

Je comptais descendre au terminus et faire du stop pour gagner la frontière ; je me disais qu’une fois en Italie, toutes mes inquiétudes se dissiperaient, que je me sentirais renaître de l’autre côté de la frontière ; là-bas seulement, je me laisserais guider par les toponymes, dans les gares, sur les panneaux de départ, je grimperais dans les trains à la seule vue d’un nom de ville qui n’avait pas encore pour moi de forme, dont les contours n’étaient dessinés que par les livres lus et les syllabes égrenées sur une ligne de chance qui allait d’une frontière à l’autre : Aosta, Genova, Mantova, Verona, Padova, Trieste, Grado, Gorizia.

Gare de Chambéry. Je sors sur le parvis, dans le brouillard. Il fait encore nuit. Faire du stop dans cette purée de pois serait une pure folie.

Examinant la carte dans l’obscurité de la salle des pas perdus, les paupières lourdes, les yeux encore brouillés, je ne vois que les deux encoches du col du Petit-Saint-Bernard, l’altitude 2188 m et ne remarque pas le détail qui tue, le détail qui aurait dû me sauter aux yeux ; sur le panneau des départs, je vois qu’un train direction Bourg-Saint-Maurice est annoncé au quai n°3 ; ni une ni deux, je replie ma carte, la fourre dans mon sac, dévale les escaliers, traverse un tunnel, grimpe d’autres marches et cours vers le train qui s’ébranle aussitôt sous les sifflets du chef de gare.

 

 

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