le négatif des falaises 3 : nostalgie du tableau noir ?
Je me demande parfois si toutes ces tentatives n'expriment pas finalement, la nostalgie du tableau noir. Ah ! l'ardoise et la craie du prof ! Il est vrai que ce que j'aimais le plus dans ce métier que j'ai quitté, c'était de tracer des cartes sur le tableau noir. Et j'aimais aussi faire venir les élèves au tableau pour les voir s'exprimer contre ce mur obscur.
Rien ne fait ressortir autant que l'écran noir les grandes assises de la terre, les plis, les failles, les cassures, les événements de la vie inquiète des roches. Il faut traiter chaque pan de falaise séparément, ce qui force à cligner sans cesse de l'oeil. Et le moment magique, c'est quand à force de fatigue, on a l'impression que la falaise bouge encore, se plisse sous vos paupières, se cabre face à la mer.
Cette chronique pourrait s'intituler "nulla die sine linea" : pas de jour sans cette pêche à la ligne dont on revient souvent bredouille mais qui vous aide à vous lever le matin, pour que chaque jour soit une aventure. Pas de nuit sans rêver des falaises, sans sentir leurs lignes qui vous mènent par le bout du nez.
Parfois, en bas d'une échelle plantée sur l'estran, on tombe sur un couple de naturistes qui se rhabillent à la va-vite ou sur un pêcheur qui vient voir ce que vous pouvez bien mijoter sur votre rocher :
- Paul Desnoyaux ! dit-il en relevant sa casquette sur son front ridé et en tendant une énorme paluche qui a la texture du silex.
Il vous raconte alors qu'il a détecté un obus là-bas - long comme le bras, dit-il en mesurant le sien de sa canne. Il faudrait alarmer la gendarmerie, car l'engin peut encore exploser, mais il est trop vieux pour conduire, il s'est levé à cinq heures du matin et il a une tendinite (ce qui ne l'empêche pas de chasser le homard) alors si vous pouvez y aller vous-mêmes...
Et là-dessus, il vous raconte avec un très fort accent cauchois l'époque où il était capitaine de frégate. La conversation se perd dans le vent et dérive très vite sur un mode PMU. Le tableau du monde que me dresse le vieil homme est bien noir. Pour résumer ses pensées, disons qu'il y a trop de monde sur terre, et qu'il ne comprend pas pourquoi tous les gens s'entassent dans les mêmes lieux quand il y a encore tant d'espace autour de nous. De l'adage " il y a trop de guerres dans le monde et pas assez d'amour sur terre", on débouche sur les considérations du type "les femmes devraient s'occuper de leurs mioches" ou "les femmes au foyer devraient être rémunérées"... Sur ces paroles, on se sépare, le gribouilleur reprend son pinceau, son couteau ou sa craie blanche et le vieux loup de mer mélancolique sa canne à pêche... Dans le fond je crois que je préfère écouter les mouettes ou Bashung beugler dans mes oreillettes. Et j'irai voir l'obus du capitaine misanthrope quand j'en aurai fini avec ma falaise... Mais, pour sûr, ma bonne dame, il n'y a pas assez d'amour sur terre !
En haut : Saint-Martin-aux-Buneaux, craie blanche sur papier noir, 30x40 cm.
En bas : Etretat, craie blanche sur papier noir, 30x40 cm.