atlas vital - à propos de Cyclone de Frédéric-Yves Jeannet
Je porte dans mon coeur
comme dans un coffre impossible à fermer tant il est plein
tous les lieux que j'ai hantés,
tous les ports où j'ai abordé,
tous les paysages que j'ai vus par des fenêtres ou des hublots,
ou des dunettes, en rêvant,
et tout cela, qui n'est pas peu, est infime au regard de mon désir.
Pessoa, Passage des heures, trad. Armand Guibert.
Voici déjà trois ans que ce livre noir – car telle est sa couleur dans la deuxième édition parue en 2010 chez Argol – est devenu pour moi un livre de chevet, voici déjà trois ans que ce livre noir, noir comme d’autres grands livres (et je pense au Black Book de Durrell qui est un peu son cousin) veille mes nuits et guette mes insomnies et j’ai besoin de savoir et de dire, aujourd’hui, pourquoi.
La première raison est simple : à part les recueils de poèmes, rares sont les livres, aujourd’hui, qu’on peut rouvrir à n’importe quelle page car, s’affranchissant de l’intrigue ou du dispositif, de toutes les petites servitudes qui font de la littérature un parent pauvre du cinéma, ils déploient une écriture intransitive, sans but, sans objectif, au plus près de sa source. Or quand vous naviguez dans cet état de veille comateux, entre le rêve et la vie, vous ne voulez pas forcément savoir ce qu’il arrive au tueur X ou à l’inspecteur Z, ou si untel et unetelle vont finir par baiser, vous n’avez pas la patience du suspens sentimental ou policier, non vous voulez simplement lire une ligne ou deux qui vous aideraient à vivre, une ligne ou deux qui vous délivrent.
Car voici un livre qui aide à vivre – ou plutôt qui aide à savoir comment faire lorsqu’il faut revivre, survivre à la mort des autres : « c’est pour lui survivre que j’écris, poussé par le besoin de retrouver dans mon enfance, dans mes rêves d’enfance et avant même ma propre mémoire […] les longs trains hagards égarés de l’Histoire, afin d’apercevoir enfin les mécanismes des cette fatalité qui semblait des années durant me conduire et dont je veux aujourd’hui, par ce livre, me délivrer », p. 11. Entre le départ brutal et définitif du père (le 26 septembre 1967) et le départ qui enclenche l’écriture, celui du fils auquel le livre est adressé, se déploie toute une vie non pas consacrée mais vécue par et dans l’écriture. Avec la certitude qu’il faudra vivre jusqu’au bout, donc écrire jusqu’au bout : « impossible, en effet, de perpétrer le geste du père, l’atrophie exercée par mon père sur ma vie », p. 13
Je me souviens du premier jour où j’ai ouvert ce livre – c’était un après-midi à la BPI, je m’étais assis par terre, sur la moquette couleur de vin sale, et d’une traite, j’ai lu les cent premières pages haletantes dans l’ivresse de finir au plus vite ce livre qui m’angoissait et me réconfortait tour à tour, où j’entendais une voix singulière me tutoyer, où je percevais l’écho de mes hantises, où je puisais des images qui m’étaient familières, et, sur un petit carnet noir, noir comme ce livre, je recopiais des citations qui m’habitent encore. Et parmi celles-ci, ce conseil qu’il faudra bien, un jour, prendre au pied de la lettre : « Partez ! Défendez-vous ! Fuyez la mort du vieux continent, la pluie sans fin, les glaciations et les hivers, échappez-vous ! Traversez les miroirs ! » (p. 101). Un jour, Frédéric-Yves, promis, nous t’écouterons, nous te suivrons, nous partirons.
Si les critiques avaient encore un cœur, on devrait les équiper de ces cardiofréquencemètre que les cyclistes s’attachent autour de la poitrine pour mesurer leur effort, savoir s’ils sont dans la bonne zone ou s’ils se foutent dans le rouge : un livre qui vous tombe des mains, c’est un vélo rouillé ; mais il faut dire que les critiques ont l’habitude d’avaler des pages comme les cyclistes professionnels d’avaler les bornes, la tête dans le vent et le dos bombé, sans que le cœur oscille quand la route grimpe, fait des lacets et que se lève le vent salubre.
Car la vérité de la lecture est là : si votre cœur bat plus vite un instant, c’est que ça vaut le coup, qu’il faut y aller, foncer tête baissée.
Pendant les quelques heures que j’ai passées à dévorer ce livre, j’ai été dans le rouge – ça battait à toute vitesse, au point que je comprenais enfin cette phrase que j’ai longtemps trouvé complètement idiote de Deleuze : « écrire doit produire de la vitesse » ; il fallait ajouter « dans le cœur du lecteur », cher Deleuze.
Alors, qu’est-ce qui fait qu’à la lecture de Cyclone, mon cœur s’est emballé ?
Une sensation de vertige, d’abord. Vertige de lire un livre hanté par toutes les langues européennes : anglais, espagnol, italien, allemand, suédois. Vertige tout à fait gracquien dans la joie d’épeler les toponymes, de dresser l’inventaire des lieux traversés : Stockholm, Tanger, Marrakech, Venise, Vancouver, Mexico, New York, Singapour, Leningrad, Londres, Wellington, Amsterdam, Brest et Recouvrance, le Japon, l’Indonésie. Car Cyclone est un atlas. Un atlas vital. A l’image de ce vieil atlas portatif que l’auteur décrit abîmé comme une bible, ce livre commence de façon arbitraire et ne vise aucune forme définitive. Un atlas qui ne comporte pas de pages à proprement parler – je rêverais d’une édition de Cyclone sans numérotation – mais des lambeaux, des citations, des fragments piochés dans cette malle rapportée d’Europe, qui est à l’auteur son arche, et qu’il rouvre de temps à autre. Un atlas où se pressent les images, où se bousculent les souvenirs, où se chevauchent les aléas de la vie, si bien qu’il se rapproche de cet idéal du livre selon Deleuze & Guattari : « étaler toutes choses sur un tel plan d’extériorité, sur une seule page – sur une même plage : événements vécus, déterminations historiques, concepts pensés, individus, groupes et formations sociales », Mille plateaux. Oui, c’est en cela qu’il est un atlas, un atlas touffu, mémoriel, sans blanc, sans espace vierge, où l'on s'enfonce en apnée.
On imagine que Frédéric-Yves Jeannet a horreur du vide et se défie du blanc qui balise les terrae incognitae du roman porteur de nouvelles ou raconteur d’aventures : car il intègre dans la masse de ce bloc sans alinéa – ni roman, ni poème, ni journal intime, ni lettre à son fils, ni autobiographie – tout ce qu’il y a d’impur dans la vie, selon une méthode du collage, du montage, du cut-up qui est la méthode de tous les atlas.
Et ce n’est qu’à ce prix – le prix de l’impureté, de l’hybridation, du patchwork ou du puzzle, comme il l’écrit lui-même – que l’auteur parvient à s’écarter de l’écueil de toute tentative romanesque : le gel, la glaciation, la cristallisation. Car l’important est de ne pas aller « jusqu’au point de non-retour où la totalité du livre aura gelé » (p. 212, 220). Ce refus du gel sonne comme un écho du refus de vivre dans la saison du confort, cet hiver européen, où toute tentative de dire le monde, empêtrée qu’elle est dans les habitudes stylistiques et les complets vestons de la mode littéraire, se condamne à l’anecdotique, au romanesque.
On sait – grâce à Borges notamment – que tout atlas est, par définition, inachevé. Ainsi de ce livre, qui est, de l’aveu même de l’auteur, un chantier. Et dans ce mot, chantier, j’en lis deux, je lis un chant entier. Car c’est un chant entier qui s’élève à la lecture de ce livre, c’est-à-dire un chant vrai, intègre, intime, intérieur, sans concession d’aucune sorte à l’économie (quel mot terrible, soit dit en passant) romanesque. Un ostinato torrentueux, tissé de leitmotivs, hanté de refrains, qui ne vise qu’à moduler le tempo de l’écriture sur celui de la vie. Contre la formule célèbre de Pessoa (« l’art est l’aveu que la vie ne suffit pas »), Frédéric-Yves Jeannet répète : « la vie devrait suffire » (p. 87) – autrement dit, l’art vient après, l’art n’est qu’un moyen de vivre plus, de vivre mieux, de se survivre.
Néanmoins, en grand lecteur de Rimbaud, l’auteur sait que la biographie est ailleurs, que la vraie vie est ailleurs, qu’elle ne rentre pas, ne colle pas – malgré tous les collages – dans le livre : « Quiconque voudrait retrouver ici ma biographie se perdrait en reconstitutions improbables », p. 35. Plus loin, encore : « toute tentative de retrouver une chronologie serait forcément vouée à l’échec car j’ai longuement battu les cartes », p. 184. Il faut lire ici les cartes de jeu mais aussi les cartes de géographie rassemblées « ici et là dans l’immense archipel » qui côtoient probablement, dans l’arche ramenée d’Europe, les pans de souvenirs et les fragments de livres.
En homme voyagé, en travelled man (comme il aime se définir, avec la modestie qui est la sienne, pour se distinguer de ceux qui ne sont que des voyageurs et se proclament écrivains), F-Y Jeannet substitue à la généalogie imposée, meurtrière (« je n’ai pas de ville natale », p. 45), une géologie intime : celle des lieux traversés qui font et défont leur homme, ainsi que l’avait compris Nicolas Bouvier et dessinent dans la mémoire cette forme intranquille, mouvante, aléatoire, circulaire.
Car l’homme qui revit sous le volcan, dans un printemps perpétuel, l’homme qui déclare, à la fin de son livre, que « la mort ne [lui] fait plus peur » (p. 314) est sans doute habité par un cyclone intérieur, ce cyclone dont on sait qui a l’œil calme quand bien même il ravage tout sur son passage – et quel nom lui donner à ce cyclone, sinon celui de l’inquiétude, l’inquiétude d’être au monde qui est – et doit rester – la seule source de cette très secrète et très dangereuse manie qu’on appelle l’écriture.
Frédéric-Yves Jeannet, Cyclone, Argol, mars 2010, 320 p. (1ère édition : le Castor Astral, 1997)