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l'araignée givrée
9 octobre 2014

Kalkilya in Kafkaïa (2)

 

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« le checkpoint s’est généralisé et a tout dominé. Il est désormais dans leur cœur, il est désormais dans leurs yeux. Il les sépare et il les divise, il les rassemble devant lui. Le checkpoint provoque ce qu’il y a de pire dans l’instinct de survie. […] le checkpoint est l’ordre et le désordre à la fois… Une manifestation, un affrontement, une explosion simultanée de colère et d’arrogance. Est-ce en raison de la brutalité du soldat ou de la température du soleil ? Personne ne le sait, pas même Albert Camus, car, en règle générale, les étrangers ne s’arrêtent pas au checkpoint. Le checkpoint, c’est les cris et les murmures ; c’est la malédiction et c’est la prière faite à Dieu pour nous en délivrer. » 

Azmi Bishara, Checkpoint

 

 

Mettons que vous arriviez de Vesoul ou de Morteau. Mettons que vous franchissiez la frontière suisse. Mettons que le garde-frontière helvétique vous demande d’où vous venez comme ça. En toute bonne foi, vous répondez : Vesoul. Mettons alors que le bonhomme éclate de rire : qu’est-ce que vous êtes allé voir, bon sang, à Vesoul, où tout le monde sait, depuis une chanson célèbre, qu’il n’y a rien à voir ?

Bon, ils ne m’ont pas passé la chanson de Jacques Brel, au checkpoint de K, entre deux portillons électroniques qui se mettaient à faire bip bip en clignotant à chacun de mes mouvements, mais je me la suis passée en boucle, mentalement, histoire de faire passer le temps.

T’as voulu voir Vesoul et on a vu Vesoul.

Je suis arrivé au checkpoint à pied : le taxi dans lequel j’ai grimpé au centre-ville, avec sa plaque d’immatriculation verte, ne pouvait pas s’engager sur la route interdite qui mène au barrage sans risquer une amende ; il m’a donc déposé à un rond-point, et de là j’ai marché sur 500 mètres, un soldat m’a indiqué de loin un portail, j’ai déambulé dans un labyrinthe grillagé, appuyé sur le bouton d’un interphone, actionné un tourniquet métallique, repris mon chemin dans le labyrinthe, sonné à un deuxième interphone, attendu que le bouton vert s’allume, qu’une porte s’ouvre, qu’une voix venue je ne sais d’où me dise en arabe, en hébreu puis en anglais de déposer mes affaires dans un bac en plastique puis sur un tapis roulant, franchi un portillon électronique, etc. 

Dans le haut-parleur, comme toutes les voix de soldats au checkpoint, le timbre a quelque chose de métallique et de trafiqué : impossible de savoir si je vais avoir affaire à un homme, une femme, un jeune ou un moins jeune, on dirait une voix venue d’une autre planète, une voix de martien du type ET – ET téléphone maison. Une voix qui vous dit que vous n’allez pas rentrer à la maison de si tôt.

- Déposez votre passeport ici, dit la voix bizarre.

Une trappe s’ouvre à la hauteur de mes genoux. Je me baisse, dépose le passeport.

Des cheveux apparaissent à travers la vitre blindée. C’est une femme, une fausse blonde aux ongles verts. Elle me dit d’approcher. Elle m’examine un long moment, vérifie que la photo et ma gueule en chair et en os concordent plus ou moins. Feuillette le passeport. Examine mes tampons marocains.

- Restez ici un instant et ne bougez pas, je reviens tout de suite, j’ai besoin de faire une vérification sur l’ordinateur.

C’est là que je me passe en boucle ma version de la chanson : t’as voulu voir Vesoul et on a vu Vesoul...

Elle revient avec une autre femme, une brune aux ongles bleus. Elle me fait cracher deux ou trois mots en français, histoire de vérifier que le bonhomme parle bien la langue du passeport : Bonjour, comment ça va – merci ça va bien.

- Alors, comme ça vous revenez de K ?

- Oui

- Et vous pouvez nous dire ce que vous êtes allé faire à K ?

- euh… du tourisme…

- du tourisme à K ? Vous vous foutez de ma gueule ou quoi ?

Il faut que je rappelle ici qu’il n’y a strictement rien à voir à K, à part un zoo, paraît-il, mais je ne suis pas allé au zoo et je serais bien en peine de leur raconter ce que j’y ai vu si elles me cuisinent. Et depuis deux jours que je passe entre des grilles, de checkpoint en checkpoint, j’ai bien l’impression que l’animal c’est moi, le zoo la Cisjordanie, les gardiens des soldates ; quant aux veinards qui passent de l’autre côté des grilles dans leur bagnole à plaque d’immatriculation jaune, ils n’ont même pas de cacahuètes à nous lancer à travers les grilles pour apaiser notre rage de dents.

- Alors, vous pouvez nous dire ce que vous avez vu à K ?

- Ben, comme vous le savez, comme vous l’avez dit, il n’y a rien à voir… à part le mur.

- La barrière, vous voulez dire. Ah, vous êtes allé voir la barrière de sécurité ! Et vous pouvez nous dire pourquoi précisément à K ? Vous résidez où ? En Israël ou dans les territoires disputés ?

- à Jérusalem.

- Et il n’y a pas de barrière à Jérusalem ?

- Si si d’ailleurs j’habite à quinze minutes à pied du mur…. Euh, pardon, de la barrière.

- Et vous allez où comme ça ?

- à Tel-Aviv. Voir la mer.

- à pied ?

- oui

- eh bien, dans, ce cas, good luck !

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C’est en m’échappant du checkpoint que je comprendrai ce « good luck » : on est un samedi, jour du shabbat. Là-bas, il était treize heures, ici, indique une horloge, il est quatorze heures. Ce qui est encore trop tôt pour les chauffeurs. Pas de bus, pas de sherout, pas de taxi. Impossible de franchir la taille de guêpe d’Israël, impossible de parcourir les treize kilomètres qui me séparent de la mer. Je lève le pouce, décide de faire du stop sous ce soleil qui cogne comme un sourd et me fait suer de tous mes pores. Je tiens le coup une bonne demi-heure, parcourant bien une borne sur les treize qui me séparent de la mer. Passent dans la plus grande indifférence des routiers, des automobilistes, la tête couverte d’une kippa, d’un foulard ou d’un keffieh, passent des soldats dans leur jeeps aux vitres grillagées, passe une famille sur une charrette tirée par un mulet. Et puis je jette l’éponge : demi-tour, je rentrerai par la Cisjordanie. Je retourne vers le checkpoint, un soldat m’indique le dédale de ferraille et de béton que j’ai déjà traversé, je me plante au rond-point à la sortie de la ville, sous un abribus, les sherout qui passent sont déjà archibondés, je prends un taxi, retour à K, à la case départ. Attente d’une demi-heure dans la gare routière. Départ enfin pour Ramallah, cette fois-ci par les petites routes, un vrai rodéo à tombeau ouvert. Faute de ceinture, je m’accroche à la poignée et réussis l’exploit de me mettre à roupiller dans cette drôle de course de côte endiablée. De quoi reprendre des forces avant la dernière épreuve de cette journée kafkaïenne qui m’aura prouvé que l’ordinaire d’un Palestinien est un vrai chemin de croix : franchir le fameux checkpoint de Qalandiya un samedi soir. Mais pas n’importe quel samedi soir : car de l’autre côté, ils sont restés à l’heure d’été, alors bon, vous avez déjà gagné une heure ce matin, les gars, vous n’allez pas vous mettre à chialer si vous en perdez deux ce soir !     

 

 

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