Jérusalem entre les murs
Du pays du Cerf au pays des cerfs-volants : projet de roman (un peu) utopique sur fond de conflit israélo-palestinien
« Je n’imaginais pas, alors, que la ligne verte du cessez-le-feu de 1949 disparaîtrait si vite des cartes géographiques dessinées par les services du ministère israélien de l’Éducation, et que les générations suivantes auraient une vision des frontières de la patrie si différente de la mienne. Tout simplement, je n’étais pas conscient que, depuis sa fondation, l’Etat dans lequel je vivais n’avait pas de frontières réellement définies, mais seulement des zones frontalières, souples et modulables ; ce qui laissait toujours une option ouverte pour leur élargissement », Shlomo Sand, Comment la terre d’Israël fut inventée, Flammarion, 2014, p. 22.
« Mais ne confondons pas la frontière et le mur, la frontière c’est ce qui empêche le mur. Le mur c’est une frontière qui ne reconnaît pas l’autre. […] Allez en Palestine et vous comprendrez que la frontière c’est l’antithèse du mur. Il y a un mur entre Israël et la Palestine parce qu’il n’y a pas de frontière. Quand il y en aura une, on pourra défaire ce mur », Régis Debraysur France Culture, 29 mai 2014.
Du 1er septembre au 30 octobre 2014, je résiderai à l'Institut français de Jérusalem (centre culturel français Romain Gary) où je poserai les bases d'un livre à venir...
Ce projet est né il y a quatre ans, lorsque pour la première fois de ma vie j'ai découvert Jérusalem. Issu – par la branche maternelle – d’une famille juive séfarade, ayant grandi dans l’admiration béate pour Israël mais étant devenu – formation oblige – très critique à l’égard de la politique israélienne, j’attendais beaucoup d’un voyage dont je rêvais depuis longtemps. Seulement, je n’ai pu rester qu’une semaine au terme de laquelle je suis rentré en France avec un très fort sentiment d’insatisfaction : j’avais l’impression de n’avoir rien vu à Jérusalem. Pourtant, la ville trois fois sainte avait tout pour me plaire : c’était une de ces villes charnières comme je les aime (ayant vécu à Istanbul, à Riga), qui abritent des peuples si différents, qui sont chargées de tant d'histoires, où chaque pierre est de mémoire.
Dans les rues de Jérusalem, j’ai marché pendant des heures, j’ai observé les gens, j’ai suivi des yeux, des oreilles et des narines les frontières sensorielles entre l’est et l’ouest, j’ai commencé à prendre des notes, à griffonner des croquis.
Je m’en souviens, une discussion m’est alors revenue en mémoire. La veille, avec Raphaël, un ami physicien qui m’hébergeait dans son appartement de Rehovot, nous avions traversé le pays en voiture et nous avions parlé mathématique. Raphaël m’expliquait le théorème de Bolzano-Weierstrass selon lequel tout ensemble infini et borné de nombres réels admet au moins un point d'accumulation. Mais je ne l’écoutais pas vraiment ; la joue collée à la vitre, je regardais le paysage. Seulement, voici qu’une phrase me revenait en tête et ne voulait plus me lâcher : Weierstrass, qui s’était efforcé de préciser la notion de l’avant et de l’après sur la ligne droite, avait été toute sa vie obsédé par la notion de point de partage. Le point de partage… Ma carte sur les genoux, je me suis mis à la place de celui – un géographe sans doute –, qui avait placé les points, tracé les limites, imaginé le mur, et je me suis demandé sur quel type de carte il avait rendu sa copie, quelle échelle il avait utilisée.
Et c’est alors que j’ai fait une découverte géographique importante : les frontières, me suis-je dit, sont infinies. Cette idée, je la dois à un autre mathématicien, Benoît Mandelbrot. Dans Les Objets fractals, Mandelbrot imagine une côte sauvage, accidentée, extrêmement sinueuse, comme la côte de la Bretagne. Quelle que soit l’échelle adoptée, si l’on voulait mesurer cette côte, il faudrait la dérouler comme une pelote de fil, de sorte que « la longueur finale se trouvera être tellement grande, que l’on peut sans inconvénient pratique la considérer comme infinie »[i]. Quelques pages plus loin, Mandelbrot écrit :
« Il est frappant, en effet, que lorsqu’une baie ou une péninsule que l’on avait retenue sur une carte au 1/100 000, est réexaminée sur une carte au 1/10 000, on aperçoit sur son pourtour d’innombrables sous-baies et sous-péninsules. Sur une carte au 1/1 000, on voit aussi apparaître des sous-sous baies et des sous-sous péninsules, et ainsi de suite. »[ii]
Le mathématicien en déduit que « le concept, en apparence inoffensif, de longueur géographique n’est pas entièrement ‘‘objectif’’, et ne l’a jamais été. Dans sa définition, l’observateur intervient de façon inévitable ». Il en conclut qu’« aux échelles extrêmement petites, le concept de côte cesse d'appartenir à la géographie. »[iii] Il appartient à la physique moléculaire. Mais il appartient tout autant à la photographie, au cinéma, à la peinture. À la littérature.
C’est alors que mentalement, dans les rues de Jérusalem, j’ai échafaudé tout un roman.
Un homme se rend à Jérusalem à l’invitation de ses proches.
Le lendemain de son arrivée, il monte dans le bus qu’on lui a indiqué, là-bas, pour Bethléem. Dans le bus, il a les yeux rivés, à travers la vitre, sur le paysage. Il regarde le vallonnement infini des collines, les cascades de murets et de terrasses, le miroitement des feuilles d’oliviers dans les rayons du soleil, les cyprès et les minarets dressés dans le ciel bleu et puis tout à coup il voit, là-bas, à l’horizon, pointer le mur. Tandis que le bus approche de sa destination, il suit des yeux le tracé du mur. Ce mur qu’il a déjà aperçu à la télé, dans des journaux, mais qu’il n’imaginait pas si haut – parait interminable, il le voit sinuer, passer à flanc de colline, grimper, redescendre, disparaître au fond d’un vallon, refaire surface, mur gris, mur couleur de béton, mur très haut, hérissé de pics, rehaussé de miradors, redoublé par des barbelés.
L’homme a déplié sur ses genoux une carte routière au 1/200 000. Sur la carte, les paysages dessinent un archipel bizarre de taches multicolores, la ligne verte apparaît à peine, en pointillés, tandis que le mur zigzague en gros traits rouges autour des colonies israéliennes indiquées en bleu…
En discutant ave l’étudiant palestinien assis à ses côtés, l’homme apprend qu’il n’est pas dans un bus pour Bethléem mais pour Hébron. Qu’il lui faut se lever, prendre ses bagages, descendre sur-le-champ. Suivre les femmes qui sautent du bus avec leurs enfants sur le dos, leurs gros sacs de provisions à bout de bras, et qui franchissent déjà le fossé, dévalent le talus, se pressent vers le carrefour là-bas, hèlent un autre bus.
L’homme qui a raté son bus pour Hébron erre alors dans un ravin à sec. Des enfants en haillons se dirigent vers lui, qui jouaient sur un terrain vague à l’ombre du mur. Ils tendent leur paume ouverte comme des mendiants. Lui fouille dans ses poches, leur distribue quelques shekels en leur demandant son chemin. Il déplie la carte routière qui s’agite dans le vent. Les enfants, pour jouer, s’emparent de la carte, qui se déchire. Ils lui indiquent la direction d’un autre arrêt de bus en échange de ces lambeaux de carte. Une fois à bord du bus, il regarde à travers la vitre et voit que les enfants ont fait de sa carte un cerf-volant qui plane là-haut dans le ciel bleu, qui plane au-dessus de la frontière.
Lorsqu’il repasse au même endroit, le soir, le cerf-volant plane toujours, mais ce sont d’autres enfants, de l’autre côté du mur, qui l’ont récupéré et qui l’actionnent, et ce cerf-volant – qui a pris de nouvelles couleurs – devient toute une affaire, les émetteurs radio s’affolent, la sentinelle ajuste ses jumelles, le cerf-volant frôle la guérite et le soldat transpire, le doigt sur sa gâchette...
Cette histoire est une fiction mais j’ai été cet homme et j’aurais pu être un de ces enfants.
C’était le 9 novembre 1989, le jour de la chute du Mur de Berlin. J’avais inventé un pays primitivement situé à cheval sur la frontière franco-allemande, de part et d’autre du Rhin, avant de le découper sur les conseils d’un oncle et de le déporter dans la mer Baltique.
Pendant sept ans, j’ai construit ce pays transfrontalier puis cet archipel, dans ses moindres détails. J’ai mis quinze ans à comprendre que ce besoin d’inventer un autre pays venait de mon origine juive, des Israéliens imaginaires qui composaient ma famille, et de mon sentiment permanent, dans la campagne française où j’ai grandi, d’être un Français pas comme les autres. J’ai mis quinze ans à comprendre qu’une carte est toujours à double tranchant. Tant qu’une carte fait rêver, nos yeux s’y perdent, elle devient ce cerf-volant qui élève notre regard et nous fait voyager. Mais avec l’âge on apprend que les cartes sont avant tout des objets de pouvoir ; l’œil qui regarde une carte devient alors une arme, et la carte un avion de chasse, un drone, un bombardier.
Le projet de ce roman polyphonique serait de réécrire la frontière et de la faire revivre à travers les voix des enfants, qui joueraient ici le rôle de témoins et de porte-voix d’une Histoire encore à vif. Il s’agirait de recueillir, de part et d’autre du mur, des témoignages d’habitants, et de construire un livre où ces témoignages alterneraient ; mais pour que le roman ne paraisse ni trop artificiel, ni trop binaire, il faudrait une voix – voire deux voix – qui tisserai(en)t cet aller-retour.
Mettons que les deux enfants, de part et d’autre du mur, s’appelleraient Ophir et Mahmoud. Mettons qu’ils relaieraient, selon un principe d’alternance, les récits des adultes. Au lieu de se rêver une vie de héros ou de martyr, ils collectionneraient les cartes et les récits des adultes, en feraient des cerfs-volants. Sur ces nouvelles cartes, ils inventeraient des isthmes entre les archipels, de nouvelles routes pour relier les îles, ils inventeraient des rivières, des montagnes, un autre climat, un nouveau pays. Comme Thomas, le jeune héros de Sur les bords de l’Issa, le très beau livre que Czeslaw Milosz a consacré à son pays natal, cette Lituanie qui fut rayée de la carte à deux reprises (trois siècles d’annexion russe, cinquante ans d’occupation soviétique), ils auraient un État rien qu’à eux. Ils découvriraient alors que toutes les cartes sont inexactes, imparfaites, inachevées. Les soldats et les hommes politiques ne sont plus des enfants, il n’y a plus de pays imaginaire pour eux – leur pays ils l’ont, ils le possèdent, ils décident pour lui, ils en gardent la frontière, ils l’appellent Eretz Israel. Le géographe, le militaire, le chef d’état-major – celui qui trace ce mur au stylo rouge sur une carte n’est plus un enfant non plus, et il a oublié, lui, que toutes les cartes sont inexactes, que toutes les frontières, comme les côtes, sont infinies. Il a effacé cette frontière imparfaite qui ne coïncidait pas avec les mythes de la Terre Sainte, il a effacé cette frontière de 315 kilomètres qui limitait le légendaire pays du Cerf, il a dressé à la place ce mur immense de neuf mètres de haut, ce mur interminable de 730 kilomètres de long, ce mur inachevé qu’il croit bien finir un jour ; il pense avoir mis un terme, pour quelques années au terrorisme, aux attentats meurtriers, aux Intifadas mais c’est l’inverse qui s’est produit, car il a rendu infini ce conflit. Sauf si des jeunes gens armés non pas de bombes ou de roquettes mais de cerfs-volants décident un jour d’abattre les murs de séparation et d’initier le vrai partage.
[i] Benoît Mandelbrot, Les Objets fractals, 4e édition, 1995, Flammarion, p. 20.
[ii] Ibid., p. 25.
[iii] Id., p. 31.