le rebelle, le réac et l'homme révolté : comment faire danser la réalité ?
Je me fais la guerre et je me détruirai ou je renaîtrai, c’est tout, Albert Camus, note de mai 1959
Et ta blessure, où est-elle ? Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l’on attente à son orgueil, quand on le blesse ? Cette blessure – qui devient ainsi le for intérieur –, c’est elle qu’il va gonfler, emplir. Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette blessure elle-même, une sorte de cœur secret et douloureux, Jean Genet, Le funambule.
D’une certaine manière, dans ce livre, je me suis livré à un exercice d’autobiographie imaginaire, pas au sens de « fictive », car tous les personnages, lieux et événements sont vrais, mais du fait que l’histoire profonde de ma vie est un effort constant pour dilater l’imagination et élargir ses limites, pour l’appréhender dans son potentiel thérapeutique et transformateur, Alexandro Jodorowsky, La danse de la réalité, p. 389
La langue est ainsi faite que les mots ne veulent plus dire aujourd’hui ce qu’ils signifiaient hier : ainsi, rebelle et révolté, synonymes hier sont aujourd’hui diamétralement opposés dans l’usage qu’en fait l’homme de la rue, qui craint le révolté et se moque en ricanant du rebelle. On serait tenté de prime abord d’ignorer l’usage et de lui préférer l’étymologie ; ce serait oublier que c’est toujours l’étymologie qui a tort et l’usage qui a raison.
Le latin ne distingue pas la révolte et la rébellion : rebellis, c’est tout à la fois le révolté et le rebelle ; on sait en revanche que notre révolté nous vient de l’italien rivoltare qui signifie retourner : le révolté serait ainsi celui qui fait volte-face. Le latin a raison sur un point : le rebelle et le révolté ont en commun de se faire la guerre : d’où ce bellum qu’on voit affleurer dans le français. Le rebelle et le révolté sont tous deux des hommes qui souffrent, des hommes blessés, des écorchés-vifs.
En paraphrasant un peu rapidement Camus, j’ai écrit dans un billet précédent que le rebelle est un homme qui dit non. Il aurait fallu ajouter : non aux siens, non à sa famille, non à ses origines, non à ses pères comme à ses pairs.
L’homme révolté, lui, dit NON tout court et point barre. Non à la société, non au monde tel qu’il est fait, non à tout et à tous.
Si le premier veut quitter le charnier natal et se manifester sur la scène médiatique, percer comme disent les jeunes de banlieue (« alors comme ça monsieur vous avez percé » me disaient mes élèves aux yeux rieurs en me voyant passer à la télé) ; s’il est amené à épouser l’esprit de liberté d’un moment donné de l’histoire au risque de se mouler dans le conformisme et de renoncer à son originalité, le second veut en découdre avec l’ordre établi. Le révolté ne devient pas forcément un révolutionnaire car il ne prend pas forcément les armes ; le rebelle devient au pire une vedette, au mieux, un terroriste.
Le rebelle a un rêve : tuer le père. L’homme révolté qui a déjà tué le père en lui – ou qui n’a pas connu son père – veut désormais parler au nom du père mort ou disparu, parler au nom de la mère muette et solitaire, fût-ce contre la justice.
La cause du rebelle est toujours difficile à entendre, difficile à identifier : elle se situe au-dedans de lui. Cette cause s’origine dans la blessure dont nous parle Genet. Cette blessure, il la porte au devant de lui comme une croix, il l’affiche aux yeux de tous, il la revendique, il s’applique à l’aviver en y jetant tous les sels que trimballe le vent mauvais.
L’homme révolté, au contraire, a enfoui sa propre blessure. Ou plutôt il l’a oubliée comme étant la sienne : il l’a rendue béante, elle est un gouffre, il l’a reconnue comme la blessure de toute l’humanité.
Le rebelle n’utilise la justice que contre les siens. Son principal but est de ne plus leur ressembler. S’il aspire à la séparation c’est pour exiger une réparation. Non pas une réparation pour les siens ou pour tous les hommes mais une réparation pour lui-même : il veut prendre sa revanche sur la vie.
Chez le réac, la blessure vient avec l’âge : elle peut avoir été là à l’origine, mais il l’avait oubliée, elle ne le préoccupait plus ; elle est revenue le démanger quand il s’est retrouvé en porte-à-faux avec l’esprit de liberté du moment.
Il ne faut pas confondre le réac et l’homme qui doute, le réac et l’intransigeant. Le réac s’invente de nouvelles blessures et fantasme de nouvelles peurs : son but est de s’attirer de nouveaux ennemis, d’être mis au ban de la société ; son non est un NON mortifère qui signifie « je ne veux plus, je ne peux plus vivre parmi vous, enterrez-moi vivant » ; ce qu’il y a de pratique, avec notre société, c’est qu’elle dispose de tout un tas d’institutions pour satisfaire ceux qui nourrissent un tel vœu : ainsi de l’Académie française qui promet à tout un tas d’écrivains morts-vivants une gloire immortelle.
Le réac finit oublié sous la coupole, le révolté – le vrai – vénéré au Panthéon et le rebelle finit starisé ou vilipendé, au pilori des mauvaises langues ou épinglé en photo pleine page dans nos magazines comme un papillon tendance.
La société aime bien les rebelles et les indignés : ils lui offrent l’image d’une révolté vouée à l’échec ; ils la confortent dans son bon droit. Elle aime bien les réacs : leurs coups de gueule excessifs clament tout haut ce que la plupart d’entre nous pense tout bas, les mauvais jours, les jours où l’on revient à la maison la queue basse, avec l’impression de s’être fait littéralement avoir. Elle s’accommode plus difficilement des révoltés : elle ne saurait les reconnaître sans se nier elle-même, comme machine à asservir l’homme au gagne-pain quotidien.
Le rebelle lutte contre l’ordre d’hier, le révolté contre l’ordre d’aujourd’hui, le réac contre l’ordre de demain ; de nos trois compères, il n’y a que le deuxième qui ne se berce pas d’illusions, qui ne s’entoure pas de chimères ; lui seul est lucide, lui seul est clairvoyant, lui seul vit avec son temps ; lu seul prend le risque de mourir incompris : nul ne sait de quoi demain sera fait ; quant au passé, nul ne sait ce qu’en diront les générations futures.
Une œuvre montre bien la distinction entre le cri de rébellion et le cri de révolte. Ou plutôt deux œuvres issues d’un même texte : c’est toute la différence qu’il ya entre La danse de la réalité (le livre) de Jodorowsky et La danse de la réalité (le film) du même Jodorowsky.
Au début du livre, la figure du père est anéantie. Une scène clé : celle où le fils voit le membre viril du père recroquevillé dans la nuit sous la poigne chaude de la mère : « sa forte volonté était devenue le complément de sa minuscule bitte. Le géant s’écroula. Et avec lui le monde entier. […] Dieu était tombé de son trône », p. 51
Le fils comprend qu’il n’a pas été désiré : « un sperme lancé comme un crachat m’engendra », p. 59
Tout le début du livre est l’histoire de cette rébellion contre le père, contre la famille, de la part d’un fils victime, traité sans cesse de femmelette et de pédé : « à dix ans, il me fut donné de comprendre que la famille était pour moi un piège ; dont je devais me libérer ou mourir. », p. 43
Même la figure de la mère sans cesse humiliée, battue, insultée par le père n’est pas épargnée par le souvenir – ou plutôt le non-souvenir qui fait de cette sombre enfance une longue rébellion : « Ils avaient abusé de moi sur le plan matériel. […] Je ne me souviens pas qu’on m’ait caressé, je ne me souviens pas qu’on m’ait emmené en promenade, je ne me souviens pas qu’on m’ait souhaité mon anniversaire, je ne me souviens pas qu’on m’ait fait cadeau d’un jouet, je ne me souviens pas qu’on m’ait donné une chambre agréable », p. 91
Dans le film, qui s’arrête au sortir de l’enfance, la figure du père est rachetée. Entre les deux, c’est l’imaginaire, c’est l’utopie qui ouvre une nouvelle dimension à la création. Jodorowsky avait besoin du cinéma pour faire danser la réalité qui écrasait ses souvenirs d’enfance.
Que se passe-t-il dans ce film ?
La Danza de la Realidad (Jodorowsky - Cannes 2013)
Figure de tyran stalinien, macho, athée dans le livre, le père y devient une figure christique. Un Kaliayev imaginaire, qui s’embarque pour Santiago dans le but d’assassiner le dictateur Ibanez. Il se fait même engager comme palefrenier, il empoisonne le beau cheval blanc du dictateur mais au moment de frapper le maître, il est gagné par une paralysie soudaine et s’enfuit dans la nuit.
Après des années d’errance, il revient vers les siens, vieilli, diminué, hagard, hirsute, en haillons, l’esprit rongé par le remords, les poings fermés, les membres impuissants ; c’est un Christ moderne qui porte tatoué sur son torse nu la bannière étoilée du Chili.
En faisant jouer à son fils le rôle de son propre père, Jodorowsky effectue un acte thérapeutique essentiel : il renverse l’arbre généalogique à la manière de ces mythologies andines qui disent que « le poète doit être un arbre qui change ses branches en racines célestes » (p. 133). Car il a compris qu’avant d’être un père il était un fils. Un fils mal aimé peut-être mais un fils quand même.
Son cri de révolte sublime la réalité pour ne pas salir la mémoire des siens ; et c’est tout le Chili des laissés-pour-compte qu’il fait revivre à travers leur histoire. Le père paralysé ressemble alors à tel ou tel mutilé de cette cour des miracles qui tourbillonnait sur les trottoirs poussiéreux de Tocopilla, devant la Casa Ukrainia – la boutique de prêt-à-porter familiale –, alpaguant les passants, effrayant les clients ; le père foudroyé ressemble alors à tel ou tel de ces hommes qu’il chassait de sa boutique, que les explosions des mines de salpêtre avaient rendu qui manchot, qui cul-de-jatte, qui homme tronc.
Tout le début du livre dit moi moi moi et pointe le doigt du lecteur vers le nombril de l’auteur. Le film, du début à la fin, dit lui lui lui et fait du père ce drôle de martyr, tour-à-tour attachant, menaçant, vociférant, émouvant. Entre-temps, Jodorowsky a compris que la blessure de son père était plus grande que la sienne : Juif refoulé, Ukrainien en exil, communiste aigri, macho fébrile, pompier bénévole mais vindicatif, l’homme qui a cherché toute sa vie à puiser des racines introuvables dans un pays antisémite, arriéré et situé au bout du monde, cet homme était un vrai déraciné, un homme de cette génération que le vingtième siècle – siècle brutal et pitoyable selon les mots de Mandelstam – avait brisée.
L’écrivain (l’enfant) Jodorowsky proclame : je me rebelle donc je suis. Le cinéaste (l’homme) Jodorowsky proclame : je me révolte donc nous sommes. Le cinéma, le théâtre, c’est l’assomption d’un nous. Je comprends pourquoi je jalouse toujours mes amis cinéastes ou metteurs en scène, moi qui suis prisonnier de l’écriture et du dessin. La littérature nous condamne trop souvent au petit royaume tragicomique du moi-je : André Malraux, Albert Camus et Romain Gary l’avaient compris.
Et pour en finir avec En finir avec… : j’attends beaucoup du film de Téchiné ; j’attends beaucoup d’un réalisateur que j’estime : il saura sans doute rendre au roman son historicité. J’attends beaucoup des acteurs qui sauront peut-être éviter la caricature. J’attends du grand écran qu’il dilue la peinture à la Zola et qu’il nous restitue, derrière l’odeur de soufre du rebelle d’encre et de papier, l’esprit collectif de la révolte.